Note de débat OFC : l’assassinat de Samue Paty et ses suites en 2022 et 2021

Notes de débat de l’observatoire Foi et Culture (OFC) du mercredi 22 décembre 2021 à propos de l’assassinat de Samuel Paty.

Cette note de débat – la première du nom – se présente comme une trop brève synthèse des réflexions et  des échanges qui se sont développés depuis plus d’un an au sein de l’OFC autour de cet événement  traumatisant qu’a été l’attentat islamiste de Conflans-Sainte-Honorine, survenu le 16 octobre 2020.  Sa publication, qui aurait dû intervenir plus tôt dans l’année, a été retardée pour raisons diverses, et, passé  un certain délai, j’ai préféré attendre le premier anniversaire de l’attentat et les réactions qu’il ne manquerait  pas – et n’a pas manqué en effet – de susciter dans l’opinion.

Comme chacun le sait, l’assassinat de Samuel Paty a d’abord provoqué la sidération, l’effroi, puis la  compassion. Très vite, des polémiques actives ont surgi, au cours des vacances de la Toussaint 2020, et  notamment après l’hommage rendu au professeur par le président de la République le 21 octobre à la  Sorbonne, concernant l’organisation de la rentrée scolaire (discours, minute de silence, etc.), mais aussi la  pédagogie de la laïcité, le statut des caricatures antireligieuses, le combat politique et l’action  gouvernementale contre l’islam radical. Ces polémiques ont connu des pics importants dans les médias,  exacerbant des clivages apparemment profonds entre d’un côté les partisans d’une laïcité de combat, très  hostiles aux accommodements avec la liberté d’expression, et de l’autre, les défenseurs d’une ligne plus  inclusive et plus respectueuse des religions. Dans ce contexte, l’OFC n’a pas échappé à plusieurs débats  internes ou périphériques, en réunion ou par échange de mails et de textes, dont il devenait urgent de faire  la synthèse, afin d’y voir plus clair sur cette « affaire » hors normes.

Parler d’une « affaire Samuel Paty » constitue d’ailleurs une impropriété, qui risque de transformer en fait  divers certes atroce un crime religieux autant qu’un assassinat politique sans précédent dans notre pays. Le  dénouement effroyable de ce qui, au départ, semblait n’être qu’un (presque) banal imbroglio scolaire, et  aurait dû le rester, met en cause, rétrospectivement, non pas seulement une petite menteuse, deux ou trois  manipulateurs, quelques jeunes égarés, frayant la voie sans le savoir au bourreau tchétchène qui a décapité  le professeur, mais surtout, à travers les relais que l’enquête a établis, la froide et terrifiante efficacité de  l’idéologie islamiste qui gangrène aujourd’hui notre pays. Du reste, on n’oubliera pas d’associer le meurtre  de Samuel Paty à l’attentat barbare de la basilique Notre-Dame de Nice, le 29 octobre 2020, où trois fidèles  catholiques ont péri égorgés1. Dans son dernier essai, le politologue Gilles Kepel voit dans ces deux attentats,  commis par de jeunes étrangers fanatisés, l’expression d’un « djihadisme d’atmosphère », où les meurtriers  passent à l’acte une fois contaminés « sur un mode viral », comme par le covid-19, par des « entrepreneurs  de colère » et « par la “voie atmosphérique” du web2 ».

Si l’horreur de tels actes a été unanimement condamnée, les passes d’armes ont vite repris autour des  caricatures de Mahomet, dont le professeur d’histoire avait choisi, non sans précaution, de montrer certaines  à ses élèves de 4e dans le cadre d’un cours sur la liberté d’expression. Passons ici sur la série de calomnies  dont il aura été victime et que l’enquête n’en finit plus de détailler3, et ne retenons que le débat qui, très  vite, a opposé partisans et adversaires des caricatures religieuses, dans le contexte du procès des inculpés après les attentats de janvier 2015, qui s’est tenu du 2 septembre au 16 décembre 2020. Le moins qu’on

puisse dire est que Samuel Paty n’a pas suscité l’union sacrée qu’avait été, pour la rédaction de Charlie Hebdo,  « l’esprit du 11 janvier », aujourd’hui très éventé. L’ambiance était plutôt à la suspicion et au souci de ne pas  surréagir en ripostant par de nouvelles provocations à l’encontre des musulmans. Certains suggéraient que  l’on prenait sans doute trop de risques inutiles, et qu’il était temps de tourner la page.

Professeur moi-même, je peux témoigner qu’à la petite manifestation silencieuse du dimanche 18 octobre  2020, place de la République, une rage sourde le disputait à la désolation pure et simple, au sentiment que  la bataille était déjà perdue. Un double dessin sur une pancarte m’a paru résumer le scandale que revêt à  mes yeux le renvoi dos à dos des islamistes et des blasphémateurs : on y voyait un salafiste outré feuilletant  Charlie Hebdo, légende : « Croyant blessé par les incroyants », et un homme gisant dans son sang, un  poignard dans le ventre, légende : « Incroyant blessé par les croyants ». Voilà pourquoi, dans les semaines  qui ont suivi, j’ai clairement pris position dans ce débat. Avec le soutien de Benoît Pellistrandi, membre de  l’OFC, qui m’a rejoint pour la proposer au Figaro, j’ai d’abord rédigé une « lettre ouverte au ministre de  l’Éducation nationale », titrée « Il faut montrer les caricatures » : lettre refusée par la rédaction du journal  au seul prétexte qu’elle était signée « un collectif d’enseignants » (car nous souhaitions éviter toute  exploitation personnelle, mais c’est aussi, reconnaissons-le, que dans ce contexte nous avions un peu peur !).  Quelques semaines plus tard, c’est finalement une tribune plus courte et très différente que le journal a  publiée en ligne sur FigaroVox, mais très mal diffusée, sous le titre : « Religions et caricatures 4 ».

Voilà pourquoi je suis à l’origine de cette note de débat, que je rédige d’abord en mon nom propre, mais en  associant les membres de l’OFC qui ont exprimé divergences ou convergences avec mes positions, et dans le  but de fournir à la conférence épiscopale un matériau de réflexion objectif.

