Mgr Lafont : « Nous sommes tous atterrés par les incendies en Amazonie »
« Nous sommes tous atterrés par les incendies extrêmement graves qui ravagent l’Amazonie brésilienne ». Mgr Emmanuel Lafont, évêque de Cayenne nous invite à relire avec attention l’intervention du patriarche Bartholomée 1er sur la théologie de la création.
« La plus grande forêt du monde est en train de brûler. Les feux de forêt au Brésil ont augmenté de 83 % depuis le début 2019, par rapport à l’année précédente, notamment en Amazonie en raison de la déforestation et de la sécheresse. Entre janvier et août, 72 843 départs de feu ont été enregistrés dans le pays, contre 39 759 sur la totalité de l’année 2018, selon des chiffres de l’Institut national de recherche spatiale (Inpe) qui observe notamment l’évolution de la forêt au Brésil. » (France-Guyane, 23 août, page 6). J’invite tous les catholiques à relire cette magnifique conférence du patriarche de Constantinople, Bartholomée 1er, sur la « Théologie de la création. » et à se demander comment répondre, personnellement déjà, aux appels pour « sauvegarder la maison commune » (Pape François) Le patriarche nous invite à :
- Avoir un regard sacramentel sur la création – reflet de Dieu
- Développer un esprit eucharistique – qui remercie de ce que Dieu nous offre
- Entrer dans une éthique ascétique – une sobriété de vie en respect de la vie des hommes et de la nature
- Pour vivre en solidarité de fraternité avec tous.
Le dimanche 1er Septembre est une journée mondiale de prière pour La sauvegarde de la création. Nos paroisses feront un effort particulier cette année pour honorer ce jour, eu égard au désastre écologique qui touche l’Amazonie et à la préparation du Synode, à Rome, en octobre, sur l’Amazonie.
Intervention du patriarche Bartholomée 1er de Constantinople à Paris pour la Journée internationale de prière pour la sauvegarde de la création en 2017.
Monseigneur le Recteur,
Mesdames et Messieurs les Professeurs,
Mesdames et Messieurs,
C’est un grand honneur que l’Institut Catholique de Paris fait ce soir à notre humble personne en nous décernant ce doctorat honoris causa. Nous en sommes profondément reconnaissant. Nous y voyons un hommage au Trône œcuménique, à la Grande Église du Christ, pour les initiatives mises en œuvre depuis près d’un quart de siècle en faveur de la protection de la création matérielle, depuis que notre prédécesseur, le patriarche œcuménique Dimitrios, adressa le 1er septembre 1989 la toute première encyclique à toutes les Églises orthodoxes dans le monde, où il instituait le premier jour de l’année ecclésiastique orthodoxe comme jour de prière pour la protection et la préservation de l’environnement naturel. Cette initiative fut d’ailleurs reprise par la Conférence des Églises européennes et par le Conseil œcuménique des Églises. À sa suite, nous avons tâché d’éveiller le monde face à la destruction irréversible qui menace notre planète aujourd’hui.
Notre Église a pris de multiples initiatives en matière d’environnement. Elle a créé un comité religieux et scientifique en 1995, qui a organisé des congrès scientifiques et théologiques sur la préservation des rivières et des mers : dans la Mer Égée (1995), la Mer Noire (1997), le long du Danube (1999), dans la Mer Adriatique (2002), la Mer Baltique (2003), sur l’Amazone (2006) et dans l’Océan Arctique (2007). Préalablement à ces congrès, cinq séminaires ont eu lieu dans notre faculté de théologie à Halki, laquelle, malheureusement, reste fermée depuis les années 1970 en raison d’une décision infondée des autorités turques. Ces séminaires s’étaient concentrés sur l’importance de l’éducation écologique et la conscience environnementale, en examinant les questions de l’éducation religieuse (1994), l’éthique (1995), la société (1996), la justice (1997) et la pauvreté (1998) dans une approche œcuménique, interreligieuse et interdisciplinaire. C’est de cette manière que le Patriarcat œcuménique veut contribuer à la préservation du monde qui nous entoure.
