Quelle société voulons-nous pour aujourd’hui et demain ? : interview de Monseigneur Pierre d’Ornellas

Nous avons souhaité poser quelques questions à Monseigneur Pierre d’Ornellas, archevêque de Rennes et responsable du Groupe de travail en vue des États généraux de la bioéthique au sein de la Conférence des évêques de France, qui a publié en mars 2019 un ouvrage sur la bioéthique, Quelle société voulons-nous pour aujourd’hui et demain ? 

 

  • D'ORNELLAS-BioethiqueÀ quel(s) public(s) s’adresse cet ouvrage ? Les non-initiés aux questions bioéthiques peuvent-ils le parcourir ?

À tous les publics. En tout cas, c’est son intention, aussi bien par les sujets abordés que par le ton. De plus, il est composé à partir d’interventions publiques. Il me semble que des non-initiés peuvent le parcourir car les chapitres ne visent pas des questions techniques de façon pointue, mais offrent des considérations qui obligent à s’interroger. Dans le fond, cet ouvrage a un a priori : il fait confiance à la réflexion de ses lecteurs. Chacun peut trouver un point ou un autre pour avancer personnellement dans sa réflexion sur le vaste sujet de la bioéthique. Si ce livre suscite une plus grande réflexion, alors j’en suis heureux. En effet, je pressens un certain emballement avec une certaine résignation : puisque c’est possible, il faut le faire ; ou encore, puisque cela se fait à l’étranger, pourquoi pas chez nous, etc

  • Pourquoi l’Église doit-elle prendre la parole sur la bioéthique ? Comment les lecteurs catholiques peuvent-ils s’emparer des éclairages apportés par votre livre ?

L’Église prend la parole quand les plus fragiles sont menacés. À la fin du XIXème siècle, ce fut à l’occasion de ce qui a été appelé la « question ouvrière ». Aujourd’hui, les avancées en bioéthique offrent un pouvoir inédit sur l’être humain, grâce à la technique dont les prouesses sont admirables. Mais va-t-on vers un pouvoir qui écrasera celles et ceux qui préféreront le respect de la dignité de tous, y compris des plus petits ? L’Église parle parce qu’elle a une vision de l’être humain, de sa dignité et de sa vulnérabilité, ainsi que de sa vocation sociale. Avec cet ouvrage – et d’autres évidemment –, des lecteurs peuvent réfléchir sur la vulnérabilité qui n’est pas une indignité, sur le désir qui ne consiste pas à avoir ou posséder toujours plus, mais à être davantage ce que je suis, sur le dialogue grâce auquel la voie juste peut être trouvée, etc. Les lecteurs peuvent aussi percevoir le lien entre bioéthique et écologie, ce qui me semble capital aujourd’hui.

J’ajouterais un point. L’Église parle parce qu’elle a une haute estime de la science et de l’homme appelé à chercher à comprendre. L’Église peut aider des scientifiques à être d’authentiques chercheurs en suivant l’éthique propre à chaque méthode scientifique et en étant guidé par la recherche désintéressée de comprendre. L’Église apporte alors la question essentielle : « pourquoi ? » qui est plus importante que la seule question du « comment ? »

  • Vous avez publié un livre sur le même sujet en 2009. De nouveaux enjeux ont-ils émergé depuis ? Votre regard sur certaines questions a-t-il changé en 10 ans ?

En 2009, les deux livres sur la bioéthique (Propos pour un dialogue et Questions pour un discernement) abordaient des techniques les uns après les autres, en essayant de discerner les chemins éthiques qu’impose le respect de la dignité de chaque être humain, en commençant par le plus petit, à savoir l’enfant. Je m’étais déjà exprimé sur la vulnérabilité (Documents Épiscopat, Dignité et vulnérabilité au cœur du débat éthique, 6/2010), mais je sens que c’est à nouveau nécessaire, d’autant plus que la société commence à prendre conscience que des personnes fragiles apportent un plus à notre vivre ensemble. La journée européenne sur la Trisomie 21 en est une illustration. Cela interroge la pratique des tests génétiques.

Mais surtout, dix ans plus tard, les avancées sont telles et les promesses si assurées d’un avenir sans faiblesses pour l’homme, que la pensée en bioéthique doit être globale. Il ne s’agit plus de réfléchir sur telle technique ou tel procédé technologique, il s’agit d’avoir une vision sur l’être humain et ses liens qu’il institue pour vivre socialement. La loi de bioéthique participe à l’instauration de tels liens dans la famille mais aussi avec la société, par exemple, le corps médical. Il s’agit d’être attentif, voire vigilant, sur ce qu’induisent les techniques dans le quotidien de nos sociétés. Par exemple, ne sommes-nous pas en train de nous habituer à une mentalité eugéniste sans que nous nous en rendions compte ? Ne fabriquons-nous pas de l’injustice en allouant un budget colossal pour la recherche en espérant que cela soignera demain, sans fixer un budget nécessaire pour soigner les malades et accompagner les personnes âgées dépendantes d’aujourd’hui ?

  • Comment votre ouvrage s’inscrit-il dans l’agenda de la révision des lois bioéthiques ? De quelle manière envisagez-vous qu’il pourrait influencer les débats ?

Le débat parlementaire a été plusieurs fois retardé. Je ne sais quel est l’agenda qui sera retenu. On sait seulement que le projet de loi sera examiné en Conseil des ministres à la mi-juin. Aujourd’hui, il est évident qu’il n’y a pas de consensus sur ces sujets de bioéthiques. Un projet de loi outrancier risque d’augmenter les fractures. C’est pourquoi il est important d’aider chacun à réfléchir pour s’approprier les grands enjeux de bioéthique. Les Français veulent-ils un libéralisme total en bioéthique tout en réclamant – parfois avec violence – une solidarité sociale davantage juste ? Désirent-ils préserver les écosystèmes de la nature qui sont si précieux pour notre bien à nous, humains, et en même temps ne pas protéger l’écosystème humain qui est plus complexe qu’il n’y paraît ?

Si, pour sa modeste part, ce petit livre apporte une petite contribution à la réflexion, c’est bien. Nous avons tous besoin d’une cohérence de fond qui rassure les Français et apaise notre société. Aux États généraux de la bioéthique, beaucoup ont exprimé leurs inquiétudes devant l’avenir en raison d’avancées scientifiques qui seraient imposées sans être maîtrisées. De même il y a de l’inquiétude devant des injustices de solidarité sociale. La bioéthique doit s’inscrire dans cette nouvelle solidarité sociale de telle sorte que l’usage des techniques biomédicales ne conduisent pas à une domination de certains sur d’autres, à de nouvelles injustices durables.