Un meurtre rituel  

Ce qui frappe au premier plan dans l’événement du 16 octobre, c’est l’horreur du crime et sa dimension  rituelle. La décapitation au couteau est la marque djihadiste de l’infamie5: il s’agit non seulement de tuer  mais d’humilier la victime et de sidérer les regards. On sait qu’avant d’être abattu, le jeune tueur, Abdoullakh  Anzorov, a posté une vidéo de son forfait sur les réseaux sociaux : certains de ses élèves ont ainsi pu voir,  sans doute incrédules, la tête coupée de « Monsieur Paty » sur Snapchat, avant qu’elle ne disparaisse6. Ce  fait, qui en dit long sur l’horreur de notre monde, devrait rendre à jamais obscène la posture victimaire  surjouée de ceux qui, parmi les musulmans, se prétendent offensés par quelques dessins, mais que ne  choque jamais la réalité de ces corps mutilés, brûlés, déchiquetés, lapidés ou sectionnés que produit in fine leur sainte indignation. À bien y réfléchir, où est la vraie provocation ? où est la vraie pornographie ? Ce  fanatisme archaïque ne détourne pas seulement le sacré, mais aussi les valeurs morales, la société du  spectacle et les nouvelles technologies. Ce meurtre « barbare » a bénéficié d’une logistique dernier cri : inutile de détailler la division du travail terroriste qui a conduit toute une communauté – familiale et  religieuse –, avec la complicité involontaire d’une autre communauté – scolaire – dans la mesure où certains  de ses membres ont mis en cause le professeur, à créer les conditions de son exécution, conformément à la  charia, bref, à provoquer cette mise à mort ignominieuse.

Ce crime abject est un sacrifice humain. Ajoutons aussitôt : au terme d’une histoire universelle qui a fait sortir  toute l’humanité du sacrifice. Celui-ci, quand il se produit encore, apparaît comme une erreur, et René Girard  disait même : une « horreur » anachronique. Qu’ils aient lu ou pas René Girard, la plupart des gens cultivés  savent qu’une société naît avec le sacrifice mais le dépasse ensuite dans l’ordre du symbolique. Les meurtres  des Merah, Kouachi, Coulibaly, l’hécatombe des terrasses et du Bataclan, sont des sacrifices humains au nom de Dieu : autrement dit, au XXIesiècle, des aberrations, des crimes contre la civilisation, des crimes contre  l’humanité. Les musulmans doivent comprendre qu’il s’agit là d’une inversion totale des valeurs de l’islam,  telle que l’a mise en œuvre Daech, mais telle que la pratiquaient a contrario certains miliciens serbes pendant  la guerre en ex-Yougoslavie, par exemple en saignant des enfants musulmans comme des agneaux7. Appeler  au meurtre pour une image, même insultante, c’est aujourd’hui se placer avant le sacrifice d’Abraham – ou  d’Ibrahim : c’est mettre Isaac ou Ismaël à mort. Que des « enfants » aient pu, contre quelques billets, à la  sortie du collège, désigner le professeur à son bourreau en dit long sur cette dénaturation. Il s’agit d’une  perversion absolue et d’une usurpation mortelle de la position de victime. En retour, Samuel Paty rejoint  anachroniquement le sort du Serviteur souffrant : « Comme un agneau conduit à l’abattoir, comme une  brebis muette devant les tondeurs, il n’ouvre pas la bouche. / Arrêté, puis jugé, il a été supprimé. Qui donc  s’est inquiété de son sort ? » (Isaïe 53, 7-8, trad. AELF)

Dans l’ombre du « Serviteur souffrant » ? 

J’ai ajouté l’adverbe anachroniquement pour bien montrer ce que j’entends par une telle analogie, qui a été  critiquée au sein de l’OFC. C’est un enjeu qui bien sûr dépasse le cadre de cette simple note !  Si le christianisme voit dans le Serviteur souffrant une préfiguration du Christ, une lecture tout aussi répandue  depuis le Moyen Âge l’identifie au peuple juif en exil, et, pour ainsi dire, à chaque Juif souffrant, jusqu’à la  mort, pour ce qu’il est. C’est d’ailleurs une des raisons de l’analogie qui a pu être faite entre la Shoah et la  Passion8. L’analogie plus modeste que je tente suppose une identification assumée à ce qui, chez les Juifs, se  donne pour exemplaire aux yeux des autres hommes et par la suite universel. Isaïe nous fournit l’image du  Juif persécuté et mis à mort dans laquelle tout homme éprouvant le même sort injuste peut désormais se  reconnaître ou être reconnu9. C’est une image à laquelle René Girard s’est souvent attaché pour illustrer la  victime émissaire, anonyme, il faudrait dire aussi plurielle et imparfaite, mais – et c’est le point essentiel – accusée à tort, désignée par les autres et abandonnée de tous. Mais, on le sait aussi, le Serviteur « montera,  il s’élèvera, il sera exalté » (Is 52, 13). Samuel Paty, qui se contentera, entre autres, d’obsèques nationales et  d’une plaque de square derrière la Sorbonne, n’a donc pas besoin d’être juif ni chrétien pour être assimilé  au Serviteur – et serviteur, il l’aura bien été, de l’école publique, de la transmission du savoir, etc. – ni pour  en subir le sort : « Méprisé, abandonné des hommes, homme de douleur, familier de la souffrance » (Is 53,  3), ni enfin pour mourir en prenant sur lui la faute des autres : « En fait, c’étaient nos souffrances qu’il portait,  nos douleurs dont il était chargé. […] [C’]est à cause de nos révoltes qu’il a été transpercé, à cause de nos  fautes qu’il a été broyé. Le châtiment qui nous donne la paix a pesé sur lui : par ses blessures, nous sommes  guéris. » (Is 53, 4-5)

Comment ne pas avoir essayé, à un moment ou un autre, de s’identifier au professeur quittant son collège,  et marchant vers son destin ; de se représenter physiquement ce qu’il ressentait, ce qu’il devait encore avoir  en tête – l’accumulation des menaces, des insultes, des outrages, qu’il avait essuyés pendant des jours ?  Comme d’autres avant lui, mais au terme d’une logique ô combien effroyable, qui aura associé le mensonge,  la calomnie, la vexation, la solitude, la peur, le piège et enfin l’égorgement rituel, Samuel Paty a connu, de

manière exemplaire, ce sort de la victime innocente, infiniment désarmée et seule, et comme la brebis,  virtuellement « muette » sous le couteau du sacrificateur. Il est à mes yeux indifférent, pour reprendre les  termes de Jean Duchesne, de l’OFC, qui a interrogé la légitimité de cette référence, que Samuel Paty se soit  ou pas « totalement résigné à son sort » (nous ne le saurons jamais) : le résultat – mais aussi, et surtout, le  processus – est le même. Vincent Aucante, de l’OFC, juge « la référence au “serviteur souffrant” […]  inappropriée pour caractériser le meurtre de Samuel Paty, [alors qu’]il convient par exemple au meurtre du  P. Hamel ». Certes, parce qu’il est un prêtre assassiné dans son église in odium fidei, le père Hamel est  instantanément perçu comme « serviteur de Dieu », martyr, et futur bienheureux. Que Samuel Paty ne puisse  être récupéré par personne, notamment sur le plan religieux, n’interdit pas de déceler dans l’originalité de  son chemin de croix une signification humaine universelle, qu’il devient plus que nécessaire de prendre en  compte aujourd’hui.

