Ceci est mon corps ! Un phénomène massif : le tatouage
Fiche de l’Observatoire Foi et Culture (OFC 2015, n°41) sur le phénomène du tatouage.
Le tatouage n’est pas une simple mode, c’est un véritable phénomène de société. Issu de la nuit des temps, il revient dans la culture populaire et permet d’exprimer de nombreuses choses sur la société actuelle. Tout d’abord, il exprime un certain nombre de besoins : un besoin d’expressions et un besoin de rites. Sa dimension épidermique montre que cette société est principalement basée désormais sur des valeurs sensibles et sentimentales plus que sur des valeurs de raison et de transmission. Mais surtout, sa dimension personnelle (voire intime) démontre que c’est l’individu qui est maintenant au centre des préoccupations, non la communauté, et encore moins toute institution.
1. Un peu d’histoire
Trois grandes étapes permettent de comprendre le tatouage au travers des siècles, et montre une certaine dynamique dans l’histoire.
* L’âge tribal : dans les tribus, on pratiquait beaucoup le tatouage. On a retrouvé des tatouages datant de plus de 5000 ans. Cette pratique était à la fois religieuse et sociale, avec une dimension initiatique certaine. Les tatouages n’étaient pas choisis, mais imposés en fonction d’un rang social, d’un corps de métier, d’un lieu d’habitation géographique, etc… Les motifs étaient principalement d’ordre naturel (plantes, animaux…).
* L’âge impérial : c’est l’interdiction du tatouage, afin de fédérer les tribus en un unique empire. Bien avant l’ère chrétienne, les empires grecs et romains interdisaient le tatouage, d’une part pour éviter toute revendication tribale, et d’autre part par respect du corps humain.
L’interdiction du tatouage en Europe occidentale n’est pas le fait de l’Eglise, mais de Charlemagne, dans son Admonitio Generalis de 789. L’interdiction religieuse du tatouage vient du fait que ce sont les religieux qui étaient chargés des divulgations et applications des lois civiles. D’un point de vue textuel, l’interdiction du tatouage est présente une seule fois dans la Bible (Lévitique 19, 28) et dans le Coran (Sourate 4, 119), ce qui est infime.
* L’âge individualiste : le déclin des grandes politiques impériales, qui a commencé au XVIIIe siècle, a vu revenir le tatouage dans la société. D’abord avec les marins qui ont visité des îles lointaines où le tatouage tribal était pratiqué, ce qui explique le symbole de l’ancre maritime comme très usité (jusqu’au capitaine Haddock, ou Popeye…). Des marins aux ports, tavernes et tripots, puis aux prisons, le chemin se fait très vite. Le tatouage était donc l’apanage du mauvais garçon, à la réputation rebelle. Et c’est avec cette idée, justement, que tout un enchaînement de situations s’est déroulé à partir du milieu du XXe siècle. L’avènement de l’herméneutique de la rupture ayant lancé la mode du « bon rebelle », le tatouage s’est imposé peu à peu comme un nouveau mode d’expression. L’homme moderne, et donc individualiste, se doit de refuser toute institution pour montrer à tous qu’il est libre.
Le principe du tatouage est donc celui de l’appartenance. A l’âge tribal, la personne appartient à sa tribu. A l’âge impérial, la personne appartient à l’empire. A l’âge individualiste, la personne appartient à elle-même.
En ce début du XXIe siècle, c’est une personne sur trois qui est tatouée chez les 20-40 ans. Et le phénomène est en telle croissance qu’il faut réserver son tatoueur près de 6 mois à l’avance. Dans quelques années (une dizaine, tout au plus), c’est la moitié de la génération active qui sera tatouée, et peut-être même plus. C’est bien un phénomène de société que l’Eglise doit observer. Bien qu’à première vue, il n’existe aucune parole religieuse en dehors de l’hapax biblique, l’interdiction religieuse formelle du tatouage reste bien ancrée dans les esprits. C’est même cette idée qui pousse beaucoup de jeunes à se faire tatouer : cela démontre un anti-institutionnalisme, qui est devenu une convenance dans la société actuelle.