« Ce qui nous entoure » est précisément le sens du mot « environnement » qui figure dans l’intitulé de notre intervention de ce soir. Il présuppose que nous sommes entourés de quelque chose. En effet, depuis notre naissance, nous sommes entourés d’hommes et de femmes qui nous éduquent et nous élèvent. Mais nous sommes aussi entourés par la terre et l’air, par le soleil et la mer, par la faune et la flore. Qu’il soit matériel ou spirituel, cet environnement demeure un facteur déterminant pour notre existence puisqu’il influence notre comportement. Mais tout autant que l’environnement, la religion est un facteur déterminant qui modèle le comportement de chaque individu. La religion peut aussi entraîner des mouvements de masse au profit de bonnes causes. C’est pourquoi il n’est pas anodin de nous attarder ce soir sur le thème de la religion et de l’environnement.
Aux yeux de certains écologistes, l’homme est classé dans l’écosystème naturel en tant qu’égal aux autres animaux. Une telle approche s’oppose à l’approche anthropocentrique judéo-chrétienne. Elle s’explique soit par un rejet de Dieu et de la perspective de la divinisation de l’homme, soit par une mauvaise interprétation du commandement donné à l’homme de dominer le monde qui peut conduire à une exploitation destructrice des ressources naturelles.
Il nous semble important, dans la théologie chrétienne, de distinguer les êtres humains du reste de la création, afin de reconnaître la place et la responsabilité unique qu’a reçues l’homme au sein de la création par rapport au Créateur. Cette distinction n’est pas nouvelle, puisque déjà au quatrième siècle, saint Grégoire le Théologien, plus connu en Occident sous le nom de Grégoire de Nazianze, considérait l’homme comme un trait d’union entre la création et le Créateur, entre le monde matériel et le monde spirituel.
Dans cette perspective anthropocentrique qui provient de la Révélation divine telle que transmise par les écritures judéo-chrétiennes, l’homme est considéré comme l’intendant de la création. En effet, c’est à l’homme que Dieu a confié la responsabilité d’être l’intendant, « l’économe » (oikonomos) de la création : d’une part, d’après le commandement divin de « cultiver et garder la terre » (Gn 2, 15), et d’autre part, selon l’exhortation évangélique d’agir comme des « intendants fidèles et prudents » de ce monde (Lc 12, 42). De ce fait, pour la tradition chrétienne, l’environnement naturel n’est pas une mine de ressources destinée à être exploitée par l’homme de manière égoïste et égocentrique, pour sa propre jouissance, mais une création appelée a être en communion avec son Créateur par l’intermédiaire de l’homme qui en est le gardien. Il faut en être conscient et ce n’est qu’à travers cette prise de conscience que nous pourrons comprendre que la crise environnementale que traverse le monde d’aujourd’hui, comme d’ailleurs toutes les autres crises, qu’elles soient économique, financière ou morale, est avant tout une crise spirituelle.
Nous touchons ici à la spécificité de la spiritualité chrétienne qui devrait distinguer notre attitude chrétienne face à la crise environnementale des mouvements écologistes contemporains. La différence ne réside pas tant dans le degré de désir de préservation et de protection des ressources naturelles du monde, qui devrait être la priorité de tous les hommes, qu’ils soient des chefs politiques ou de simples citoyens. La différence – ou la spécificité chrétienne – réside dans notre conception du monde, et non dans le but recherché dans cette démarche. La croyance en l’homme comme « économe » et « prêtre » de la création est marquée par un sens profond de justice et de modération. Nous sommes donc appelés à préserver la création en servant son Créateur.
