Quelle place pour l’homme dans la Création ?
On peut sourire du texte qui suit, intitulé « Du rang que l’homme occupe dans la création ». Il est extrait de l’ « Encyclopédie théorique et pratique des connaissances utiles composée de traités sur les connaissances les plus indispensables » (Paris Garnier Frères), encyclopédie à caractère scientifique et technique publiée dans les années 1850 :
La première place dans la création terrestre, à une grande distance de tous les êtres vivants, c’est la place de l’homme, dominateur naturel de la terre et de ses habitants.
En fait, l’homme est le maître de tous les êtres vivants et le véritable possesseur de la terre.
Les animaux le craignent et le fuient, ou lui obéissent et le servent. Malgré la supériorité de leur force et de leurs armes naturelles, les uns, les plus féroces, ceux qui ont soif de son sang, lui cèdent la place, se parquent d’eux-mêmes loin de lui dans les déserts, disparaissent peu à peu comme individus, et tendent même à s’éteindre comme espèces ; les autres se laissent apprivoiser, subjuguer, et obéissent, même en troupeaux, à la voix ou au geste d’un enfant. Il en est qui, se prenant d’amitié pour leur maître, deviennent ses compagnons assidus et ses serviteurs dévoués.
L’empire de l’homme sur les êtres vivants s’étend au-delà de la soumission et de l’obéissance. L’homme modifie dans leur nature même les êtres vivants qui l’entourent : les animaux par la domestication, par l’alimentation, par le croisement des races ; les végétaux par la culture, par la greffe, par les fécondations artificielles. L’homme peut ainsi créer en quelque sorte des espèces vivantes nouvelles, appropriées à ses goûts, à ses fantaisies, à ses besoins, en se servant des forces de la nature assujetties à ses combinaisons.
Pour peu qu’une région du globe offre de la terre, de l’air et de l’eau, elle est propre à fournir une habitation à l’homme qui seul, à l’exclusion des animaux, a réellement pris possession de toute la terre habitable. Sous l’influence des travaux de l’homme et par sa volonté, la terre se modifie pour s’accommoder aux goûts et aux besoins de son maître. Malgré la différence des climats, elle se couvre des espèces végétales que l’homme a intérêt à lui faire produire. L’homme se rend maître des fleuves ; il les retient dans leur lit et dirige leur cours : il fait communiquer ensemble les rivières et les mers ; il dessèche les marais et les lacs ; il fixe les dunes ; il règle et provoque les alluvions. Il anticipe sur la mer pour projeter en son sein des constructions et des villes ; il la repousse loin du rivage et la retient, par des digues, suspendue au-dessus des habitations qu’il s’est créé jusque dans son lit.
Ainsi, à ne considérer dans l’homme que sa destination terrestre, il se présente tout d’abord comme profondément séparé du reste de la création, qui semble lui avoir été finalement subordonnée, selon tous les rapports que comporte l’accomplissement de la vie humaine.
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On peut sourire de ce texte extrait d’une encyclopédie scientifique et tout imprégné de « positivisme » en vogue au XIXe siècle, car il entre en résonnance avec l’encyclique Laudato Si’ et son chapitre 3 sur « La racine humaine de la crise écologique ». Le Pape rappelle que « Nous sommes les héritiers de deux siècles d’énormes vagues de changement (…) » et qu’ « une présentation inadéquate de l’anthropologie chrétienne a pu conduire à soutenir une conception erronée de la relation entre l’être humain et le monde. Un rêve prométhéen de domination sur le monde s’est souvent transmis, qui a donné l‘impression que la sauvegarde de la nature est pour les faibles. »
On peut sourire à cette hubris qui se manifestait au XIXe siècle, dont on espèrerait ne pas être collectivement les héritiers. Laudato Si, c’est à la fois la formidable analyse d’une humanité qui découvre aujourd’hui ses limites écologiques et sociales et c’est aussi un éclairage plein d’espérance sur son destin. Doit-on l’interpréter comme un appel à toutes les sciences sociales (l’économie, la sociologie, l’écologie, l’histoire, l’anthropologie, la politique …) à dépasser leurs clivages, leurs réductionnismes et leur isolement, parce que « tout est lié ». Il y a urgence à mieux éclairer et comprendre nos racines pour mieux louer la beauté de la Création. Il y a urgence à enrichir ce débat fondamental.
On peut sourire intérieurement de ce passé pas si lointain, et prier avec le Psaume 96 : Que les cieux se réjouissent, que la terre exulte, et que grondent la mer et ses richesses ! Que la campagne tout entière soit en fête, que tous les arbres des forêts crient alors de joie, devant le Seigneur (…).
Michel Lepetit