1er février 1954 : un cri pour les sans-abri, regard de sociologue
Face à l’urgence, face à la vague de froid meurtrière de cet hiver-là, les mots de l’abbé Pierre “Mes amis, au secours…” diffusés sur les ondes radiophoniques le 1er février 1954 déclenchent un formidable élan de générosité en faveur des plus démunis. Retour sur les 70 ans de l’appel de l’abbé Pierre avec Julien Damon, docteur en sociologie, spécialiste des questions de pauvreté. Par Florence de Maistre.
Comment avez-vous été amené à vous intéresser à l’appel de l’abbé Pierre ?
J’ai rédigé ma thèse, il y a une trentaine d’années, sur les sans-abris. Cette thématique passe nécessairement par la figure française de l’abbé Pierre et son appel de 1954, qui réveille les consciences et provoque l’insurrection de la bonté, selon ses propres mots. Depuis lors, nombre d’événements se sont succédé. L’abbé Pierre est presque une figure imposée ! Il est devenu une institution. Il y a même une Fondation pour le logement des défavorisés qui porte son nom. Elle développe une expertise sur l’état du mal-logement en France et mobilise tous les acteurs du secteur. Il faut noter que cet appel n’a pas été célébré tous les ans. En 1954, il a vraiment interpellé et fait réagir les Parisiens d’abord, puis la France entière, et il a accompagné la politique du logement. En 1964, il ne s’est rien passé, en 1974 non plus. À partir de 1984, le sujet de la pauvreté redevient important dans le débat public. L’abbé Pierre réapparaît sur le devant de la scène nationale. L’appel de l’hiver 54 est ensuite commémoré de manière rituelle, utile, en lien avec les politiques sociales en France.
Quel était le contexte de ces années cinquante ?
Il y a eu très peu de constructions entre les deux guerres. L’offre de logement était en 1954 d’une part faible numériquement, et dégradée qualitativement. Cette dernière s’explique à la suite des dégâts de la guerre, ainsi que par le faible investissement public et privé en matière de logement. Jusqu’en 1948, les loyers sont bloqués. Peu d’investisseurs s’impliquent dans ce domaine. L’appel de l’abbé Pierre est un cri au cœur de cette période où le nombre de logements est très réduit et de mauvaise qualité. Or la demande est forte, induite par le baby-boom. La nécessité de loger les jeunes ménages avec leurs enfants est impérieuse. Faute de quoi, il s’ensuit des tragédies. La réaction de l’abbé Pierre, singulière, fait accélérer les politiques publiques en matière de logement.
Quelle est la vision de l’abbé Pierre au jour de l’appel de 1954 ?
Il n’y a pas de stratégie dans le geste de l’abbé Pierre. Il y a une implication particulière, une prise en compte des laissés-pour-compte. Il connaissait bien la problématique du travail et de l’habitat. Il avait déjà lancé le mouvement de solidarité Emmaüs en 1949. Son intervention du 1er février 1954 est une réaction et un bricolage, comme il le dit lui-même. Il vient juste de griffonner le texte qu’il lit à la radio. C’est la situation telle qu’évoquée, le scandale de ces drames, la mort d’un bébé puis celle d’une femme dans la rue à cause du froid, qui pousse le prêtre à se faire entendre sur les ondes. L’abbé Pierre, ancien député au parlement, savait aussi comment mobiliser les responsables politiques. Quelques semaines avant l’appel, il avait déjà souligné publiquement combien il était honteux de contraindre les gens à mourir de froid. Il avait invité à l’enterrement de l’enfant le ministre du logement, qui contrit s’y était rendu. L’abbé Pierre savait s’y prendre, sans avoir d’autres plans.
Comment la situation a-t-elle évolué ?
La population, les élus et les médias réagissent massivement. Le déballage de l’insurrection de la bonté, selon l’expression de l’abbé Pierre, et la mobilisation en faveur des mal-logés permettent de financer d’importantes créations de logements sociaux, même si la forme architecturale de ces grands ensembles de barres et de tours d’immeuble sera ensuite discutée. De grands pas en matière de politique de logement permettent de résorber les manques en nombre et en qualité. Les années 70 sont marquées par le retour de la pauvreté en France en raison des chocs du chômage de masse. À la fin des années 70 et au début des années 80, les villes de gauche comme de droite voient la croissance d’une “nouvelle pauvreté”, et à nouveau le scandale de la mort de plusieurs personnes sans-abris dans la rue. Différentes initiatives associatives se développent, auxquelles l’abbé Pierre contribue, comme la création de la banque alimentaire (1984). Il participe aussi à la fondation des Restos du cœur (1985). Des nouvelles politiques publiques en matière d’hébergement sont déclenchées, le financement des logements sociaux est réformé. Jusqu’à aujourd’hui les investissements publics continuent, même s’il y a des manquements et, de fait, des gens qui dorment dehors ou sous des tentes. Au milieu des années cinquante, le parc de logement était très insuffisant. C’est bien différent aujourd’hui : la crise du logement réside dans le logement. Notamment au regard du nombre de logements vacants ou de résidences secondaires. Les deux crises de 1954-2024 sont difficilement comparables, même si les morts de la rue en sont toujours la manifestation.
le fondement de son action réside dans sa foi
Qu’est-ce que l’abbé Pierre dit de l’engagement de l’Église auprès des défavorisés ?