De là découlent les défis spirituels que nous lance, aujourd’hui, la crise environnementale. Nous nous pencherons ce soir sur quatre problèmes cruciaux : la surexploitation des ressources naturelles, le consumérisme, le gaspillage et la pollution. Nous les aborderons d’un point de vue spirituel en évoquant la sacramentalité du monde, l’attitude eucharistique, l’ethos ascétique et l’esprit de solidarité qui découlent de notre foi chrétienne.
- L’environnement naturel ne doit jamais être considéré de manière étroite, mais dans une perspective beaucoup plus large. Une vision spirituelle du monde matériel l’envisage toujours en relation avec le Créateur, ce qui n’est pas sans conséquences pour notre appréciation chrétienne de problèmes environnementaux tels que la menace de la surpêche océanique, la désertification, l’endommagement des récifs coralliens ou la destruction de la faune et de la flore. Cette vision spirituelle du monde nous dicte le respect de la création de Dieu, puisque notre rapport aux choses matérielles reflète nécessairement notre rapport à Dieu. Notre sensibilité spirituelle vis-à-vis de la création matérielle reflète clairement la sacralité que nous réservons aux choses célestes.
Malheureusement, dans notre théologie scolaire, nous avons été amenés à considérer les sacrements d’une manière étroite, en les réduisant à des rituels religieux communautaires. Or, à notre époque de la crise environnementale, il est indispensable d’étendre le principe sacramentel au monde entier afin de reconnaître ainsi que rien dans la vie n’est séculier ni profane. Nous confessons tous dans le Credo que tout a été créé par Dieu. Cela implique que tout est dans les mains de Dieu, que la création est la semence de Dieu, et de ce fait, que notre environnement naturel porte l’empreinte de Dieu. Ce n’est bien évidemment pas une vision panthéiste du monde, puisqu’il ne s’agit pas d’envisager la création comme divine, de considérer que tout est dieu et que dieu est tout, et de ce fait, vouer un culte à la nature. Dans le christianisme, il existe une distinction claire et nette entre la création et le Créateur. Il s’agit plutôt d’une approche que nous pourrions qualifier de panenthéiste, qui consiste à voir Dieu en toute choses et toutes choses en Dieu. Ceci n’est pas évident à reconnaître lorsque les hommes entretiennent une conception technique du monde qu’ils considèrent uniquement sous l’angle de la satisfaction de leurs désirs cupides et non dans la perspective de la contemplation du mystère de Dieu.
Une vision sacramentelle du monde nous révèle l’intimité de Dieu et du monde, intimité qui a été perdue à cause du péché. Une telle approche nous permet d’envisager le monde et la vie comme quelque chose de mystérieux ou de sacramentel, puisque le mystère réside précisément dans la rencontre de l’humanité et de la création avec le Dieu Créateur. Si la Terre est sacrée, alors notre relation avec l’environnement naturel doit être mystique ou sacramentale, c’est-à-dire reconnaissant en lui la semence et la trace de Dieu. Nous ne devons pas l’utiliser de manière égoïste en abusant des ressources naturelles. Nous pourrions considérer que le « péché d’Adam » a consisté à refuser l’environnement naturel en tant que don de communion entre Dieu et ses créatures, et à n’y voir qu’un objet d’exploitation pour la satisfaction de désirs non maîtrisés.
C’est précisément cette vision sacramentelle du monde qu’envisageait saint Isaac le Syrien, un mystique du VIIe siècle, lorsqu’il considérait comme but de la vie spirituelle l’acquisition « d’un cœur miséricordieux qui brûle d’amour pour la création tout entière… pour toutes les créatures du Dieu ». C’est cette même vision qui permit au grand écrivain russe, F. Dostoïevski, d’affirmer dans Les frères Karamazov : « Aime la création de Dieu tout entière, chaque grain de sable. Aime chaque feuille, chaque rayon de la lumière de Dieu. Aime les animaux, aime les plantes, aime tout. Si tu aimes tout, tu percevras le mystère divin dans les choses ».