Dans un livre passionnant, le seul à ce jour consacré spécifiquement à à l’attentat du 16 novembre, et sorti  en octobre dernier10, l’écrivain David Di Nota cherche à comprendre le processus absurde qui a pu mener à  ce crime, et il pointe notamment la responsabilité d’une institution scolaire dépassée, incapable de  reconnaître ses torts, au fonctionnement kafkaïen. D’ailleurs il cite, comme une référence majeure, Le Procès de Kafka, et le destin de son héros, accusé sans aucun motif, mais qui finira « exécuté comme un chien ». On  peut en effet voir dans le chef-d’œuvre de l’écrivain juif à la fois une version parodique du Serviteur souffrant  et une préfiguration du cauchemar vécu par le professeur martyr : « Comprendre comment un individu se  trouve isolé et finalement pointé du doigt par l’administration dont il relève constitue certainement la  meilleure introduction à ce phénomène peu étudié : non pas le “vivre ensemble”, mais le mourir seul. Il n’aura  pas échappé au lecteur que Joseph K. trouve la mort, d’une façon d’ailleurs fort logique, sous la lame d’un  couteau de boucher. » (p. 10-11)

Fallait-il / Faut-il montrer les caricatures ? 

On le sait, lors de la cérémonie d’hommage au professeur assassiné, le 21 octobre 2020, à la Sorbonne, il a  suffi que le président de la République déclare : « Nous ne renoncerons pas aux caricatures », pour que la  planète musulmane s’enflamme : drapeaux brûlés, appels au meurtre des Français, escalade verbale entre  Paris et Ankara… Cette déclaration courageuse rappelait que la France ne céderait pas au chantage terroriste.  Beaucoup n’ont pas cru bon de saluer ce courage, et ont au contraire plaidé pour le respect des croyances, à  l’image du premier ministre canadien Justin Trudeau. On s’est gaussé des rodomontades d’intellectuels tel  Pascal Bruckner appelant le soir du meurtre à « placarder les caricatures partout » : il faut les replacer dans  le contexte d’une réaction à chaud. Et si les tentatives politiques – projections sur les murs de la mairie de  Toulouse, récupération d’un dessin de Cabu par le maire de Béziers Robert Ménard – ont été maladroites et  contre-productives, la question se posait réellement d’une opportunité, notamment à la rentrée des  vacances de la Toussaint, de montrer les caricatures, non pas au titre de représailles stupides, mais dans un  esprit de pédagogie, devenue plus urgent que jamais.

Jean Duchesne, opposé au fantasme du tout-montrable ou du tout-publiable, ne l’était pas à ce souci légitime  d’expliquer par l’image, pourvu qu’il atteigne efficacement son but : « La vraie question, écrit-il, est de savoir  si ce que l’on montre est propre à combattre le fanatisme dans l’esprit de ceux auxquels on s’adresse. » Mais  pour lui, les caricatures obscènes obtiendraient toujours l’effet inverse, « excluant par avance toute réponse,  et visant à priver de la parole et faire rentrer sous terre ceux qui sont visés par un “humour” assimilable à  une arme destructrice ». Rappelant ce « sentiment constitutif de la dignité de l’homme et qui s’appelle la  pudeur », il dénonce « la liberté d’expression comme simple droit de se soulager d’une frustration (en  l’occurrence l’incapacité à reconnaître l’islam comme humain) sans s’autocritiquer » ; « une liberté plus vraie  consiste à ne pas ignorer l’effet que peut avoir le message émis : en l’occurrence, l’injonction faite aux  musulmans en particulier et aux religions en général de disparaître du paysage ».

L’opportunité de montrer les caricatures à l’occasion de l’hommage du 2 novembre 2020 a été débattue  partout, et explicitement défendue par de nombreuses personnalités – je cite en vrac : Guy Konopnicki, Zineb

El Rhazoui, Mohamed Sifaoui, Manuel Valls, Élisabeth Badinter, Christine Pedotti… Mais là où le principe allait  de soi, la question du support concret, du choix des textes et des images, faisait réellement difficulté. On sait  qu’à l’arrivée aucun consensus n’a été trouvé, la lecture de la Lettre aux instituteurs de Jaurès s’inscrivant  dans une longue série de beaux discours édifiants et lénifiants, pour combler le vide11. Ce que nous  proposions, Benoît Pellistrandi et moi, dans la « lettre ouverte » aurait été un document officiel de  l’Éducation nationale, remis à tous les élèves du secondaire, qui aurait replacé les faits dans le contexte  désormais historique de « l’affaire des caricatures », qui fut d’abord danoise dès 2005, puis essentiellement  française avec le soutien de Charlie Hebdo aux dessinateurs du Jyllands-Posten et, à partir de 2011, la  descente aux enfers du journal satirique, lâché par une partie de la gauche et plusieurs fois pris pour cible  criminelle. Ce document aurait contenu au moins deux caricatures « historiques » du Prophète, rappelé le  principe de la liberté d’expression mais aussi celui de la liberté de jugement – ou de conscience, selon le  démographe islamophile François Héran, qui les compare à « deux tours jumelles12 ». Nous nous placions  donc aussi dans la perspective de l’ex-dominicain François Bœspflug, historien d’art et spécialiste de  l’iconographie religieuse, dans son ouvrage Religions et caricatures (2016) où il juge sévèrement le jusqu’au boutisme du droit au blasphème, et plaide pour une dose raisonnable d’autocensure en la matière, comme  dans la vie en société, tout en reconnaissant que le dernier mot doit revenir à un humour libre et maîtrisé :  « La pire caricature morale de Dieu, qui vraiment le défigure et que rien ne justifie, est de tuer l’homme, qui  est à l’image de Dieu13. »

Parallèlement à d’autres mesures souhaitables, le document que nous appelions de nos vœux, émanation de  la communauté éducative nationale – quoi qu’on pense individuellement de cette affaire – aurait eu, selon  nous, la vertu d’un bloc uni contre l’obscurantisme, sans devoir être imputé à aucun de ses membres sinon  à tous. C’est le corps enseignant tout entier qui devait être ainsi protégé. Ce document engagé, mais à  vocation universelle, aurait pu être un signe fort envoyé aux professeurs, aux élèves et aux parents d’élèves  pour rétablir une relation de confiance et d’autorité, mais aussi pour éviter un risque de plus en plus élevé  d’inhibition, et disons-le, de peur, chez les enseignants devenus des cibles potentielles14. Jean Duchesne dit  « [se reconnaître] à travers Samuel Paty visé comme enseignant et même atteint jusque dans [s]a chair [et]  ne lésine pas à saluer en lui un martyr ». Le professeur d’histoire Iannis Roder nous prédisait hélas « une  autocensure qui va s’installer dans le monde enseignant, comme elle s’est installée dans la presse15 ». Avec,  à la clé, un risque évident de démission devant l’islam, mais aussi d’autres sujets qui fâchent. L’attentat du  16 octobre 2020 semble donc bien constituer pour l’école publique un terrible précédent, analogue à celui  du 7 janvier 2015 pour la presse ou à la fatwa contre Salman Rushdie en 1989 pour la littérature.

