Responsabilité de l’État et exercice des cultes en France

Mgr Jean-Pierre Ricard, archevêque de Bordeaux et président de la Conférence des évêques de France a été auditionné le vendredi 24 octobre 2003 par la commission pour l’application du principe de laïcité dans la République, présidé par monsieur Bernard Stasi. Voici le texte de l’intervention de Mgr Jean-Pierre Ricard.

La laïcité, une pratique à promouvoir autant que des convictions à énoncer

Monsieur le Président,
Mesdames, Messieurs,

Je vous remercie de m’avoir invité comme Président de la Conférence des Evêques de France à m’exprimer devant vous sur mon approche de la laïcité. Dans mon propos, je voudrais réfléchir sur le changement d’attitude de l’Eglise catholique vis-à-vis de la loi de Séparation des Eglises et de l’Etat du 9 décembre 1905, sur les raisons de ce changement et sur l’enseignement qu’on peut en tirer pour éclairer quelques problèmes actuels.

1) D’un siècle à l’autre, une lecture différente de la loi de Séparation

Il est peu de dire que l’Eglise catholique a refusé cette loi lorsqu’elle a été promulguée. Elle a été véritablement traumatisée par elle. Elle l’a ressentie comme injuste, discriminante et spoliatrice. Cette loi a d’ailleurs été condamnée par deux encycliques du pape Pie X Vehementer nos (11 février 1906) et Gravissimo (10 août 1906) et quand le pape Pie XI lui-même, en 1924, dans l’encyclique Maximam gravissimamque, confirmera l’accord intervenu entre le Saint Siège et le Président du Conseil, il ne reviendra pas sur cette condamnation. Au cœur de ce refus, on peut discerner trois raisons :

– La dénonciation unilatérale du Concordat avec le Saint Siège par le Gouvernement français.
– La remise en question du lien institutionnel séculaire de l’Eglise avec l’Etat.
– La proposition d’associations cultuelles dont le fonctionnement paraissait contraire à la structure hiérarchique de l’Eglise, malgré ce qu’avait dit la loi dans son article 4 qui assurait que ces associations se conformeraient ‘aux règles d’organisation générale du culte dont elles se proposent d’assurer l’exercice.’

Or, en 1996, dans leur Lettre aux catholiques de France intitulée : Proposer la foi dans la société actuelle les évêques déclarent: « Nous acceptons sans hésiter de nous situer, comme catholiques, dans le contexte culturel et institutionnel d’aujourd’hui, marqué notamment par l’émergence de l’individualisme et par le principe de la laïcité. » (p.20) Qu’est-ce qui a amené l’Eglise catholique à ce changement d’appréciation ?

Différents facteurs ont joué. Il faut mentionner : des événements historiques comme la guerre de 1914-1918 qui a fait vivre dans un coude à coude des citoyens aux convictions philosophiques ou confessionnelles opposées. Mais aussi, tout au long du siècle, des évolutions de conceptions comme celles de l’unité nationale, des relations des individus à l’Etat et à la Nation, ou celle d’une prise en compte plus positive par l’Etat des institutions religieuses.
Je ne voudrais m’attarder ce matin qu’à deux facteurs qui me paraissent déterminants :

– Du côté de l’Etat : on voit se mettre en place toute une pratique administrative et une jurisprudence autour de la loi de 1905 qui vont très nettement dans le sens d’une facilitation de la liberté des cultes. Devant la décision de l’Eglise catholique de refuser les cultuelles, le gouvernement cherchera à éviter d’employer la violence comme réponse. L’article 5 de la Loi du 2 janvier 1907 stipule qu’ « A défaut d’associations cultuelles, les édifices affectés à l’exercice du culte…continueront,…à être laissés à la disposition des fidèles et des ministres du culte pour la pratique de leur religion » Les ministres du culte catholique sont considérés comme les affectataires de ces édifices. Dans un Modus Vivendi de 1921-1924 entre la France et le Saint Siège, les statuts des Associations diocésaines sont reconnus comme n’étant pas en contradiction avec l’ensemble de la législation française. Bien d’autres décisions seront prises : possibilité d’accéder à la grande personnalité juridique en matière de capacité de recevoir, loi Debré pour les établissements catholiques d’enseignement en 1959, création de la CAMAVIC en 1978 concernant la protection sociale des ministres du culte, pour ne citer que les plus importantes.