Cette vision de la création nourrie par notre expérience liturgique permet d’envisager la question environnementale de manière nouvelle et de formuler une réponse appropriée en reconnaissance du don de la création matérielle qui implique une utilisation responsable et adéquate du monde créé. Cette vision sacramentelle du monde, confessant que le monde est un don de rencontre et de réconciliation avec notre planète, nous oblige à prendre en considération les problèmes environnement avec sérieux. L’air que l’on respire tout comme la mer et les océans qui nous entourent sont pour nous la source de vie biologique. S’ils sont souillés ou pollués, notre existence est menacée. Par conséquent la dégradation et la destruction de l’environnement sont une forme de suicide de l’humanité. Il apparaît que nous sommes inexorablement pris au piège de modes de vie et de systèmes qui ne cessent d’ignorer les contraintes de la nature que nous ne pouvons aucunement nier ni sous-estimer. Il ne faudrait pas que nous attendions d’être arrivés à un point de non-retour pour prendre conscience des capacités restreintes de notre planète.
En tant que don de Dieu à l’humanité, la création devient notre compagne donnée pour vivre en harmonie et en communion avec elle et les autres. Il nous faut puiser ses ressources avec modération et frugalité, les cultiver avec amour et humilité, et les protéger en accord avec le commandement scripturaire de « servir et préserver » (cf. Gen 2, 15). Au sein d’un environnement naturel irréprochable, l’humanité découvre une paix profonde et un repos spirituel. Et au sein d’une humanité cultivée spirituellement par la grâce paisible de Dieu, la nature reconnaît sa place harmonieuse et légitime.
Afin de remédier à la surexploitation des ressources naturelles qui mine notre planète et engendre sa pollution, la vision sacramentale de la création invite l’homme à revenir à un mode de vie « eucharistique » et « ascétique », ce qui veut dire être reconnaissant, rendre grâce à Dieu pour le don de la création en étant un intendant respectueux et responsable de la création.
- En cultivant un « esprit eucharistique », la spiritualité de l’Église orthodoxe souligne que le monde créé n’est pas notre possession, mais un don du Dieu Créateur, un don d’émerveillement et de beauté. La réponse appropriée pour l’homme qui reçoit un tel don est de l’accepter et l’embrasser avec gratitude et action de grâce. L’action de grâce souligne la vision sacramentelle du monde. Depuis la création, ce monde a été offert par Dieu comme un don devant être transformé et rendu avec gratitude. C’est pour cette raison que la spiritualité orthodoxe rejette la domination du monde par l’humanité. Car si ce monde est un mystère sacré, alors il doit être préservé de toute tentative de domination par les hommes.
L’exploitation abusive des ressources du monde n’est que la répétition du « péché originel » d’Adam et ne correspond nullement à l’attitude eucharistique que nous devons entretenir face à ce merveilleux don de Dieu. Ils sont le résultat de l’égoïsme et de l’avidité qui provient d’une aliénation de Dieu et d’un abandon d’une vision sacramentelle du monde. C’est le péché de l’homme qui a introduit la distinction entre le sacré et le profane, et qui a relégué ce dernier au domaine du mal et l’a livré en proie à l’exploitation.
L’exploitation illimitée des ressources naturelles conduit au consumérisme qui est si caractéristique de notre monde contemporain ainsi transformé en société de convoitise. En effet, celui-ci ne consiste pas à satisfaire les besoins vitaux de l’homme, mais ses désirs sans cesse grandissants et sans fin que cultive notre société de consommation, qui fait de la richesse une idole et qui promeut l’acquisition et l’accumulation de biens. L’exploitation des richesses naturelles qui découle de l’avarice et de la luxure, et non de besoins vitaux, crée un déséquilibre dans la nature qui n’arrive plus à se renouveler, comme en témoigne les problèmes de la surpêche, de surproduction agricole, de déforestation et de désertification. Une telle surexploitation des ressources naturelles reflète non seulement un manque d’intelligence, mais constitue également un grave problème éthique. Face à une telle attitude égoïste, la religion ne peut se taire et s’abstenir de rappeler les vérités éternelles et d’alerter les membres de la société des dangers qu’ils encourent.
