Le spiritualisme français de Jean-Louis Vieillard-Baron
Fiche de l’Observatoire Foi et Culture (OFC) du mercredi 8 décembre 2021 à propos du livre sur le spiritualisme français.
Le dernier opus de Jean-Louis Vieillard-Baron sur Le spiritualisme français a tout d’une somme, consacrée à ce mouvement de pensée qui fut très influent au XIXesiècle, et qui est un peu trop rapidement tombé dans l’oubli. L’Auteur, qui a enseigné à l’université de Poitiers et à l’Institut catholique de Paris, est un spécialiste connu et reconnu de la période.Il a récemment publié un ouvrage sur Le spiritualisme de Bergson, qui est d’une certaine manière l’héritier le plus fameux de ce mouvement et son point d’aboutissement. Un autre de ses nombreux livres, publié en 2010, peut être mentionné : La religion et la cité, où il fustige la tendance laïciste de notre société et sa cécité pour comprendre les motivations de nos contemporains.
L’approche qu’il a retenue pour Le spiritualisme français, gros ouvrage abondamment documenté de presque 600 pages, est chronologique. Ce qui permet au lecteur de suivre les influences, les évolutions et les différences entre auteurs. Avant lui, seul Pierre Chevalier s’était arrêté aux spiritualistes français, leur consacrant une centaine de pages dans sa célèbre Histoire de la pensée. Vu le nombre d’auteurs concernés et l’ampleur de leurs approches, il restait donc beaucoup à faire, et nul doute que ce livre comble déjà un vide au regard de l’histoire de la philosophie. Mais il nous amène surtout à revoir le schéma simpliste d’un fil chaotique de l’évolution des doctrines philosophiques, comme si seules des ruptures et de nouveaux départs devaient être retenues. L’auteur rejoint en cela Michel Foucault, qui revendiquait déjà de « traiter démocratiquement des philosophes », autrement dit de s’intéresser au contexte philosophique et aux « minores » qui ont préparé et entouré les grandes figures de la philosophie. Il s’agit bien de sortir les spiritualistes de l’injuste mépris dans lequel l’ont enfermé matérialistes et néolibéraux au XXe siècle. Et en l’occurrence, si nombre d’auteurs évoquées par Vieillard-Baron sont effectivement peu connus, plusieurs personnalités ont été marquées par le spiritualisme français, comme Chateaubriand, Tocqueville, Ravaisson, Victor Cousin, Edgar Quinet, Jules Michelet ou Louis Lavelle.
L’auteur affronte sans faux-semblant les deux difficultés qui pèsent sur l’étude du mouvement spiritualiste. La première tient à son éclectisme, et à la diversité des positions tenues par ceux qui lui sont rattachés. La seconde, qui lui est connexe, tient à la durée période considérée, qui commence au tout début du XIXesiècle avec Maine de Biran, et court jusqu’à la 1ère Guerre mondiale. Tous les spiritualistes ont néanmoins en commun deux thèses fondatrices : l’existence d’un Dieu personnel transcendant, et l’immortalité et l’immatérialité de l’âme. S’ils ont bien un a priori favorable à l’égard du christianisme, ils se sont néanmoins tenus à distance de l’autorité ecclésiale. Certains ont pu endurer de vives mises en cause de la part de la Curie romaine, comme Lammenais. D’autres au contraire ont défendu une pensée catholique progressiste ayant l’aval de Rome, comme le P. Graty ou le P. Ventura.
La particularité des penseurs spiritualistes tient peut-être à leur engagement dans les affaires du monde. Ils ont cherché à transformer la Cité, et ont initié pour cela de multiples actions. Tout d’abord, certains se sont engagés politiquement, bien que de manière très variée : Guizot était royaliste, Ravaisson a servi le Second Empire, et Fouillée était républicain. Sans chercher l’opposition systématique, et sans jamais tomber dans la violence, ils ont plutôt tenté d’influencer le pouvoir en place. La plupart ont défendu une laïcité de la pensée, entendue non comme le rejet du christianisme, mais en tant qu’accordée à l’accueil de l’altérité. Trop de commentateurs soucieux d’ancrer la laïcité dans l’athéisme l’ont négligé : de nombreux tenants de la laïcité française au début du XXe siècle comme Ferdinand Buisson étaient des spiritualistes. Ces derniers sont au contraire unanimes pour rejeter l’athéisme comme forme dominante des relations humaines. Enfin le spiritualisme a introduit la notion de personnalité humaine en philosophie et en politique en affirmant à la fois les droits de la personne humaine et le refus de la primauté de l’individu égoïste. Autant dire qu’ils sont aux antipodes des tendances de notre société.