En souriant, oui, je pense que nombre de nos contemporains, qui mettent l’abbé Pierre en avant, oublient sa figure de prêtre de l’Église catholique ! Une forme de sainteté laïque lui est conférée. Or, le fondement de son action réside dans sa foi, il aimait le rappeler ! Emmaüs n’est pas une association laïque, elle a le catholicisme comme fondement. On pourrait dire que la doctrine de l’abbé Pierre se rapproche de celle des prêtres ouvriers, bien qu’il n’ait jamais participé à ce mouvement. Dans les années cinquante, l’Église se préoccupe peut-être des plus pauvres, mais pas de l’action politique. L’abbé Pierre avec ses autres casquettes de résistant et de parlementaire sonne l’alarme, non seulement des âmes, mais aussi des pouvoirs publics. Il reste une icône de la générosité à la française. Aujourd’hui, la France compte beaucoup moins de catholiques et les actions de l’Église auprès des plus démunis sont moins connues. Il y a désormais un nombre très conséquent de places d’hébergement, des milliards d’euros de fonds publics y sont employés. L’Église catholique continue aussi d’innover et d’agir pour l’hébergement des personnes de la rue. Avec des actions du type Hiver solidaire, des bénévoles partagent avec elles le repas du soir, la nuit et le petit-déjeuner dans des locaux paroissiaux. Mais ce type d’accueil n’est pas comptabilisé dans les places d’urgence. L’Église, dont certains suggèrent la réquisition du patrimoine immobilier, agit à sa manière, différente et complémentaire des pouvoirs publics.
Comment agir aujourd’hui à la suite de l’abbé Pierre ?
L’abbé Pierre avec le mouvement Emmaüs avait eu cette intuition, dès les années 50, de créer des équipes de rue, une préfiguration des maraudes organisées auprès des sans-abris à partir des années 90. Des associations laïques et d’autres catholiques regroupent des travailleurs sociaux et des bénévoles qui agissent ensemble. Certains par miséricorde, d’autres par la volonté d’aider les autres. La mission est réalisée à une échelle importante. Les actions imaginées par l’abbé Pierre se sont amplement déployées et restent pertinentes. Concrètement en 1954, l’hiver était très froid. Déjà, cette année-là des grandes tentes accueillent des sans-abri pour la nuit. Ce n’était pas des Quechuas comme aujourd’hui, mais une solution d’urgence face à une situation jugée scandaleuse. L’abbé Pierre a inventé ce type de mobilisation. C’est à juste titre que sa figure est rappelée dans les crises traversées.
Suivre la présentation du 29e rapport sur « L’État du mal-logement en France »
le jeudi 1er février 2024, de 9h30 à 13h00 : https://www.reml2024.fr/
La Fondation Abbé Pierre https://www.fondation-abbe-pierre.fr/ analyse les politiques publiques conduites en matière de logement et commente les chiffres du mal-logement, en s’appuyant sur le vécu des personnes mal logées.
Quelques chiffres
Connaître les chiffres clés du mal-logement en France (2023 Fondation Abbé Pierre)
4,1 millions de personnes mal logées
- dont 643 000 personnes en hébergement contraint chez des tiers
- dont 330 000 personnes sans domicile (soit 30 000 de plus qu’en 2022 ; 130 % de plus qu’en 2012, chiffres Insee).
12,1 millions de personnes fragilisées par rapport au logement
- dont 5 732 000 personnes en situation d’effort financier excessif
- dont 4 299 000 personnes modestes en situation de surpeuplement modéré
- dont 3 558 000 personnes en situation de précarité énergétique.
Connaître les chiffres clés de l’hébergement d’urgence en France (chiffres 2021, publiés en oct. 2023 Les dossiers de la Drees)
- 200 000 personnes accueillies en centre d’hébergement
- 1 personne hébergée sur 3 est mineure
- 1 personne hébergée sur 2 l’est depuis au moins un an
- Plus d’1 adulte hébergé sur 4 en CHRS a une activité professionnelle
S’engager avec Hiver Solidaire
Hiver Solidaire est une initiative du pôle solidarité du diocèse de Paris avec le soutien de l’association Aux captifs, la libération https://www.captifs.fr/. En 2023, 42 paroisses à Paris, soit plus de 3000 bénévoles, s’unissent pour accueillir plus de 200 personnes sans-abri. Depuis cinq ans, Hiver Solidaire s’est déployé dans 10 diocèses en France : Nantes, Bordeaux, Arras, Orléans, Fréjus-Toulon, Nanterre, Rennes, Toulouse, Valence et Versailles.