Or, nous oublions trop souvent que l’homme n’est pas seulement un être logique ou politique, mais qu’il est avant tout une créature eucharistique, capable de gratitude et dotée du pouvoir de bénir Dieu pour le don de la création. Un esprit eucharistique implique donc d’utiliser les ressources naturelles du monde avec un esprit de reconnaissance, les offrant en retour à Dieu. En vérité, en plus des ressources de la terre, nous devons aussi nous offrir à lui. Au moment d’offrir la prière eucharistique dans l’Église orthodoxe, le prêtre affirme : « Ce qui est à Toi, le tenant de Toi, nous te l’offrons, en tout et pour tout ». Dans le sacrement de l’eucharistie, nous rendons à Dieu ce qui est à lui : nous lui offrons le pain et le vin, qui sont la transformation par le labeur de l’homme du blé et du raisin que nous a donné le Créateur. En retour, Dieu transforme le pain et le vin en mystère de communion eucharistique. L’offrande eucharistique est un bel exemple d’offrande synergique où l’homme collabore de manière constructive, et non destructrice, avec la volonté de Dieu. Faire fructifier de manière constructive, et non destructrice, les dons de Dieu doit être l’attitude de l’homme vis-à-vis de l’environnement naturel.
- Cet esprit eucharistique cultive en nous un esprit ascétique. La spiritualité orthodoxe nous apprend à vivre en harmonie avec notre environnement et nous enseigne comment le préserver en réduisant notre consumérisme par la modération et l’abstinence, ainsi que par la pratique du jeûne et d’autres disciplines spirituelles similaires. La spiritualité orthodoxe nous rappelle que tout ce dont nous sommes en possession est un don de Dieu. Ces dons nous sont octroyés pour satisfaire à nos besoins, à condition qu’ils soient partagés équitablement entre tous les hommes. Il ne convient donc pas d’en abuser, ni de les gaspiller sous prétexte que nous éprouvons le désir d’en consommer ou avons la possibilité matérielle de les acheter.
L’ethos ascétique nous enjoint de protéger le don de la création et de préserver la nature intacte. C’est la lutte pour la modération et la maîtrise de soi, lorsque nous ne consommons pas n’importe quel bien de manière impulsive, mais manifestons plutôt un sens de frugalité et d’abstinence de certains biens. La protection et la modération sont toutes deux des expressions d’un amour envers l’humanité tout entière et pour l’ensemble de la création naturelle. Seul un tel amour peut protéger le monde d’un gaspillage inutile et d’une destruction inévitable.
La pratique du jeûne à laquelle nous invite la vie spirituelle dans l’Église orthodoxe est une autre façon de rallier le ciel et la terre. C’est une façon de reconnaître les résultats catastrophiques d’une fausse spiritualité qui a fait fausse route. Les premiers ascètes avaient une grande estime du jeûne, et les moines contemporains en font autant. De nos jours encore, les chrétiens orthodoxes laïcs s’efforcent de suivre les exigences du jeûne, en s’abstenant de produits laitiers et de viande près de la moitié de l’année. Malheureusement, au fil des siècles, la notion de jeûne et d’abstinence a perdu son sens, ou du moins sa connotation positive. De nos jours, elle est utilisée dans un sens négatif et en vient à signifier l’opposé d’une diète saine ou d’un engagement équilibré dans le monde. Or, dans l’Église primitive, jeûner signifiait ne pas permettre aux valeurs de ce monde ou à l’égocentrisme de nous détourner de ce qui est le plus essentiel dans notre relation avec Dieu, avec les autres, avec le monde.