2. La dimension rituelle
Le tatouage n’est pas une simple mode, il est devenu une sorte de rite contemporain. Pour une union, une naissance, une mort, un accident, bref, pour chaque grande étape marquante de la vie, on a un besoin d’expression rituelle. Il y a bien les rites chrétiens, mais de plus en plus de personnes n’ont pas l’enracinement culturel (ni spirituel) pour les apprécier à leur juste valeur. Le tatouage intervient ici comme un nouveau mode d’expression. Ainsi, telle jeune femme devenue mère ne demandera pas le baptême de son enfant pour marquer ce changement définitif dans sa vie, mais ira chez le tatoueur, généralement pour se faire tatouer le prénom de son enfant. Quelques points à souligner à ce propos.
* La réflexion : bien souvent, le tatouage est réfléchi, car il est individuel et unique. Un travail de réflexion sur les symboles afin qu’il y ait une véritable expression personnelle se déploie entre le tatoueur et le tatoué (et aussi, bien souvent, l’entourage du tatoué). Certains tatouages sont alors de véritables oeuvres d’art. A l’inverse, certaines personnes se font tatouer sans réfléchir, généralement parce qu’ils ont vu tel tatouage sur une star (chanson, sport…). Cela renforce l’idée d’une expression fusionnelle, une dynamique très viscérale, sensible et sentimentale, dépourvue de toute raison. Il faut noter ici que les tatoueurs préfèrent (et de loin) ceux qui viennent pour une démarche personnelle et réfléchie, plutôt que les « beaufs » qui veulent montrer qu’ils font partie de la tribu de telle chanteuse ou tel footballeur…
* La douleur : le tatouage est douloureux, en particulier sur certaines parties du corps où la peau est plus fine. Cette douleur est acceptée et bien vécue comme faisant partie intégrante de la démarche du tatouage, il faut s’en souvenir. La peau est marquée, mais l’esprit aussi. Et, élément très important, malgré la douleur, il n’est pas rare de constater une certaine accoutumance à l’aiguille. Même si cela prend beaucoup de temps, une personne tatouée réfléchit toujours à son prochain tatouage.
* Le caractère définitif : comme un sacrement, il est très difficile, voire impossible, de revenir en arrière. Il y a un « avant » et un « après ». Le tatouage n’est pas seulement un trait de coquetterie : le corps vieillit, mais le tatouage reste. Le tatoué n’est pas dans une dynamique apollonienne de beauté, mais plutôt dans une dynamique dionysiaque de vécu. Même vieux, le corps se souviendra de tel moment dans la vie du tatoué, qui sera gravé dans sa peau.
* L’extimité : c’est l’idée que quelque chose d’intime est exprimé. Bien souvent, les tatouages montrent quelque chose de personnel et d’intime dans une logique d’expression épidermique. Le déclin culturel a engendré une atrophie du « logos » : l’expression personnelle se déploie donc ainsi de manière épidermique. Aujourd’hui, le tatouage répond, au fond, à un simple besoin d’expression. Ne pouvant pas, et peut-être même ne voulant pas s’exprimer avec une parole raisonnée, l’homme contemporain utilise sa peau.
Dans une dynamique fusionnelle, réactive et viscérale, engendrée par une herméneutique de la rupture, le tatouage montre dans quelle direction l’humanité évolue, à savoir une sorte de concentration sur le temps présent. Ignorance volontaire de l’histoire et de la culture, refus du « logos », c’est une convenance sociale pour exprimer sa liberté envers toute institution qui, paradoxalement, est en train de s’instituer. Dans les années 60, il était interdit d’interdire. Cette pousse a bien grandi, et un demi-siècle plus tard, sans même s’en rendre compte, les petits-enfants de cette génération instituent le refus de l’institution. Il serait bon que l’Eglise puisse, pour la première fois dans son histoire, dire une parole à propos des tatouages, ne fût-ce que pour montrer qu’elle comprend le phénomène. De fait, le tatouage est un des nombreux signes de la crise d’adolescence de la société humaine, et il est bon que cette adolescence soit accompagnée de manière appropriée.
P. Bertrand MONNIER
Diocèse de VERDUN
Observatoire Foi et Culture