– Du côté de l’Eglise catholique : Toutes ces mesures qui ont largement facilité une entrée dans un régime apaisé de laïcité, n’auraient pourtant pas contribué à ce changement de perception, si l’Eglise catholique n’avait pas fait tout un travail interne de réflexion et d’approfondissement de ses propres conceptions. Une approche historique de toute la vie de l’Eglise catholique en France serait ici nécessaire. Je me contenterai simplement de signaler deux textes forts du Concile Vatican II qui ont marqué une étape importante de la prise de conscience nouvelle par l’Eglise de ses relations à la société et à l’Etat : la déclaration sur La liberté religieuse « Dignitatis humanae », qui affirme que celle-ci repose sur la liberté de conscience. L’acte de foi est libre. Personne ne peut le contraindre ou l’interdire : « La réponse de foi donnée par l’homme à Dieu doit être volontaire ; en conséquence, personne ne doit être contraint à embrasser la foi malgré lui. L’autre texte est la Constitution pastorale sur L’Eglise dans le monde de ce temps (Gaudium et spes) qui souligne : « Sur le terrain qui leur est propre, la communauté politique et l’Eglise sont indépendantes l’une de l’autre et autonomes. » (n° 76, 3) Même si cette indépendance et cette autonomie n’empêchent pas une saine coopération pour le bien de tous.

2) Neutralité de l’Etat -Liberté de conscience – libre exercice des cultes

Quelle relecture l’Eglise catholique fait-elle aujourd’hui de cette loi de Séparation
de 1905 ?

Elle n’en demande ni la révision ni le toilettage puisque ayant refusé les associations cultuelles toute une partie de la loi ne la concerne pas directement. Comme je le disais plus haut, c’est en fait tout un dispositif juridique et réglementaire beaucoup plus vaste que la seule loi de 1905 qui règle ses rapports avec l’Etat. Elle peut comprendre pourtant que certains, comme la Fédération Protestante de France, demandent la révision à cause des problèmes rencontrés aujourd’hui dans le fonctionnement des associations cultuelles.

L’Eglise catholique s’est par contre inscrite dans le cadre défini par les deux premiers articles de la loi de Séparation. Ceux-ci peuvent d’ailleurs être considérés comme les principes fondateurs de cette loi : « art 1 : La République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes sous les seules restrictions édictées ci-après dans l’intérêt de l’ordre public – art 2 : La République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte. » Ce texte fonde la neutralité et l’indépendance de l’état. Celui-ci n’est soumis à aucune conviction philosophique ou religieuse. Il ne donne à aucun culte un statut officiel privilégié. Tous les cultes ont devant la République les mêmes droits et les mêmes devoirs. Aucune religion ne peut imposer à l’Etat sa loi religieuse. Mais réciproquement l’Etat n’intervient pas dans l’organisation des cultes. Ceux-ci retrouvent une grande liberté vis-à-vis des pouvoirs publics, dans le respect de l’ordre public bien entendu. L’Etat assure la liberté de conscience de tous, et donc, entre autres, la liberté religieuse. Mais il garantit aussi le libre exercice des cultes. Ce point me paraît très important car si ces principes amènent à définir un domaine public et un domaine privé (droit public et droit privé), il ne réduit pas celui-ci au seul domaine des convictions personnelles. Il prend en compte de façon très réaliste la dimension sociale, collective, des cultes. Il en favorise l’exercice puisqu’il prévoit dans la suite de l’article 2 que : « Pourront toutefois être inscrites auxdits budgets les dépenses relatives à des services d’aumônerie et destinées à assurer le libre exercice des cultes dans les établissements publics, tels que lycées, collèges, écoles, hospices, asiles et prisons. » Je crois que l’Etat ne sort pas de son domaine de responsabilité quand il prend en compte l’inscription des religions -disons « des cultes » pour reprendre la terminologie de la loi, même si ce terme est un peu restrictif -, dans la vie de la nation, quand il examine les problèmes liés à cette inscription. Il veille non seulement aux débordements possibles de ces cultes sur l’ordre public mais aussi à la possibilité de l’exercice pratique de ces cultes. Tout au long du 20° siècle, il fera face aux questions nouvelles posées par cet exercice. Je pense aux questions que nous avons rencontrées récemment comme Eglise catholique : la gestion d’activités culturelles dans des édifices affectés au culte, le jour pour l’enseignement religieux dans les bouleversements des rythmes scolaires, etc. Des rencontres avec des représentants de ces cultes, sous cet angle formel de l’exercice du culte, ne me paraissent pas faire sortir l’Etat de la responsabilité qui est la sienne. Elles en sont au contraire une mise en œuvre nécessaire, utile, et pouvant apporter un plus dans la recherche d’une plus grande cohésion sociale et d’un meilleur vivre ensemble au sein de notre société.