Ajoutons que la dimension pédagogique manque cruellement au débat. Les opposants les plus farouches aux  caricatures religieuses ne les voient jamais qu’au prisme du mépris antireligieux et sont imperméables à toute  approche nuancée de leur motivation. Pour ne prendre que deux exemples : le premier – une explication de  la plus célèbre des caricatures danoises – la bombe dans le turban – reste souvent méconnue du public,  prompt à n’y voir qu’un amalgame entre islam et terrorisme : en fait, l’auteur du dessin, Kurt Westergaard – mort le 14 juillet dernier et qui vivait sous protection policière depuis 2009 – y jouait avec une expression  tirée d’une pièce danoise du XIXesiècle, Aladin : « avoir une orange dans son turban », synonyme de  bonheur16. Le second exemple est le fameux dessin de Corinne Rey, dite « Coco », que Samuel Paty a montré  à sa classe, et où l’on voit le Prophète nu à quatre pattes, en prière, une étoile de couleur jaune à l’anus, et  titré « Mahomet. Une étoile est née ». Ce dessin de 2012 (par ailleurs un an après l’incendie criminel qui avait

dévasté les locaux de Charlie Hebdo) fait allusion au contexte d’embrasement du monde musulman suite à  la diffusion aux États-Unis de L’Innocence des musulmans, film de propagande anti-Mahomet. On le réduit  aujourd’hui à une image obscène, à une insulte : « C’était une allusion au Walk of Fame de Hollywood, avec  ses étoiles de cinéma sur le trottoir, confiait Coco au Point cet hiver, et notre étoile corporelle,  graphiquement, c’est le trou de balle pour le dire vulgairement. Voilà l’histoire de ce dessin. Samuel Paty a  fait son travail, a enseigné, éduqué, un obscurantiste l’a tué pour cela17. »

Dès les premiers récits de l’affaire, on a souvent diabolisé le dessin de Coco, en l’opposant notamment à une  autre caricature, celle de Cabu, qui présente Mahomet « débordé par les intégristes » et lui fait dire : « C’est  dur d’être aimé par des cons ! » Le Mahomet nu de Coco étant perçu par beaucoup comme une offense  intolérable, qui viserait cette fois tous les musulmans, on a pu laisser entendre que son utilisation en classe  avait été la véritable « erreur de Samuel Paty », alors qu’elle n’avait en réalité suscité aucune réaction  d’hostilité chez les élèves. Le choix opéré par Samuel Paty, qui lui-même a évoqué une caricature « trash »,  n’avait donc en soi rien de répréhensible, aux yeux de l’institution scolaire. François Héran, dont la Lettre aux  professeurs… déjà citée contient des pages tout à fait intéressantes sur les documents pédagogiques mis à  disposition des enseignants autour de la liberté d’expression, nous renseigne utilement sur les liens étroits  qui unissent l’association DCL, fondée en 2015 par Charlie Hebdo et SOS-Racisme, et plusieurs organismes  d’État qui en diffusent les « fiches-décryptages » sur le dessin de presse. Le dessin de Coco figure désormais  sur une fiche « Religion et caricature de Mahomet », créée après l’attentat et utilisable dès la rentrée du  2 novembre. Ce qui fait écrire à François Héran : « Les enseignants à qui j’ai signalé la fiche-décryptage de  DCL ont été stupéfaits par son contenu, et plus encore, de découvrir que ce matériel avait reçu un tel aval de  l’institution scolaire et de ses satellites. » On peut être surpris en effet d’une stratégie d’encouragement de  l’État à montrer les caricatures via ses soutiens à une association discrète mais engagée, alors que nous  pensions, Benoît Pellistrandi et moi, à une publication plus officielle, et sans ambiguïté. La démarche  institutionnelle apparaît en effet quelque peu hypocrite. Pour autant, il m’est impossible de suivre François  Héran quand il parle de « matériel pédagogique […] inapproprié », jouant la carte de l’entorse républicaine  au « respect des croyances », sans parler des pages navrantes consacrées à « l’islamophobie, […] tradition  française » ou au « racisme systémique ».

L’esprit Charlie contre les religions (et réciproquement) 

L’esprit Charlie a été particulièrement visé dans les semaines qui ont suivi l’attentat, comme s’il était en  quelque sorte, par son imprudence, à l’origine des massacres. N’était-ce pas cet esprit que visait Mgr Le Gall,  archevêque de Toulouse, quand il a déclaré sur France Bleu : « On ne s’en prend pas impunément aux  religions. » Dans une tribune, qui a beaucoup circulé, deux intellectuels chrétiens, Olivier Mongin et Jean

Louis Schlegel, plaident avec condescendance pour ces « millions de manants illettrés » et autres « semi cultivés dans le monde qui n’ont jamais entendu parler de liberté d’expression » et « prennent de plein fouet  la force des images18 ». On trouve le même appel à épargner les offenses à l’islam de la part d’Olivier Abel,  disciple de Paul Ricœur, et pour qui le « drame des caricatures » n’est que la conséquence d’un processus  insidieux selon lequel « nous nous sommes enfoncés dans le déni de l’humiliation, de son importance, de sa  gravité, de son existence même19 » ! Un autre grand professeur, Jacob Rogozinski, fils de déportés et ancien  mao, découvre sur le tard, dans la ferveur des masses musulmanes (qu’il ne faut évidemment pas confondre  avec les fanatiques), le pouvoir de « la religion régulatrice des pulsions », face à laquelle nous nous  reconnaissons « victimes de ce qu’il faut bien appeler l’aveuglement des Lumières20 » ! Et voici encore Régis  Debray qui, dans un bref essai en ligne, France laïque, d’une étourdissante érudition, gourmande nos  prétentions émancipatrices : « Notre laïcité, prenons-y garde, n’est pas en avance sur son temps ni en tête

de cortège des nations allant de l’ombre à la lumière. […] [D]ans l’immédiat, notre universalisme est à contre pente d’un monde où le particularisme devient partout la norme21. » Il n’est pas jusqu’à Gilles Kepel qui n’ait  pointé l’irresponsabilité de Charlie, à qui il reproche la republication des caricatures à l’ouverture du procès  des attentats de janvier 2015, qui devait être un « Nuremberg du djihadisme », et serait devenu inaudible. Depuis, il ne se passe pas une semaine sans que les journalistes de Charlie ne règlent leurs comptes avec ceux  qu’ils estiment être des lâches et les idiots utiles de l’islamisme22.