Le jeûne implique un sens de liberté. Le jeûne est une façon de ne pas vouloir, de vouloir moins, et de reconnaître les besoins des autres. Par l’abstinence de certains aliments, nous ne nous punissons pas, mais nous rendons plutôt capables de reconnaître la valeur adéquate de chaque aliment. De plus, le jeûne implique la vigilance. En faisant attention à ce que nous faisons, à la nourriture que nous prenons et à la quantité de ce que nous possédons, nous apprécions mieux la réalité de la souffrance et la valeur du partage.
La crise morale engendrée par notre injustice économique mondiale est profondément spirituelle et signale que quelque chose ne va pas dans notre relation avec Dieu, les hommes et le monde matériel. Nos sociétés de consommation contemporaines ignorent trop souvent l’injustice créée par le commerce mondial et les régimes d’investissement. Or, la modération et l’abstinence que nous enseigne le jeûne nous sensibilisent et nous incitent à avoir compassion des pauvres, et nous invitent au partage des biens matériels.
Le jeûne est donc une alternative critique à notre mode de vie consumériste, à la société de convoitise, qui ne nous permet pas de remarquer l’impact et l’effet de nos habitudes et de nos actions. Le monde spirituel, conditionné par la prière et le jeûne, n’est pas déconnecté du « vrai » monde, et de ce fait, le « vrai » monde est informé par le monde spirituel. Nous ne sommes plus alors étrangers à l’injustice de notre monde. Notre vision s’élargit, nos intérêts grandissent, nos actions gagnent une portée considérable. Nous cessons de limiter notre vie à nos petits intérêts et nous acceptons notre vocation de transformer le monde entier.
Le jeûne ne nie pas le monde, mais affirme l’entière création matérielle. Il rappelle la faim des autres dans un effort symbolique de s’identifier, ou du moins de se rappeler, de la souffrance du monde, afin de languir pour sa guérison. Par le jeûne, l’acte de manger devient le mystère du partage, le souvenir qu’il « n’est pas bon que l’homme soit seul sur cette terre » (Gn 2, 18) et que « ce n’est pas de pain seul que vivra l’homme » (Mt 4, 4). Jeûner signifie alors jeûner avec et pour les autres. En fin de compte, le but d’un tel jeûne est de promouvoir et de célébrer le sens de l’équité dans ce que nous avons reçu. Tout comme n’importe quelle autre discipline ascétique dans la vie spirituelle, on ne peut jamais jeûner seul dans l’Église orthodoxe. Nous jeûnons toujours ensemble, et nous jeûnons à des moments établis. Le jeûne est un rappel solennel que tout ce que nous faisons est inséparable du bien-être ou de la blessure des autres.
Ainsi, par le jeûne, nous reconnaissons que « la terre est au Seigneur » (Ps 24, 1) et qu’elle ne nous appartient pas pour qu’on l’exploite, la consomme ou la contrôle. Elle doit toujours être partagée en communion avec les autres et rendue à Dieu avec action de grâce. Jeûner c’est apprendre à donner, et pas seulement à renoncer. C’est apprendre à rentrer en contact et non à se séparer. C’est faire tomber les barrières de l’ignorance et de l’indifférence à l’égard de son prochain et de son monde. C’est restaurer la vision originelle du monde, tel que Dieu l’a voulu, et discerner la beauté du monde, tel que Dieu l’a créé. C’est offrir un sens véritable de libération de la cupidité et de la contrainte. En effet, le jeûne corrige efficacement notre culture basée sur le désir égoïste et le gaspillage insouciant.