Cette pratique de la laïcité par les pouvoirs publics, ferme sur quelques grands principes fondamentaux mais soucieuse de favoriser la paix sociale par une prise en compte bienveillante des besoins exprimés pour un bon exercice des cultes, a ainsi facilité l’intégration des catholiques dans la vie démocratique française. Une politique répressive n’aurait pu amener que des réflexes de défense d’un groupe social se sentant suspecté et menacé. Et nous savons que, dans ces cas-là, ce sont souvent les éléments les plus durs qui prennent le leadership de la défense du groupe. Des mesures senties comme répressives loin d’endiguer le communautarisme ne peuvent que le renforcer. C’est cette conviction basée sur l’expérience qui sous-tend ma position sur quelques problèmes que nous rencontrons dans notre pays.

3) Le culte musulman, quel exercice dans la société française ?

Concernant le port du voile islamique et l’interdiction à l’école de tout signe religieux, je pense qu’il faut éviter une loi qui risquerait d’avoir comme effet de provoquer chez un certain nombre de musulmans le sentiment qu’ils sont les mal aimés de la République et qu’il sont victimes d’une discrimination religieuse. Cela ne peut que renforcer le communautarisme et le repli défensif sur son groupe. Sans doute, des règles sont-elles à édicter, mais avec doigté et dans un climat de dialogue.

En effet, la question du voile islamique, si sensible soit-elle, n’est pas la question fondamentale. Plus exactement, elle est révélatrice d’un problème beaucoup plus important qui est celui de l’inscription du culte musulman dans la société française. Cette inscription est aujourd’hui confrontée à plusieurs types de difficultés :

– la demande de lieux de culte. La question est souvent posée. Je m’interroge : est-ce à l’Etat qui doit garantir le libre exercice des cultes d’en faciliter les conditions de possibilité ? Comment le faire en n’agressant pas la sensibilité d’un certain nombre de Français d’autres cultures ou d’autres religions, ce qui ne pourrait que faire le jeu de courants extrémistes ? Là aussi, pour les hommes politiques l’application des principes doit s’accompagner d’une sagesse pratique et d’un sens du dialogue.
– la montée d’un islamisme qui fleurit sur les difficultés d’une intégration de populations d’origine musulmane dans la société française. Cette intégration s’est longtemps faite par le travail, la réussite scolaire et l’apprentissage des valeurs fortes de la République. Avouons que ces mécanismes d’intégration ne jouent plus aujourd’hui comme autrefois. Et certains risquent de trouver dans les formes d’un Islam radical une identité et une fierté qui ne leur sont pas fournies par ailleurs. Dans notre refus d’un Islam agressif, ne nous trompons pas. Ne prenons pas le symptôme pour la cause.
– La difficulté rencontrée par un certain nombre de musulmans de distinguer loi religieuse et loi civile. Dans certains pays quand des musulmans arrivent massivement au pouvoir ils souhaitent appliquer la charia (cf. actuellement au Nigéria). Or, sans cette distinction entre loi religieuse et loi civile, il ne peut y avoir d’inscription du culte musulman dans une société démocratique et pluraliste. Je crois qu’il y a là tout un travail qui est en train de se faire au sein de l’Islam en France mais qui demandera encore beaucoup de temps.

On a dit qu’on ne réformait pas une société par décret. On pourrait en dire autant pour l’inscription des religions dans l’espace public. Ce que la République a fait dans la durée, tout au long du 20° siècle, avec vigilance, réalisme, sens politique du compromis et dialogue, elle doit pouvoir le poursuivre en ce début du troisième millénaire. Je ne crois pas que d’autres façons de faire puissent résoudre avec succès les problèmes qui se posent à nous aujourd’hui.

+ Jean-Pierre RICARD
archevêque de Bordeaux
Président de la Conférence des évêques de France
Le 24 octobre 2003