À l’OFC, nos divergences sont profondes sur l’appréciation du journal satirique. À mon attachement  personnel ancien, quasi familial, et à mon indulgence pour ses excès, répondent les regards sévères de Jean  Duchesne et de Benoît Pellistrandi. Celui-ci parle d’« un matériel friable et dérisoire » : « Nous avons sacralisé  Charlie Hebdo présenté désormais en symbole de la République. Mais Charlie c’est la dérision, la moquerie  bête et vulgaire (parce qu’ils le voulaient ainsi). Ce ne sont pas des valeurs ni un symbole. » À quoi je réponds  qu’il ne peut en être autrement : Charlie Hebdo a payé le prix du sang ; de ce fait même, en effet, il a été  sacralisé, est devenu en quelque sorte intouchable. Et Richard Malka a pu s’écrier au procès des complices :  « “Charlie” est devenu une idée. On ne la tuera plus. » Mais, par ailleurs, on se souvient de cette messe à  Notre-Dame du 11 janvier 2015, cérémonie aux grandes orgues pour le salut d’athées militants, et de  l’incongruité déchirante que revêtait pour maint observateur le spectacle de tous ces chrétiens venus pleurer  ceux qui, bien souvent, avaient passé leur vie à rire sinon à ricaner de Dieu.

Jean Duchesne, pour qui « montrer Mahomet dans une position obscène n’est pas un argument », se montre  particulièrement scandalisé à l’idée que les musulmans puissent être dissuadés, voire empêchés, de réagir à  ce qu’ils perçoivent comme une offense. « Il faudrait, nous dit-il, se rappeler les polémiques qui ont entouré  en 1988 la sortie de La Dernière Tentation du Christ de Scorsese d’après Kazantzakis, où non seulement les  intégristes sont intervenus violemment, mais encore Lustiger – et je m’en souviens fort bien, parce que je lui  ai déconseillé de le faire et que nous sommes restés fâchés quelque temps. […] L’insulte […] est une manière  de réduire l’autre au silence […], si bien que s’il ne s’écrase pas, il ne peut répondre qu’au mieux en se posant  comme victime et au pire par la violence. Dans l’affaire de 1988, j’ai déconseillé à Lustiger d’intervenir parce  qu’il n’y avait pas chez Scorsese, lui-même croyant, de volonté d’insulter le Christ comme Charlie a insulté  Mahomet en le montrant dans une posture obscène. » À cela je ne trouve rien à redire, si ce n’est que  l’« insulte » en question vise Mahomet, comme telle autre vise le Christ (on ne manque pas d’exemples),  sans constituer au sens légal une injure publique envers les croyants. Si ceux-ci se sentent lésés, ils disposent  de tous les moyens légaux pour, le cas échéant, obtenir justice. Ce que confirme d’ailleurs Jean Duchesne :  « Les croyants qui se considèrent insultés ont un droit de réponse, y compris, s’il n’y a pas de dialogue, en  saisissant les tribunaux. C’est ce qui s’est passé début 2020 au Brésil, où cathos tradis et évangéliques ont  voulu faire interdire sur Netflix un film se présentant comme à la fois artistique et humoristique, montrant  un Jésus homo : La Première Tentation du Christ (parodie obvie du Scorsese de 1988). Ils ont perdu. Ce n’est  ni la première ni la dernière fois. Tout le problème est de savoir si la liberté de l’artiste ou de l’humoriste  interdit l’expression de tout désaccord avec le message tel qu’il est reçu. Si oui, c’est bel et bien une forme  de censure et même de tyrannie. » La réponse est évidemment non23.

À propos de dialogue, on peut regretter que l’exaspération des antagonismes les plus éculés ne renforce  l’opposition, catastrophique pour la lutte contre l’islamisme, entre deux sectarismes, l’un satirique, l’autre  religieux. En vertu de cette réciprocité déplorable, les dessinateurs ne seraient que des sales gosses athées,  et les croyants, les cathos, des peine-à-jouir prompts à s’offusquer d’un rien. Benoît Pellistrandi écrit que  « Charlie Hebdo porte en soi une conception archaïque de la chose religieuse, aussi caricaturale que les  intégrismes ». On ne peut lui donner tort, lorsque Richard Malka, toujours au procès des complices,

je la verrais personnellement dans le trait – de plume, d’esprit –, dans la liberté de forme et de style  incontestable, de ses journalistes, qui par-delà les désaccords, les différends irréconciliables, peuvent susciter  le partage et l’adhésion, lorsque leur humour voire leur dérision touche à l’universel. Ma tribune parue dans  FigaroVox développait cette idée d’une alliance de fait, à travers une culture et des valeurs communes, entre  ceux qui croient au ciel et ceux qui n’y croient pas.

Samuel Paty, un an après 

Cette note de débat, qui aura donc attendu le premier anniversaire de l’attentat et l’actualité des  commémorations pour être augmentée et diffusée, peut s’autoriser d’un bref bilan de la situation. Celui-ci  nous apparaît bien sombre. Passons sur l’émotion, encore très vive, dont la presse s’est largement fait l’écho,  et sur un traumatisme que seul le procès très attendu des mis en examen pourra commencer à résorber. Ce  qui retient surtout l’attention est l’absence d’évolution significative de la situation des enseignants exposés  à la menace islamiste. Si l’État a su placer des gestes forts, comme la dissolution du CCIF, ou la création d’un  « comité interministériel de la laïcité » (après la suppression de l’Observatoire de la laïcité), adoptant une  ligne ferme sur les principes républicains, la pression voire le harcèlement de l’islam politique restent si forts  dans nombre de « territoires perdus » que la peur des représailles et le sentiment d’insécurité des personnels  dégradent la relation éducative. Les chiffres d’une étude de la Fondation Jean-Jaurès, parue entre janvier et  juillet 2021, sont éloquents : seul un enseignant sur deux dit avoir reçu un soutien total de sa hiérarchie lors  d’un signalement ; un professeur sur deux déclare s’être déjà autocensuré dans le secondaire pour éviter des  conflits25… D’autres chiffres retiennent l’attention : 19 % des 18-30 ans se disent indifférents à l’assassinat  de Samuel Paty (et ce chiffre monte à 44 % chez les jeunes musulmans), 22 % pensent qu’il a eu tort de  montrer les caricatures26…

Si ces jeunes ont sans doute au moins le mérite de la franchise, c’est, nous semble-t-il, avec un art consommé  de l’hypocrisie que le camp des « relativistes » – ceux qui minimisent la menace – peut se payer le luxe de  rendre hommage au professeur, de s’horrifier de son meurtre, et même de voir en lui un martyr, tout en  tirant à boulets rouges sur les caricatures ou sur les réflexes « islamophobes » des lanceurs d’alerte. C’est ce  que remarque notamment Élisabeth Badinter, qui dit ne plus supporter l’excuse du mais : « “Oui, mais il  n’aurait pas dû…” ; “Bien sûr c’est horrible, mais… ” […] Nous redoutons le conflit. Alors nous fermons les  yeux sur ce qu’il nous en coûte… et sur ce qu’il nous en coûtera27. » Typique de ce double discours – non pas  chez les islamistes mais chez les islamophiles – est l’ouvrage collectif La Laïcité à l’école. Pour un apaisement  nécessaire (Éditions de l’Atelier, 2021), à la ligne idéologique très marquée28, où l’on ne trouve pas un seul  chapitre sur les stratégies de l’islam politique, mais qui en revanche en contient un, fort développé et  documenté, sur le « séparatisme » catholique en Alsace-Moselle !