- La question de la pollution de l’environnement et de sa dégradation ne saurait être isolée d’une vision spirituelle. La pollution de l’air et des eaux est une conséquence de la perte de conscience de la sacralité du monde, chose dont étaient même conscients les anciens. En effet, dans l’Antiquité, comme le relate Hérodote au sujet des mythologies, les hommes croyaient que des êtres vivaient dans les eaux. Ceci les amenait à considéraient les eaux comme sacrées et les empêchait de les polluer. Or, telle n’est malheureusement plus aujourd’hui la conviction de l’humanité qui, à cause de la surproduction et la surconsommation, n’hésite pas à déverser des substances toxiques ou des déchets dans les eaux fluviales ou dans les mers. Notre consommation non modérée des ressources naturelles, telles que l’essence, l’eau et les forêts, est une menace pour le climat de notre planète et les scientifiques sont actuellement très inquiets des effets dramatiques qu’aura le réchauffement climatique sur notre planète dans les années à venir. Tels sont les résultats désastreux sur notre environnement de l’industrialisation et de la surconsommation. Or, pour retrouver un équilibre dans notre planète, nous avons besoin d’une spiritualité qui cultive l’humilité et le respect et qui est consciente des effets de nos actes sur la création.
L’environnement est la maison qui entoure l’espèce humaine ; elle constitue l’habitat humain. Pour cette raison, l’environnement ne peut être apprécié ou évalué seul, sans lien direct avec l’homme dont la vocation est d’être l’économe et le prêtre de la création. La préoccupation pour l’environnement implique en effet de se préoccuper des problèmes humains de pauvreté, de la soif et de la faim. Notre attitude et notre comportement vis-à-vis de la création a un impact direct et reflète l’attitude que nous adoptons envers autrui. L’écologie est formellement liée (à la fois par son étymologie et par son sens) à l’économie. Or, notre économie globale dépasse tout simplement la capacité de notre planète à la supporter. Non seulement notre capacité à vivre de manière substantielle, mais aussi notre survie, sont elle-même menacées.
Les scientifiques estiment que les plus touchés par le réchauffement climatique dans les années à venir seront les plus démunis. C’est pourquoi le problème écologique de la pollution est directement lié au problème social de la pauvreté. Toute activité écologique est en fin de compte mesurée et passée au crible de son impact et de son effet sur le pauvre. Notre préoccupation pour les questions écologiques est donc directement liée à aux questions de justice sociale, et plus particulièrement celle de la faim dans le monde. Une Église qui néglige de prier pour l’environnement naturel est une Église qui refuse d’offrir à boire et à manger à une humanité souffrante. De même, une société qui ignore son mandat de prendre soin de tous les hommes est une société qui maltraite la création de Dieu, y compris l’environnement naturel, ce qui équivaut à un blasphème.
C’est un fait qu’aucun système économique, aussi avancé technologiquement ou socialement soit-il, ne peut survivre à l’effondrement du système environnemental qui le supporte. Cette planète est véritablement notre maison, mais c’est aussi la maison de tous, puisqu’elle est la maison de chaque créature animale comme celle de toute forme de vie créée par Dieu. C’est un signe d’arrogance que de prétendre que seuls nous, les hommes, habitons ce monde. C’est aussi un signe d’arrogance que de s’imaginer que seule notre génération habite cette terre.
En tant que le plus important des problèmes éthiques, sociaux et politiques, la pauvreté est directement et profondément liée à la crise écologique. Un pauvre fermier en Asie, en Afrique ou même en Amérique du Nord sera confronté quotidiennement à la réalité de la pauvreté. Pour ces fermiers, un mauvais usage de la technologie ou l’éradication des fôrets ne sont pas uniquement dangereux pour l’environnement ou destructifs pour la nature : ils affectent directement et profondément la survie même de leur famille. Les termes « écologie », « déforestation », ou « surpêche » sont totalement absents de leurs conversations quotidiennes ou de leurs préoccupations. Le monde « développé » ne peut exiger du pauvre en état de « développement » de comprendre intellectuellement la protection des quelques rares paradis terrestres qui demeurent, surtout si on prend en compte le fait que moins de 10% de la population terrestre s’accapare plus de 90% des ressources naturelles consommées. Toutefois, avec une éducation appropriée, le monde en « développement » serait davantage consentant que le monde « développé » à coopérer pour la protection de la création.
