André Comte-Sponville
Fiche de l’Observatoire Foi et Culture (OFC) du mercredi 27 mai sur André Comte-Sponville : « J’ai cru que c’était un homme ». Alain, les religions, la laïcité, l’antisémitisme aux éditions de l’Herne, Paris 2020.
Dans la collection Carnets, ce petit ouvrage d’un peu plus de 100 pages, mérite intérêt pour la mémoire du philosophe Alain mais plus encore pour mieux comprendre la position d’André Comte-Sponville vis-à-vis du christianisme. L’ouvrage est la reprise fortement travaillée d’une conférence donnée à l’occasion du 150e anniversaire de la naissance d’Alain, le 3 mars 1868. Le titre de la conférence reprend le début du sous-titre du livre : Alain, les religions, la laïcité, et y ajoute l’antisémitisme. La publication récente du Journal inédit d’Alain dans son intégralité, peu avant le 3 mars 2018, date de la conférence, avait soulevé une polémique à la lecture des propos fortement antisémites du jeune Alain et plus encore vis-à-vis de ceux renouvelés dans la dernière partie de son existence. Polémique dont s’était d’abord saisi Michel Onfray.
Le dernier chapitre de l’ouvrage traite rigoureusement de cet antisémitisme manifeste, non pour le relativiser ou l’excuser, mais pour maintenir la qualité de la pensée d’Alain au-delà d’une violence réelle des propos écrits dans sa jeunesse ou dans ses dernières années. André Comte-Sponville s’appuie sur une citation de Pierre Heudier qu’il développe : « L’oeuvre d’Alain, c’est comme une omelette : il faudrait en retirer le début et la fin », et Comte-Sponville poursuit : « disons en tout cas c’est la partie médiane – celle de la maturité – qui est bonne, voire admirable, et que cela s’exprime moins par la disparition momentanée de l’antisémitisme que par la cohérence d’une pensée qui tant qu’elle est à son maximum de force empêche ce dernier de se manifester » (p. 113). Tout est dit et bien dit. C’est la démarche d’André Comte-Sponville qui est intéressante pour elle-même. Son hommage pour Alain n’est pas une complaisance, mais une forme de reconnaissance – au sens où l’auteur se retrouve lui-même – de l’athéisme d’Alain et de sa capacité à « parler de la religion, ou des religions, avec de plus en plus de bienveillance, de générosité, de pénétration » (p. 10). C’est pour André Comte-Sponville, une occasion de rendre compte de son propre athéisme, et de sa propre démarche positive vis-à-vis des religions. L’ouvrage est une sorte de concerto écrit sur les partitions d’un grand ancien qui y intègre, sa propre interprétation. Le lecteur en apprend plus sur le moderne vivant que sur le co-auteur posthume.
« Pour Alain : “la philosophie n’est que réflexion sur la religion”…..et “la théologie n’est qu’une philosophie sans recul”. On peut en conclure que la philosophie est comme une théologie distanciée » (p. 11). La conclusion est de Comte-Sponville qui livre sa propre position. La catégorisation des religions par Allain emporte l’adhésion de l’auteur. Elle comprend plusieurs degrés et un premier temps mythologique ou « enfantin » qui s’exprime dans la « vérité » des contes. Cette vérité vaut par ce que plus tard Paul Ricoeur appelle la « métaphore vive », ce retour de la pensée symbolique qui pour Alain livre mieux un sens moral comme on trouve chez La Fontaine. Suit une analyse des degrés religieux. Premier degré : la religion de la nature (et son dieu Pan), second degré la religion urbaine, politique ou olympienne (et son dieu Jupiter), « enfin la troisième religion, la religion de l’esprit » (p. 23) ; celle du peuple juif puis celle de la révolution Chrétienne, laquelle marque pour lui « un progrès décisif » (p. 23).
Le conte enfantin et la religion de Pan équipent la réflexion d’Alain et à sa suite d’André Comte-Sponville, de ce qu’il convient d’appeler une théologie narrative, qui à l’école de Ricoeur et de Eberhard Jüngel, réhabilite la force du récit, et plus encore de la parabole comme accès à la vérité, religieuse ou non. On retrouve tout au long des exposés sur la suite des degrés des religions, des développements significatifs de cette adhésion positive à la narrativité et à sa fécondité, souvent en opposition à une pensée « dogmatique ».