Deux autres ouvrages, salubres et lucides, à l’opposé d’une telle hypocrisie, ont heureusement paru à  l’approche de l’anniversaire du 16 octobre29 : celui, déjà cité, de David Di Nota ; l’autre de Didier Lemaire :  Lettre d’un hussard de la République. Avant qu’il ne soit trop tard… (Robert Laffont). Professeur de

menaces  croissantes, à accepter la protection rapprochée de la police et à cesser d’enseigner. S’étant déjà fait  remarquer plus tôt pour ses prises de positions intransigeantes30, Didier Lemaire réagissait à l’assassinat de  Samuel Paty dans une « Lettre aux enseignants », publiée par L’Obs le 1er novembre 2020, où l’on pouvait  lire : « Nous sommes au début d’une guerre par la terreur qui va se généraliser et s’amplifier, parce qu’une  grande partie de nos concitoyens préfère ne pas voir que c’est notre héritage qui est menacé. Le reconnaître,  ce serait alors devoir le défendre avec courage. // Ce courage, Samuel Paty l’a eu. Sans doute, parce qu’il  chérissait notre héritage. Mais il n’a pas été protégé par l’institution qui a sous-estimé la menace, fidèle à la  conduite d’évitement de nos représentants politiques et de la majorité de nos concitoyens31. » Le livre  raconte en détail comment une exposition croissante aux critiques a peu à peu désigné l’enseignant comme  une cible, ces critiques le décrivant comme un imposteur, un mythomane, jusqu’à lui faire subir une  campagne de déstabilisation presque hallucinante au début de février 202132. Dans cette affaire, quatre mois  après Samuel Paty, les mêmes causes auraient pu produire les mêmes effets, et il suffisait d’un rien pour que  l’histoire se répète, à ceci près que la publicité donnée aux faits et, c’est important de le dire, aux soutiens  dont il dit avoir bénéficié, auprès de ses collègues et de certaines personnalités politiques, a cette fois-ci  incontestablement protégé l’enseignant.

Invité sur Europe 1, pour parler de son histoire et de son livre, Didier Lemaire y déclarait le 23 septembre :  « Aujourd’hui, il y a un certain nombre de professeurs, depuis l’assassinat de Samuel Paty, qui sont menacés  de mort, par des parents d’élèves, dont certains d’ailleurs sont des fichés S, voire des repris de justice. […]  Quelle est la réponse de l’institution ? – Aucune protection pour ces collègues, rien. » Lui-même se définit  comme « une cible pour un autre Anzorov », c’est pourquoi il n’enseigne plus. Parallèlement, l’inspecteur  Jean-Pierre Obin, qui il y a un an, déclarait au Point que « l’attentat n’est peut-être qu’une réplique [de « la  même tectonique des plaques » qui avait abouti à l’attentat contre Charlie Hebdo] [et que] d’autres séismes  sont hélas à venir33 », confessait le 15 octobre sur LCP (Ça vous regarde, « Samuel Paty : un an après, qu’est ce qui a changé ?) : « Aujourd’hui je suis particulièrement ému par ce qui se passe ; […] je suis dans l’émotion  comme je l’étais ce jour-là ; et je pense à tous ces enseignants […] qui ne renoncent pas, qui continuent à  enseigner la liberté – parce que Samuel Paty n’est pas mort pour la laïcité, il est mort pour la liberté, pour  enseigner la liberté. Et je pense aussi à cette directrice d’école primaire, que j’avais interrogée [parmi d’autres  personnes] pour faire mon rapport au ministre il y a quelques mois, et qui m’a dit […] : “Voilà, ils ne disent  rien, mes enseignants, mais je sais qu’ils ont peur ; je sais qu’ils souffrent.” » Dans Le Monde du 14 octobre,  le professeur d’histoire-géographie Iannis Roder concluait dans le même esprit : « L’assassinat de Samuel  Paty est venu rappeler à la société que les enseignants participent activement, tous les jours, à la construction  et à la préservation de notre République. Mais cette mort tragique nous a aussi appris que les professeurs  peuvent désormais le payer de leur vie. »

Pistes pour un combat commun 

Redisons-le, à la lumière de telles paroles, qui en soi n’ont pas de signification religieuse : le serviteur de l’État  semble appelé à devenir un serviteur souffrant. Ne peut-on justifier une dernière fois ce rapprochement,  certes contestable, en invoquant une parabole qui, avec le temps, me paraît éminemment paradoxale ? Le  surlendemain de l’attentat, le 18 octobre 2020, 29e dimanche du temps ordinaire (année A), l’évangile du  jour était « l’impôt dû à César » (Matthieu 22, 15-21). Saura-t-on un jour combien d’homélies auront pu faire le lien entre cet épisode célèbre – que l’on considère parfois comme l’acte fondateur d’un rapport chrétien  à la laïcité – et le drame horrible de Conflans ? L’impôt dû à César était l’occasion de remettre en perspective  le respect des lois humaines et l’obéissance à Dieu à notre échelle démocratique et dans les

temps troublés  que nous vivons. Or trop de discours nous montrent des chrétiens qui, d’un côté, obéissent bien sagement  aux lois et, de l’autre, reconnaissent la supériorité de Dieu – et de la loi divine – dans le reste de leur vie. Or,  ce que nous montre l’attentat, c’est que l’oscillation n’est plus du tout celle-là. Nous restons précisément  tributaires d’une vision trop césarienne du pouvoir politique, de l’autorité de l’État, d’un État d’il y a deux  mille ans – alors que dans la précarité de notre condition démocratique nous serions plus près du Christ que  jamais, et parfois plus encore quand nous rendons à César que lorsque nous rendons à Dieu. Défendre la  liberté de conscience, la liberté d’expression (droit inséparable d’un devoir : celui de soutenir jusqu’à un  certain point la liberté de l’autre), ce serait aujourd’hui rendre à César – au César de notre démocratie fragile  et menacée – contre l’intolérance religieuse et contre le Dieu des fanatiques. Parce qu’il travaillait pour le  bien commun, parce qu’il a payé de sa vie le service des autres, Samuel Paty est mort en martyr de ce qu’il  rendait à César, mais – faut-il ajouter – à cause de son horrible mise à mort, d’une façon largement aussi  barbare qu’aux premiers temps du christianisme on devait massacrer bien des adeptes de la foi nouvelle.