Nous sommes malheureusement pris au piège des cercles tyranniques créés par la nécessité d’une augmentation constante de la productivité et de l’offre de biens de consommation. Ce qu’il faut, c’est un changement radical dans la politique et l’économie, qui souligne la valeur unique et fondamentale de la personne humaine, plaçant ainsi un visage humain sur les concepts de l’emploi et de la productivité. Il est donc urgent, et ceci est de notre devoir, de cultiver dans notre société une culture de solidarité.
Pour conclure, nous aimerions souligner que notre époque fait face à un défi unique. Jamais dans le passé, durant la longue histoire de notre planète, les hommes ne se sont trouvés à ce point si « développés » qu’ils ont pu rendre possible la destruction de leur propre environnement et de leur propre espèce. Jamais auparavant, dans la longue histoire de cette planète, les écosystèmes de la terre ne furent confrontés à des dégâts quasi irréversibles d’une telle ampleur. C’est pourquoi il est de notre responsabilité de répondre à ce défi de façon univoque, afin de remplir notre devoir envers les générations à venir.
La crise à laquelle notre monde est confronté ne se résume pas à une crise environnementale. Cette crise est avant tout spirituelle, puisqu’elle concerne notre façon d’envisager ou d’imaginer le monde. En se coupant de Dieu, l’humanité se coupe aussi de son prochain et de son environnement, et de ce fait, l’individualisme et l’utilitarisme nous conduisent à abuser de la création sacrée et nous mènent à l’impasse écologique contemporaine. Ayant perdu de vue la relation qui existe entre le Créateur et sa création, l’humanité a cessé d’être le prêtre et l’économe de la création et s’est transformée en un tyran qui abuse de la nature. Dès lors, l’homme traite sa planète de manière inhumaine et impie précisément parce qu’il ne la considère plus comme un don reçu d’en haut, comme un don reçu de Dieu. C’est pourquoi, avant de pouvoir traiter de manière efficace les problèmes de notre environnement, nous devons changer notre vision du monde. Sinon, nous ne faisons que traiter les symptômes et non leurs causes. Par conséquent, la question de l’environnement est indissociable de la question religieuse.
Nous avons essayé ce soir de montrer qu’il est indispensable d’adopter une vision sacramentelle du monde, de cultiver un esprit eucharistique, un ethos ascétique et une culture de solidarité, et d’avoir constamment à l’esprit que tout ce qui fait partie du monde naturel, qu’il soit grand ou petit, a une importance au sein de l’univers et pour la vie du monde. Nous avons une responsabilité, devant Dieu, envers chaque créature vivante et envers l’ensemble de la création naturelle que nous devons traiter avec l’amour approprié et le plus grand soin. Ce n’est que de cette façon que nous assurerons aux générations à venir un environnement sain et propice au bonheur. Autrement, l’insatiable avidité de notre génération constituera un péché mortel dont ne résulteront que la destruction et la mort.
Comme nous l’avons conjointement exprimé avec le pape Benoît XVI, lors de sa visite officielle au Patriarcat œcuménique en 2006 : « Devant les grands dangers concernant l’environnement naturel, nous voulons exprimer notre souci face aux conséquences négatives pour l’humanité et pour la création tout entière qui peuvent résulter d’un progrès économique et technologique qui ne reconnaît pas ses limites. En tant que chefs religieux, nous considérons comme un de nos devoirs d’encourager et de soutenir tous les efforts qui sont faits pour protéger la création de Dieu et pour laisser aux générations futures une terre dans laquelle elles pourront vivre ».
Dans cette perspective, une alliance entre l’écologie contemporaine, en tant que recherche scientifique pour la protection et la survie de l’environnement naturel, et la théologie, en tant que réflexion métaphysique sur des sujets religieux, est nécessaire pour cerner la profondeur spirituelle des questions cruciales de notre temps. C’est pourquoi nous vous invitons tous, vous qui êtes déjà sensibilisés à ces questions, à promouvoir l’idée de la nécessité d’une résolution transdisciplinaire et synergique de ces défis auxquels notre planète fait face aujourd’hui.