On ne peut balayer toutes les riches thèses développées par ces auteurs tout au long d’un siècle, qui sont exposées tour à tour par l’A. Je ne peux retenir ici de ces analyses détaillées du livre que quelques exemples saillants. Au début la période, Maine de Biran, dont les œuvres complètes comptent pas moins de 20 volumes, inaugure la réflexion spiritualiste avec ses recherches sur l’expérience spirituelle. Dans les rares ouvrages publiés de son vivant, celui qu’on surnomme à juste titre le « Kant français » réconcilie l’immanence de l’expérience intérieure et l’ouverture à la transcendance. La métaphysique n’est plus au principe : elle devient expérimentale, échappant ainsi à ce que l’on appellera plus tard avec Heidegger et Jean-Luc Marion l’onto-théologie. Ravaisson, dont l’œuvre très influencée par Schelling se déploie sur un demi-siècle, transpose la notion freudienne de vicariance pour l’appliquer aux idées. Il élargit la thèse de Freud pour qui un affect peut être substitué par un autre en en faisant une règle philosophique. Ainsi l’amour, « le fond de notre être », peut-il s’inverser pour devenir idolâtrie de soi-même. Mentionnons encore Emile Boutroux qui défendait l’harmonie de l’univers et la contingence des lois de la nature, ce qui implique l’existence d’un dessein transcendant.
Au terme de cet ouvrage, on ne peut échapper à une question perturbante : pourquoi la postérité spiritualiste s’est-elle étiolée, jusqu’à sembler disparaitre ? On en trouve bien quelques échos chez Jean Nabert, Maurice Nedoncelle, Gabriel Marcel et même Paul Ricoeur. Mais c’est bien peu, et ces affinités restent ténues. Vieillard-Baron, qui reste plutôt pessimiste sur la question, en propose en passant une explication (p. 458- 460), qui dépasse très largement le sujet de son livre. Pour lui, la perversité a envahi la philosophie. Les maîtres du soupçon que furent Marx, Freud et Nietzsche voulait extraire du discours philosophique ce qui était caché, en vue de retrouver la vérité. Celle-ci n’est plus le sujet de la philosophie actuelle, qui est réduite à l’étude critique d’un sous-texte cherchant à manipuler ses lecteurs. La philosophie de Deleuze, Foucault, Derrida, demeure cantonnée à l’incertitude et à la déconstruction. Cette posture invérifiable et irréfutable ronge la pensée occidentale et l’incite à se complaire dans l’autodestruction. Les spiritualistes, eux, revendiquaient des certitudes positives sans se cacher. Peut-être nous offrent-ils un modèle pour réviser l’approche philosophique contemporaine. On notera par exemple comment Jean-Luc Marion, depuis ses premiers essais sur la théologie négative de Denys l’Aréopagite jusqu’à son essai Certitudes négatives surmonte ce piège en recourant à la saturation qui dépasse ce que nous pouvons appréhender de la transcendance, sans l’effacer pour autant. Michel Henry a suivi une trajectoire parallèle, depuis ses premières études sur Freud et Marx, jusqu’à atteindre une pensée philosophique de l’incarnation. Un ouvrage occupe dans son œuvre le rôle de levier d’Archimède : Philosophie et phénoménologie du corps, sous-titré Essai sur l’ontologie biranienne. Ainsi Maine de Biran se trouve-t-il au cœur du virage théiste du grand philosophe. On peut légitimement espérer que si l’héritage spiritualiste n’est plus visible en tant que tel, il reste bien vivant et capable d’inspirer de nouvelles réflexions.
Vincent Aucante