La défense de la laïcité à la française semble constituer aujourd’hui un défi majeur, que les catholiques  doivent relever au premier chef. En effet, cette laïcité n’est pas seulement un cadre législatif et juridique, ni  seulement une valeur républicaine, mais encore un héritage commun et une histoire, où l’Église a œuvré,  bataillé même, pour trouver sa juste place dans la société. Si cet héritage produit, en vertu de stratégies  politiques à courte vue, un arasement idéologique, un égalitarisme obsessionnel, une persécution douce de  tout engagement religieux dans la sphère publique (à l’image de certaines dispositions de la loi contre les  séparatismes, et à rebours du « discours des Bernardins » prononcé le 9 avril 2018 par le président Macron34),  le combat pour la laïcité est impossible à mener pour les chrétiens. Ceux-ci doivent donc témoigner, comme  l’a fait par exemple Pierre Manent dans Situation de la France, que ce pays laïc n’est pas pour autant une  terre d’islam mais une nation « de marque chrétienne35 ». Cela ne veut pas dire privilégier un christianisme  culturel irriguant la société, aux dépens d’un christianisme confessionnel en chute libre ; mais prendre, en  tant que chrétiens et avec la légitimité des luttes passées, leur part des luttes communes présentes et à venir,  pour le bien commun et dans l’intérêt de la nation tout entière. S’engager pour défendre en tant que  chrétiens la liberté d’expression, y compris la liberté de blasphème (qui n’est pas, comme le rappelle Régis  Debray, un droit au blasphème), l’école publique, ou encore la cause écologique, leur donnera une visibilité  et une respectabilité nouvelles, qui, n’en doutons pas, finiront par déjouer les caricaturistes eux-mêmes.

Cela revient à dire qu’il faut, pour l’Église, retrouver le sens de l’universel contre tous les communautarismes.  L’islam politique nous offre le spectacle d’un repli sur soi qui, d’abord défensif, redevient dangereusement  offensif : lui aussi, sans doute cherche l’universel mais en semant la terreur et la mort. La logique  communautaire, qui s’oppose au bien commun, nous menace tous à travers le déclassement ou le  désenchantement. Un rapprochement tactique des religions offensées par l’irréligion d’État ou  « l’humanisme athée », dénoncé en son temps par Henri de Lubac, constituerait une erreur majeure ; car le  constat objectif est bien celui d’une réislamisation politique d’un côté contre une déchristianisation sociale  et culturelle de l’autre. Il apparaît donc urgent de former un front uni contre les islamistes, et de promouvoir  sans relâche les valeurs universelles, qui rassemblent dans un même élan chrétien et républicain. « Ne nous  trompons pas d’alliance dans le combat pour l’universel », concluait ma tribune au Figaro (voir plus haut).  Cet objectif s’inscrit – modestement ! – dans la lignée de Chateaubriand écrivant en 1841, mais comme si  c’était hier, que « loin d’être à son terme, la religion du libérateur [après la loi divine, Trinité, et la loi humaine,  charité] entre à peine dans sa troisième période, la période politique : liberté, égalité, fraternité36 ».

Fabien Vasseur (Révision décembre 2021)

1 Et l’on pense bien sûr aussi à l’assassinat similaire de Stéphanie Montfermé, fonctionnaire de police à Rambouillet, le 23 avril 2021.
2 Entretien avec Gilles Kepel, Le Figaro, 25 février 2021, p. 16.
3 Il paraît inutile de revenir dans cette note sur le déroulement des faits, qui est maintenant bien connu.
4 Avec le sous-titre suivant (dû à la rédaction) « Il est urgent que ceux qui croient au ciel et ceux qui n’y croient pas s’unissent face  contre [sic] l’ennemi commun ». Cette tribune, parue le 23 décembre 2020, est toujours lisible sur le site, via le lien suivant : lefigaro.fr/vox/societe/religions-et-caricatures-n-opposons-pas-des-croyants-qui-ne-savent-pas-rire-a-des-humoristes-qui-ne-croient en-rien-20201223.
5 Précision : j’avais d’abord écrit, par hypallage (compréhensible, je l’espère, par chacun) « la marque de l’infamie djihadiste ».  J’adopte une correction de Jean Duchesne.
6 Pour autant, l’image a circulé et circule encore. Didier Lemaire, professeur de philosophie à Trappes, et menacé lui-même par les  islamistes, écrivait au printemps: « D’après des personnes bien informées, ils sont encore beaucoup en décembre à posséder sur leur  téléphone une capture d’écran de la vidéo de la tête décapitée du professeur » (« Qui a tué Samuel Paty ? », Causeur, n° 89, avril

7 « Une chaîne de télévision française rapporte, le vendredi 16 avril [1999], que des policiers serbes étaient entrés dans une maison  kosovar, qu’ils avaient demandé à la famille si elle avait procédé au sacrifice de l’Aïd. La famille répondit que non, qu’elle n’avait pas  assez d’argent. Alors les policiers s’emparèrent du garçon de dix-sept ans, en disant qu’il était assez gras pour le sacrifice, et ils  l’égorgèrent sous les yeux des siens. Cette scène d’horreur récapitule l’histoire tragique de la violence sacrificielle. » (Bernard Lempert,  Critique de la pensée sacrificielle, Seuil, 2000, p. 231-232)

8 Voir Bruno Charmet, Approches juives et chrétiennes du Serviteur souffrant. Témoins et passeurs, Parole et Silence, 2019, p. 95 sq. 9 Une autre analogie s’impose ici : celle de l’islamisme et du nazisme. L’attaque de l’école Ozar Hatorah par Mohammed Merah en  2012 aura vu les premiers enfants juifs assassinés sur le sol français depuis la guerre ; à l’autre bout de la décennie, il y a le meurtre  sauvage de Mireille Knoll, survivante de la Shoah (un an après celui de Sarah Halimi). Un certain déni du caractère idéologique des  crimes de Merah prend fin avec les attentats de janvier 2015, après lesquels se mélangent les pancartes « Je suis Charlie » et « Je suis  juif ». Depuis dix ans, les attentats islamistes ont visé : des juifs, des militaires (d’origine musulmane), des journalistes et des  dessinateurs, des policiers, des catholiques (dont un prêtre), mais finalement, avec le 13 novembre 2015 et le 14 juillet 2016, les  Français dans leur ensemble, traités en bloc comme des mécréants à éliminer. L’islamologue Gilles Kepel a bien montré la logique  d’Al-Souri, théoricien du djihadisme international et de la guerre civile en Europe (dans son Appel à la résistance islamique mondiale qui est un peu le Mein Kampf arabe). Les rafales des terroristes au Bataclan ont été comparées aux exécutions massives des  Einsatzgruppen sur le front de l’Est. Deux traits communs à l’islamisme et au nazisme dans leurs modes d’exécution : le ciblage sadique  et la déshumanisation des victimes.

