L’Eglise en Pologne : 1050 ans au service de la nation polonaise
Présentation de l’Eglise catholique en Pologne par Marcin Frybes, écrivain, journaliste et sociologue franco-polonais.
On ne peut pas comprendre l’histoire de la Pologne […] sans Jésus Christ. […] On ne peut pas comprendre, sans Jésus, cette nation dont le passé extraordinaire a été aussi très difficile.
Jean-Paul II, homélie prononcée lors du premier pèlerinage dans la Pologne communiste en juin 1979
Il y a 1050 ans, la décision du prince Mieszko de se faire baptiser a placé le royaume de Pologne dans l’espace de la chrétienté occidentale. De même que dans d’autres pays européens, la conversion du souverain a eu pour conséquence que des territoires peuplés de tribus païennes ont été progressivement soumises à un même système (administratif, éducatif) organisé autour de l’Eglise et de la dynastie royale des Piast. A la fin du XIVe siècle, par le mariage de la Reine Hedwige (de la Maison capétienne d’Anjou-Sicile) avec Jagiełło – grand-duc de la Lituanie voisine, le royaume de Pologne s’agrandit à de nouveaux territoires à l’Est et au Sud (allant de la Mer Baltique jusqu’à la Mer Noire).
Le nouveau pays, appelé « Rzeczpospolita Obojga Narodów » (République des deux Nations) était un pays de tolérance : aux côtés d’une majorité de Catholiques, vivaient de nombreux Protestants, Orthodoxes, Juifs et même Musulmans. Certes, la hiérarchie catholique et les ordres religieux jouaient un rôle prépondérant au niveau de l’Etat (le Primat de Pologne jouissait du titre d’inter-rex ce qui équivalait au statut de régent) mais l’autonomie des diverses communautés confessionnelles et ethniques était juridiquement reconnue et respectée. La Pologne, à la différence de nombreux autres pays européens, n’avait pas connu de guerres des religions.
Ce n’est qu’au début du XIXe siècle que la place de l’Eglise (et de la religion catholique) commencèrent à changer. En 1795, suite à trois partages successifs décidés et réalisés par les souverains des pays voisins (Russie, Prusse et Autriche), la Pologne cessa d’exister (en tant qu’Etat indépendant) pour 123 ans. Soumis aux dominations étrangères (russe – orthodoxe et prussienne – protestante), les Polonais trouvèrent dans la religion catholique un vecteur naturel d’affirmation de leur identité nationale menacée ainsi que de contestation des pouvoirs perçus comme doublement étrangers. L’Eglise polonaise devenant la seule institution assurant un semblant de « continuité », dépositaire privilégié des traditions nationales et des espoirs pour un retour à l’indépendance.
La fin de la Première Guerre mondiale et la défaite conjointe des trois pays qui s’étaient partagés les territoires du pays il y a plus d’un siècle ouvrirent la voie au recouvrement de l’indépendance nationale en novembre 1918, vite reconnue par le Traité de Versailles. Dans la nouvelle Pologne, appelée Druga Rzeczpospolita (Deuxième République Polonaise) l’Eglise pouvait être un facteur facilitant la reconstruction de l’unité nationale. Cette tâche était difficile, vu que les catholiques ne représentaient qu’environ 65% de la population. Les clivages religieux recoupaient souvent de réels clivages sociaux. Certains évêques et prêtres polonais n’ont pas su toujours résister aux dérapages nationalistes, voire ouvertement antisémites.
L’Eglise victime du communisme soviétique
Vingt ans à peine après le retour de l’indépendance, la Pologne se trouva, dès les premiers jours de la Seconde Guerre mondiale (1er et 17 septembre 1939) sous l’emprise de deux occupations totalitaires (nazie à l’Ouest et soviétique à l’Est) et dont les objectifs étaient concordants – la destruction programmée des élites polonaises et la soumission totale de la population, qui devait être réduite au statut d’Untermensch (sous-hommes). Les hommes et les femmes de l’Eglise étant parmi les premiers visés : plus de 3.600 prêtres furent arrêtés par les Allemands dont plus de 2.600 périrent. On évalue le nombre de victimes du communisme soviétique comme comparable sinon supérieur.
La nouvelle « indépendance surveillée » apportée par les tanks de l’Armée Rouge en 1945 plaça l’Eglise polonaise dans une situation très difficile – la religion étant incompatible avec un Etat se basant sur l’idéologie marxiste-léniniste, satellite de l’URSS. Suite aux exterminations et meurtres commis par les deux occupants (dont 3 millions de Juifs polonais) et aux déplacements des frontières (décidés de façon arbitraire par les grandes puissances lors de la Conférence de Yalta), la Pologne se découvrit à la sortie de la guerre comme un pays majoritairement (à 97%) catholique. L’Eglise devenant du coup l’adversaire juré du nouveau pouvoir communiste.
Avec le pape Jean-Paul II, un tournant décisif
Grace à la sagesse, l’intransigeance et la lucidité du Primat de Pologne dans les années 1948-1981, le cardinal Stefan Wyszyński, l’Eglise réussit à sortir victorieuse de la confrontation avec le système communiste et athée. A la fin du stalinisme en 1956, elle commença lentement à reconstruire sa position et son influence, privilégiant un catholicisme largement traditionnel, marial et souvent national. L’Eglise devenant de plus en plus la seule force politique capable de s’opposer au pouvoir en place. L’élection du Pape Jean-Paul II en 1978 et sa visite en 1979 dans son pays natal (premier pèlerinage d’un Pape dans un pays communiste) allaient marquer un tournant décisif.
