Rupture(s) de Claire Marin

Fiche de l’Observatoire Foi et Culture du mercredi 2 décembre 2020 sur l’ouvrage : « Rupture » de Claire Marin.

81180651_15661788Voici un livre bien ancré dans la culture d’aujourd’hui. Claire Marin est philosophe. Elle nous partage son expérience en puisant dans ses observations et ses lectures (Bergson, Kierkegaard, Michaux, Pontalis…).

Certaines personnes sont contraintes de changer de travail. D’autres essayent de revivre après un deuil, un accident, une maladie grave, un échec amoureux. D’autres enfin sont traversées par un épuisement psychologique et cherchent à comprendre leur identité profonde. Sur toutes ces expériences existentielles, Claire Marin nous fait réfléchir dans un langage clair et plein de nuances.

• Confrontés à la mort d’une personne qui nous est proche et chère, nous faisons l’expérience d’une rupture. « On ne rompt pas comme on découpe le long des pointillés (…). On déchire dans le tissu d’une vie commune où les identités des uns et des autres se sont si étroitement mêlées que plus personne ne sait vraiment où il commence et où l’autre s’arrête » (p. 9). Déchirement, séparation, arrachement : comment faire face ? Comment se réajuster à la réalité ? Comment donner sens à sa vie ?
Mêmes rompus, les liens vécus avec une personne aimée laissent une trace dans nos pensées, dans nos manières de vivre. Impossible de tourner la page, de passer à autre chose !
Le deuil provoque une douleur morale et corporelle. Au moment où nous perdons ceux qui comptent pour nous, la vie est brisée, interrompue.
Nous traversons tous, à un moment de notre existence, ces blessures de la vie. Peut-on dire que les ruptures, même si elles ne sont pas toujours visibles, nous construisent autant que les liens que nous avons tissés ? Difficile à dire. Ce qui est sûr, c’est qu’un deuil provoque des interrogations, des modifications profondes dans notre manière de penser et de vivre.
Que pouvons-nous faire de nos ruptures ? Et que font-elles de nous ?

• Le chapitre sur la rupture amoureuse est une analyse très fine. Claire Marin s’interroge : « N’est-ce pas pour échapper à une identité décevante et pourtant parfaitement mienne que je fuis l’ancien amour comme s’il était responsable de cet appauvrissement de mon être ? » (p. 33).
La rupture amoureuse peut apparaître d’abord comme la possibilité d’une vie neuve, mais il ne suffira pas de changer de lieu et de conjoint pour faire disparaître le mal-être. On compte sur le nouvel amour pour calfeutrer la fissure, combler le vide profond. Parfois la rupture démolit. L’effondrement menace. Il arrive que la personne quittée soit brisée par le désamour. « Pourquoi une séparation amoureuse est-elle parfois si insupportable ? Parce que dans cette brusque révolution intime, je ne sais plus qui je suis, je ne sais plus si je suis » (p. 42). Qui est-on encore quand on cesse de nous aimer ? La rupture amoureuse est cruelle. Soudain l’on cesse d’être une personne attirante, intelligente, noble ou drôle.
Un couple se déchire. Non seulement l’autre s’éloigne, mais il emporte une présence rassurante, protectrice, attentive. Comment « apprivoiser la solitude, y creuser un espace personnel qui ne soit pas pur vide » (p. 62).

Claire Marin fait remarquer très justement que le corps manifeste la brutalité de la rupture. Le corps délaissé est méconnaissable.

• Le chapitre « Le plaisir de la dispersion », va à l’encontre de la question de l’unité de notre être. Il y a au long d’un parcours de vie une myriade intérieure de personnages qui surgissent au gré des aléas. « Kaléidoscope, patchwork, combien y a-t-il de personnes en moi ? » (p. 84).
Nous sommes changeants et cette variation fait l’intérêt et la douleur de nos vies. Une existence qui serait pure répétition nous ferait devenir automates. Claire Marin, relisant Bergson, souligne l’idée que la dispersion est fondamentalement nécessaire. Pensons à « une vie faite de bifurcations, selon une construction en arbre, et non une vie qui se poursuit en jetant les possibles par-dessus bord » (p. 89). Les différentes personnalités ne sont pas en compétition mais elles cohabitent, se soutiennent, s’imbriquent, se nourrissent mutuellement. Certes, les différentes identités endossées peuvent être vécues comme autant d’injonctions sociales, culturelles, familiales, professionnelles conduisant à « la fatigue d’être soi. ». La dispersion peut provoquer une fragmentation de soi et des impasses psychiques destructrices. Mais le parcours d’une vie peut être pensé comme un mouvement qui nous revivifie (cf. Bergson, dans La Pensée et le Mouvant, PUF, 2011, p. 142).
• Claire Marin développe dans les derniers chapitres d’autres types de ruptures. Un accident peut rendre infirme (perte d’un bras, d’une jambe). La souffrance altère mon habitude d’être. Le corps se dérobe, l’esprit est dépossédé par la disparition d’une partie de soi. Cette fragilité et cette défaillance indiquent d’autres façons d’être, un autre style d’exister.

La naissance d’un enfant est un « heureux événement » mais aussi pour un couple une rupture qui modifie les relations familiales et affectives. Les parents sont face à une double rupture : celle de la naissance et celle du départ à venir, quand l’enfant quittera le nid familial.

Claire Marin évoque aussi la rupture d’avec des parents maltraitants, la disparition d’un être cher, la perte de « celui qui est encore là mais qui s’éloigne à mesure que la maladie avance, que ses forces s’amenuisent et sa personnalité l’abandonne » (p. 126). Joyeuses ou tragiques, visibles ou cachées, les ruptures rythment notre existence.

Mgr Hubert Herbreteau

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