10 David Di Nota, J’ai exécuté un chien de l’enfer. Rapport sur l’assassinat de Samuel Paty, Le Cherche Midi, 2021.

11 On sait qu’un temps de concertation, prévu à l’origine entre collègues dans tous les établissements scolaires, a finalement été  supprimé, en raison des nouvelles conditions sanitaires, liées à la deuxième vague de l’épidémie, à la grande frustration de tous les  acteurs..

12 François Héran, Lettre aux professeurs sur la liberté d’expression, La Découverte, 2021, p. 97.

13 François Bœspflug, Religions et caricatures. Les défis de la représentation, Bayard, 2016, p. 222.

14 Un peu comme l’aurait été en 2006, par solidarité, la publication par tous les journaux français, et non par seulement trois d’entre  eux, des caricatures danoises. Si ç’avait été le cas, note l’essayiste Caroline Fourest, « le tabou serait tombé » : « Aucun journal en  particulier n’aurait pu être ciblé, et mes camarades seraient peut-être en vie. » (Éloge du blasphème, Grasset, 2015, Livre de Poche,  p. 125)

15 Le Parisien, 17 octobre 2020.

16 « “Cela voulait dire : c’est bien d’avoir une orange dans son turban, mal d’y avoir une bombe.” C’était un clin d’œil pour les Danois,  incompréhensible pour les autres. » (« Kurt Westergaard, caricaturiste en cage », par Olivier Truc, Le Monde, 3 avril 2008)

17 Le Point n° 2533, 4 mars 2021, p. 66. Dans son dernier ouvrage, qui revient sur son histoire tragique avec Charlie, Coco se représente  à la table du journal avec les autres caricaturistes, en train de faire ce dessin, ainsi placé « en abyme », comme pour le dédramatiser  (Dessiner encore, Les Arènes, 2021, p. 168)…

18 « Les défenseurs de la caricature à tous les vents sont aveugles sur les conséquences de la mondialisation », Le Monde, 3 novembre  2020.

19 « On a oublié le rôle de l’humiliation dans l’Histoire », L’Obs, 22 novembre 2020.

20 Le Monde, 9 novembre 2020. De même, Mongin et Schlegel voient dans la défense de la liberté d’expression une illustration de  notre « universalisme abstrait ». Je remercie Robert Scholtus, de l’OFC, d’avoir attiré notre attention sur ces deux tribunes.

21 Régis Debray, France laïque. Sur quelques questions d’actualité, 2 décembre 2020, Tracts en ligne/Gallimard, p. 34. 22 On peut reproduire ici la réponse cinglante de Gérard Biard, dans l’édition du 11 novembre 2020, à l’exercice de contrition de  Mongin et Schlegel : « On l’aura comprs, les auteurs de cette édifiante tribune, comme bien d’autres de leurs coreligionnaires, ne sont  pas du genre à “exhiber” un dessin irrévérencieux. Et surtout pas à des pouilleux basanés dont ils sont de toute évidence convaincus  que pas un ne sait lire, ni réfléchir, ni rire. Ils préfèrent continuer à leur tapoter sur la tête en observant leur “culture” du haut de leur  esprit éclairé, comme un entomologiste observe des insectes. »

23 Au passage, on n’ose imaginer le sort réservé au plaisantin qui serait tenté de représenter un Mahomet homo…

24 L’expression est devenue le titre d’un livre, paru en septembre : Le Droit d’emmerder Dieu, chez Grasset. 25 Iannis Roder (dir.), Prof, mission impossible ?, Éditions de l’Aube / Fondation Jean-Jaurès, 2021, p. 94 sq. 26 Source : Marianne, 15-21 octobre 2021, p. 28-31.

27 « Élisabeth Badinter :un an après Samuel Paty, son cri d’alarme », L’Express, 14-20 octobre 2021 (p 22-24). Dans cet entretien, elle  déplore également que la jeune Mila, qui vit sous protection depuis deux ans pour un blasphème maladroit, puisse être lâchée par des  néoféministes au motif qu’elle professerait un racisme antimusulman : une position qui, juge-t-elle, « déshonore le féminisme ». Et de  noter : « Visiblement, une partie de nos concitoyens se sont ajourd’hui résolus à accepter que les religions l’emportent sur tout, même  au prix de menaces de mort et de torture. »

28 L’ouvrage est dirigé par Paul Devin, inspecteur de l’Éducation nationale et syndicaliste FSU, et préfacé par le juriste Nicolas Cadène,  ex-rapporteur général de l’Observatoire de la laïcité.

29 Il faudrait certes aussi pouvoir évoquer d’autres ouvrages marquants, publiés cette année, et qui apportent des éclairages sur les  questions effleurées ici, mais il faut se borner. Je n’en citerai que deux, l’essai très fouillé de Monique Canto-Sperber, Sauver la liberté  d’expression (Albin Michel) ; et le témoignage édifiant de Georges Bensoussan, Un exil français. Un historien face à la justice (L’Artilleur) ; ouvrages parus respectivement en avril et septembre.

30 Il avait notamment co-signé en mars 2018, avec l’inspecteur général Jean-Pierre Obin (l’auteur du fameux « rapport Obin » de 2004)  une « Lettre au président » (voir p. 89-92), et, la même année, avait témoigné auprès des journalites Raphaëlle Bacqué et Ariane Chemin  pour ce qui allait devenir une enquête remarquée sur l’islamisation de la ville de Trappes : La Communauté (Albin Michel, 2018).  31 Lettre d’un hussard de la République, op. cit., p. 124-129.

32 Y auront participé, entre autres, un préfet de police (obligé de revenir ensuite sur ses propos), un élu de la République, le maire de  Trappes Ali Rabeh (réélu au 1er tour le 10 octobre dernier), allant jusqu’à faire intrusion, en toute illégalité, dans son lycée pour y  répandre des tracts accusateurs, ou encore un journal, Le Monde, titrant : « Un professeur de Trappes se dit menacé, les autorités locales  font part de leur incompréhension ». Voir Lettre d’un hussard…, op. cit., p. 173 sq.

33 Le Point, 22 octobre 2020, p. 60-61.

34 Contradiction seulement apparente pour Vincent Aucante, qui minimise la portée de ce discours, et l’estime encore « très laïciste »  et beaucoup moins favorable qu’on ne l’a dit à un engagement des chrétiens sur le terrain politique.

35 Pierre Manent, Situation de la France, Desclée de Brouwer, 2015.

36 François-René de Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe, « Conclusion » , 7 : « L’idée chrétienne est l’avenir du monde ».