En 1980 une série de grèves ouvrières qui fascinaient le monde entier se terminèrent par un compromis (largement soutenu par l’Eglise), ouvrant la voie à la formation du syndicat Solidarność, avec à sa tête l’électricien Lech Wałesa, fier de porter sur sa veste la médaille de la Vierge de Częstochowa – patronne de la Pologne. Après le coup d’état du 13 décembre 1981 et l’interdiction de Solidarność, les liens entre l’Eglise et la société devenaient encore plus forts. De nombreux prêtres, dont le père , ont payé de leurs propres vies, l’engagement aux côtés des ouvriers dans les combats pour la liberté et la dignité.
Avec l’effondrement du système de type soviétique et l’avènement tant attendu de la liberté et de la démocratie, l’Eglise se trouva pour une nouvelle fois confrontée à des défis majeurs. L’après-communisme devait-il signifier pour elle un retour à un passé glorieux et le dédommagement (aussi matériel !) de toutes les injustices vécues sous le communisme ? Quelle devait être la place de cette Eglise – gardienne au cours des siècles du sentiment national – dans une société ouverte, pluraliste, gouvernée par des règles de droit et celles de l’économie de marché ? Quelle devait être la place du religieux dans l’espace public ? Au tout début de la « transition libérale », personne ne possédait de réponses à ces questions.
Habituée depuis des siècles à vivre « sur la défensive » L’Eglise n’a pas su éviter le piège d’affronter la nouvelle situation avec de nombreuses réserves et craintes ainsi qu’une peur grandissante devant les diverses conséquences qu’apportaient les évolutions politiques, sociales et culturelles en cours. Elle n’était pas du tout préparée (de même d’ailleurs que la société polonaise) à vivre dans un contexte de liberté et d’ouverture au monde. Le social et le politique s’habituent cependant plus facilement et plus rapidement aux bouleversements de fond qu’une institution millénaire. Très vite, allaient éclater d’importantes controverses (autour de l’enseignement de la religion dans les écoles, du droit à l’avortement, de l’implication de l’Eglise dans la vie politique et bien d’autres) qui placèrent l’Eglise dans une position d’adversaire pour d’importants groupes sociaux. Le peuple (une partie) se retournait tout à coup contre une institution qui l’avait aidé, soutenu et chéri pendant des siècles.
Le sentiment de totale incompréhension, de trahison et de frustration allait alimenter l’apparition et le renforcement de courants traditionalistes et défensifs au sein de l’Eglise, dont les fidèles du père Jerzy Rydzyk et de « Radio Maria » constituent la face la mieux connue, souvent dépeinte par les medias polonais et étrangers.
Une Eglise plurielle et multiforme
Il nous faut apprendre désormais à appréhender l’Eglise polonaise non plus comme un phénomène socio-culturel de parfaite et inébranlable unité (l’époque communiste avait favorisé une telle lecture), voire comme une sorte de « forteresse assiégée », défendant l’âme de la nation polonaise contre les assauts de la postmodernité. De nombreux journalistes ont toujours tendance à réduire la réalité de l’Eglise à son aspect hiérarchique et institutionnel. Mais en vérité l’Eglise polonaise est plurielle et multiforme (comme dans les autres pays). A côté de certains prêtres ou évêques qui ont toujours du mal à garder leurs distances face aux politiques (il est difficile d’oublier les habitudes du passé), existent des hommes d’Eglise qui animent avec succès des communautés de croyants, soit dans les paroisses (ou la vie religieuse est souvent très intense) soit au sein de divers mouvements (« Le mouvement charismatique », « Foi et Lumière » « Communauté du Chemin Neuf », etc.) qui fonctionnent en Pologne autant que dans de nombreux autres pays du monde.
L’expérience de nombreux religieux polonais (prêtres et missionnaires) qui prennent des responsabilités dans des paroisses ou des communautés à l’étranger (en particulier dans les pays pauvres et les pays touchés par les guerres) constitue, à moyen terme, un facteur important pouvant infléchir certaines orientations actuelles de l’Eglise polonaise (notamment sur la question de l’accueil des réfugiés).
Un autre aspect important du rayonnement international de l’Eglise polonaise est, depuis un quart de siècle, son aide et sa présence, sans cesse grandissantes, dans de nombreux pays de l’ancienne Union soviétique qui sortent d’une longue période d’athéisme imposé par les autorités et qui sont à la recherche de leurs propres sensibilités spirituelles et religieuses.
Ces ouvertures vers un monde extérieur perçu encore souvent comme foncièrement étranger, lointain et dangereux, la situation d’un réel pluralisme interne au sein de l’Eglise renforcent encore plus le sentiment de peur et d’incertitude qui anime et qui explique en même temps des décisions et des prises de position publiques de certains. L’Eglise polonaise a besoin aujourd’hui d’un Pape qui, à l’instar de Jean Paul II, il y a bientôt 30 ans, aura le courage de crier: « Eglise polonaise, catholiques polonais ! N’ayez pas peur ! »
Marcin Frybes, écrivain, journaliste, sociologue franco-polonais
A publié en français notamment : « Kaléidoscope franco-polonais » (avec Bronisław Geremek, Editions Noir sur Blanc, Paris, 2005), « Après le communisme – mythes et légendes de la Pologne contemporaine » (avec Patrick Michel, Editions Bayard Presse, Paris, 1996), « Une Nouvelle Europe Centrale » (avec la CFDT, Editions La Découverte, Paris, 1998), « Merci pour votre solidarité » (album de remerciement dédié aux Français qui avaient aidé la Pologne au cours des années 80, Institut Adam Mickiewicz, Varsovie, 2005).