Le second degré dessine ce qu’il convient de nommer « Jupiter ou la religions des hommes » (p. 30). Ce qu’Auguste Comte et Alain trouvent dans la pertinence du culte des morts, le gouvernement de vivants par les morts et la commémoration idéalisée des grands hommes : « le progrès se fait par la légende » (p. 32) et non par l’histoire exacte ! On peut dans cet espace urbain et politique, évoquer les cultes républicains. Le troisième degré fait passer « de l’homme à l’esprit ». Ces religions de l’esprit sont le Judaïsme et le Christianisme avec une place particulière à Noël. La succession est éclairante, passer de Jupiter, de l’homme à l’esprit, comporte l’étape du monothéisme (émergence de celui-ci dans la Bible), puis celle décisive du Christianisme ; « culte du Dieu seulement aimé, nu et sans aucune puissance », c’est « l’Esprit du Fils qui est tout de grâce » (p. 47). Alain et après lui Comte-Sponville, mais comme tant d’autres comme Nietzche, Barth, Kierkegaard, Péguy, et plus proche de nous, Dominique Collin, tous sont fascinés par ce que porte la révélation chrétienne dans la « kénose ». « Le nouveau dieu est faible, crucifié, humilié » (p. 49). « On pourrait dire que l’ancienne religion se meurt et que la nouvelle vient à peine de naître. J’aimerais mieux dire que ce fut toujours ainsi ; que toujours la puissance est sur le point d’obtenir respect, mais que jamais elle n’y parvient, par cette rumeur étonnante, et qui revient toujours, d’un dieu faible et nu, d’un dieu des choses telles qu’elles devraient être » (p. 51). L’athéisme d’Alain et de Comte-Sponville traversent cette fascination pour le Dieu chrétien qui ici se manifeste dans l’enfant de la crèche. Le Dieu de Noël, parce que enfant désarmé, peut devenir aussi révélation de l’Esprit tel que le saisit Hegel qui demeure tout au long de l’ouvrage, en arrière-plan. La foi athée d’Alain conjugue aussi la Trinité. Car si le fils corrige la toute-puissance du Père, il est aussi celui qui dévoile l’Esprit. « Exit Jéhovah, qui “n’est plus homme du tout”. L’esprit qui toujours doute, « ne vit que par une incrédulité continuelle. » C’est en quoi l’incrédule Alain reste fidèle à l’esprit, qui toujours nie » (p. 57). Cependant cette révélation trinitaire n’est pas le privilège de l’Eglise, car en finalité celle-ci n’a cessé « d’adorer et de justifier la force » (p. 56). L’anticléricalisme d’Alain, et d’une certaine façon la méfiance de Comte-Sponville à l’égard d’une institution qui n’a pas pu lui proposer un chemin de foi, se rejoignent pour dessiner une foi trinitaire : « La Trinité est plus éclairante, qui continue de valoir dans la “théologie laïque” » (p. 56).
Le chapitre essentiel (p. 65 à 93) Laïcité aurait pu s’intituler : Théologie Laïque. Car cette théologie est une forme de vérité d’un christianisme, et de reconnaissance par celui qui s’est vu refusé la grâce du don de la foi. L’athéisme d’André Comte-Sponville, dans cette relecture d’Alain, est un athéisme culturellement, et plus encore philosophiquement chrétien. Passons sur la forme d’anticléricalisme d’Alain qui permet quelques belles formules : « Dans la religion, tout est vrai, excepté le sermon ; tout est bon excepté le prêtre. » Cependant Comte-Sponville prolonge la citation par : « Tout est vrai, tout est bon d’un point de vue poétique ou métaphorique – la messe ainsi considérée, est “le drame humain essentiel” : l’esprit assassiné par les puissances et pourtant “ressuscitant le troisième jour” – sauf les commentaires du curé trop favorables aux puissants, et sauf le curé lui-même, trop porté à faire peur…. » (p. 65-66).
La foi d’André Comte-Sponville est un pari pascalien inversé. « Puisque je n’ai pas reçu la grâce de croire, il est plus raisonnable d’être athée. » Mais il ne lui est pas interdit à lui comme à Alain de comprendre « la force « révolutionnaire » de la révélation chrétienne, dans le message des évangiles » (p. 79). La critique anticléricale se retourne ainsi contre « le préjugé laïque » qui méprise les religions ou « pour rester sourd à ce qu’à leur façon – poétique, métaphorique – elles enseignent » (p. 76-77). Et ce « qui vaut pour les prêtres, vaut aussi à l’égard des politiques, lorsqu’ils prétendent penser à la place du peuple, où plutôt à la place des citoyens » (p. 70).
L’humanisme, qui est la forme essentielle de l’athéisme de Comte-Sponville, a trouvé dans ce rapprochement avec Alain tout à la fois la mémoire de ses premières lectures mais dans cette relecture – sans complaisance – la possibilité de s’exprimer dans les catégories chrétiennes sans être confondu avec un dévot, ou récupéré comme un « chrétien sans le savoir ». C’est justement un travail de raison qui se réalise ici. « L’humanisme d’Alain (et j’ajoute celui d’André Comte-Sponville) se veut plus près de la charité qui vaut mieux que de la philanthropie » (p. 89). La dernière parole revient à Chateaubriand cité par Alain dans son ouvrage Les Dieux : « Chateaubriand a dépassé le sublime païen et même le sublime chrétien, en sa parole des “martyrs” : Au chrétien qui donne au pauvre son manteau, le païen dit selon sa profonde sagesse : “tu as cru sans doute que c’était un dieu ? – non répond le chrétien, j’ai cru que c’était un homme” » (p. 89). Tel est l’humanisme d’André Comte-Sponville.
Hugues Derycke