L’Eglise catholique dans la France d’aujourd’hui

En 2005 sera commémoré en France le centenaire de la loi de séparation des Eglises et de l’Etat du 9 décembre 1905. Nous sentons bien que cet anniversaire ne sera pas simplement l’occasion d’évoquer un événement de notre histoire mais de s’interroger sur le fonctionnement actuel du régime de séparation. Nous ne sommes pas encore en 2005 mais les débats ont déjà commencé. Les questions posées par l’inscription de l’islam dans la société française viennent d’ailleurs raviver ces débats et provoquer une réflexion multiforme « sur l’application du principe de laïcité dans la République ».

C’est sur cet horizon que s’inscrit notre dossier de travail : « L’Eglise catholique dans la France d’aujourd’hui. D’un siècle à l’autre : relations avec l’Etat – présence dans la société ». Nous aurons, au cours de cette Assemblée, à revisiter cette loi de séparation de 1905, les lois qui ont suivi, le Modus Vivendi de 1921-1924 entre la République Française et le Saint-Siège. Nous aurons également à voir combien les pratiques réglementaires, administratives et jurisprudentielles ont eu un rôle déterminant dans l’acceptation de l’application d’une séparation qui avait paru à l’Eglise catholique, au moment où elle fut votée, comme injuste, discriminante et spoliatrice. Mais ce travail de relecture devra nous amener à dire comment aujourd’hui notre Eglise envisage ses relations avec l’Etat et sa présence au sein de la société française.

Quels sont les enjeux de notre travail ? Ils me paraissent triple :
– dire comment nous voyons nos relations avec l’Etat, avec les pouvoirs publics dans le respect de la neutralité de l’Etat mais aussi de la responsabilité qui est la sienne de garantir l’exercice des cultes en France ;
– exprimer l’approche que nous avons de la laïcité à partir de la réflexion et de l’expérience historique qui sont les nôtres ;
– apporter notre contribution à la recherche d’un meilleur vivre ensemble en France.

Je crois que ce dernier point est le plus important, car il touche une question qui est au cœur de bien de nos problèmes actuels. On a beaucoup parlé ces derniers temps de laïcité en péril. Je ne crois pas que ce soit d’abord la laïcité qui soit aujourd’hui en péril. La difficulté est plus fondamentale. Ce qui est en péril, ou tout au moins en difficulté, c’est la volonté d’un vivre ensemble solidaire des Français.

Nous sommes dans une société qui magnifie l’individu, ses aspirations, ses désirs, ses projets, ses droits, la défense de ses intérêts. Alors, dans cette perspective, quelle solidarité entre générations ? C’est bien la question posée par le problème des retraites d’un côté et celui de la solidarité avec les personnes âgées dépendantes de l’autre. Quelle solidarité entre catégories professionnelles différentes ? Quelle mixité sociale dans les quartiers pour éviter les ghettos de populations dans certains espaces urbains ? Quel apprentissage d’une vie civique ? Quand diminue la solidarité, quand s’affaiblit la conscience d’une responsabilité commune, la violence apparaît, que ce soit dans les banlieues, les centres-villes, les établissements scolaires et même – on en a parlé récemment – autour des prétoires…

Pour fonder cette solidarité sociale et nationale, il faut des valeurs symboliques fortes, une conception de l’homme et des relations humaines partagée par le plus grand nombre. Sans ces valeurs, chacun s’enfermera dans sa niche, dans la défense de son pré carré ou dans le seul horizon de son groupe religieux. Or, reconnaissons qu’il y a un déficit de références symboliques dans notre société. La crise de transmission des valeurs que celle-ci traverse ne touche pas seulement les familles, l’Ecole, les Eglises. Elle atteint le socle des valeurs fondatrices de la République. Il y a là un défi qu’il est vital de relever. Ne renvoyons pas cette tâche au seul Etat. Il est de la responsabilité de chaque composante de notre société d’apporter sa contribution à cette œuvre commune.

L’Eglise catholique tient à prendre part à ce travail collectif, non pas en jouant les suppléances ou en laissant réduire son rôle au seul gardiennage d’un patrimoine culturel, mais en témoignant du Salut apporté par le Christ. Ce Salut met des hommes debout, leur apprend à vivre ensemble, les éveille à promouvoir une solidarité entre tous. Loin d’inviter à l’évasion, il les appelle à ne pas déserter ces lieux où se joue la vie des hommes. La foi au Christ a une fécondité sociale. Toute l’histoire de l’Eglise dans notre pays est là pour le montrer. Il revient à notre travail de ces jours prochains de l’expliciter plus amplement.

Ce que je dis pour la France vaut également pour l’Europe. Comment éviter que dans la construction de l’Union européenne, avec son prochain élargissement, la participation des peuples ne dépende pas seulement de leurs intérêts économiques et financiers ? Comment œuvrer à la croissance d’une véritable conscience européenne, au désir d’un vivre ensemble européen ? Ne faut-il pas, là aussi, le socle d’un certain nombre de valeurs communes fortes pour soutenir le projet européen ? La demande du pape Jean-Paul II et de tous les épiscopats européens de voir mentionner l’apport de l’héritage religieux et notamment chrétien dans le préambule du futur Traité de l’Union européenne a justement pour but de souligner que toutes les composantes doivent être sollicitées pour cette édification actuelle de l’Europe. Les chrétiens y ont contribué hier. Pourquoi ne le feraient-ils pas aujourd’hui ou demain ? Ils sont prêts à le faire pour le bien de l’Europe elle-même. Je vous renvoie à l’appel des évêques de la COMECE, Ouvrons nos cœurs, du 10 juin dernier, et à l’Exhortation apostolique Ecclesia in Europa du pape Jean-Paul II qui écrit : « Avec l’autorité qui lui vient de son Seigneur, l’Eglise répète à l’Europe d’aujourd’hui : Europe du troisième millénaire, « que tes mains ne défaillent pas ! » (So 3, 16) ; ne cède pas au découragement […]. Au cours des siècles, tu as reçu le trésor de la foi chrétienne. Il fonde ta vie sociale sur les principes tirés de l’Evangile et on en voit les traces dans l’art, la littérature, la pensée et la culture de tes nations. Mais cet héritage n’appartient pas seulement au passé ; c’est un projet pour l’avenir, à transmettre aux générations futures, car il est la matrice de la vie des personnes et des peuples qui ont forgé ensemble le continent européen » (n° 120).