« Mauvais élève » de Philippe Vilain
Fiche de l’Observatoire Foi et Culture du 12 mars 2025, OFC 2024, n°9 sur « Mauvais élève » de Philippe Vilain chez Robert Laffont, 2025
La semaine prochaine, le mercredi 19 mars, de 18h30 à 20h, l’OFC proposera dans les locaux de l’avenue de Breteuil une rencontre en écho à la lettre que publia le pape François en juillet dernier au sujet de l’importance de la littérature dans la formation des futurs prêtres en particulier et des étudiants en général. La présente fiche de l’OFC peut constituer une introduction et un appel à s’intéresser, à la rencontre du 19 mars, à la littérature.
Philippe Vilain, outre qu’il est romancier est aussi un essayiste qui a publié plusieurs livres consacrés à la littérature. Le présent opus est au croisement de ces genres : autobiographie, autofiction, éloge des lettres. On peut souligner que notre auteur est normand, né à Vernon, étudiant à Rouen – « Je ne m’habituais toujours pas au climat de Rouen, à la pluie qui déteignait sur mon humeur, amplifiait mon goût de la méditation jusqu’à me rendre mélancolique, cette même pluie qui semblait enraciner les Rouennais à leur ville. La pluie était le témoin fidèle de leur vie » p. 83 – et désormais enseignant à Naples ; on sait la présence normande dans les Deux-Siciles.
Issu d’un milieu très populaire, il fait partie de cette catégorie désormais souvent mise à l’honneur ou étudiée, les « transfuges de classe ». Pour lui, c’est la lecture qui l’a arraché au chemin tout tracé à quoi son ascendance le destinait.
« Seuls les cours de français et de philosophie, qui possédaient les plus faibles coefficients et seraient donc de peu d’utilité à ma réussite scolaire, me captivaient, sans doute parce qu’ils répondaient à mon goût pour l’introspection et que les sujets traités se présentaient à moi comme autant de problèmes insolubles […]. La philosophie stimula mon envie d’apprendre et développa peu à peu, de manière miraculeuse, mon besoin de lire. Moi qui, jusque-là, avait méprisé la lecture, je m’y adonnais passionnément, je pris conscience de son importance » p.36- 37.
Comme on a pu le lire ailleurs, chez Didier Eribon en particulier, Philippe Vilain s’interroge sur l’éventuelle honte qu’il peut éprouver de son milieu, de ses origines, alors qu’il a accédé à une carrière, un milieu, celui des « intellectuels ». Ceci concerne en particulier ses relations avec ses parents.
« Quelle prétention de ma part de vouloir leur apprendre le docte langage, la bonne façon de parler, quelle hypocrisie de leur dire que c’était simplement pour leur rendre service que je leur faisais ces remarques, pour leur bien, alors qu’ils avaient fait leur vie sans que personne le leur reproche et que personne d’autre ne le leur reprocherait : je me sentais injuste envers mes parents, déloyal, et je détestais le petit donneur de leçons que j’étais en train de devenir, puisque c’était moi, et moi seul, que leurs fautes embarrassaient » p. 169.
Refusant toute forme de prétention, il peut alors affirmer : « La culture ne me servait pas d’instrument de jugement, d’évaluation ou de distinction, mais de moyen de compréhension de mon propre monde […]. De sorte que les sentiments d’illégitimité, de déloyauté et de trahison qui submergent bien souvent les transfuges de classe – et je m’apprêtais à en devenir un – au moment de s’éloigner de leur famille, de s’écarter de la voie qui leur était promise dès la naissance, ne m’effleuraient pas, puisque je ne cherchais pas à fuir les miens, seulement à me sauver » p. 171.
Voilà ce que permet la littérature, et certainement toute pratique artistique, ou tout goût pour ce domaine, la capacité à se mettre à distance de soi-même afin de mesurer les mouvements du cœur par lesquels on est agité, non pour les taire, mais, au moins, pour accéder à leur conscience, et de ce fait de n’en pas être le jouet. « En écrivant, je pouvais donner libre cours à ma sensibilité, à mon imagination, essayer de mettre des mots sur les émotions et les sentiments qui circulaient de manière confuse en moi, que je tentais vainement de raisonner. L’écriture décantait une parole miraculeuse, souveraine, qui exorcisait mes problèmes » p. 50.
Ouvrant les livres, Philippe Vilain ne les refermera plus et y découvre sa vocation : lire et écrire. « Je me rendais compte, m’ouvrant au monde, qu’il n’existe sans doute pas d’asservissement plus grand que celui d’une vie sans livres et qui, sans nous rendre forcément inconscients de nos manques et de notre malheur, mais en nous privant de repères et de cadre, en nous rendant incapables de décrypter le monde et de nommer précisément les choses, nous condamne à errer dans un monde absurde. Il fallait que je me sauve, que je redonne du sens à ma vie, et cela ne pourrait passer que par les livres, par les mots mêmes qui me faisaient défaut » p. 38-39.
« Quelque chose en moi se réparait à travers ce nouveau statut d’étudiant en lettres modernes, et cette conviction un peu folle, mystérieuse, inexplicable puisque sans réel fondement, d’être fait pour la littérature, de me sentir même une vocation d’écrivain pour la simple raison que, depuis quelques mois, je commençais à écrire et que l’écriture m’était devenue une nécessité impérieuse » p. 49.
Un événement décisif de sa vie fut sa rencontre avec Annie Ernaux – autre normande – dont il devient l’amant. On sait cette histoire, l’un et l’autre en firent le sujet de livres qu’ils signèrent. La littérature, l’origine populaire, l’arrachement à un chemin social tout tracé, le questionnement au sujet d’une possible trahison des classes populaires… tout cela, et une passion sensuelle les a réunis.
Amant… mais aussi lecteur d’Ernaux, ainsi de La Place. « Ce texte me bouleversa plus que de raison, et certaines questions, qu’il me posait, me violentaient : est-ce que moi aussi, au fond, j’étudiais pour rompre avec mon milieu, ne pas reproduire l’éducation que mes parents m’avaient donnée et les fuir ? N’avais-je jamais ressenti une forme d’embarras, sinon de honte, lorsque des étudiants des classes supérieures me demandaient la profession de mes parents, et n’avais-je pas, à mon tour, en me préparant à m’élever dans la société, le sentiment de les trahir ? » p. 100.
Elle fut son initiatrice, en maints domaines, mais c’est avant tout pour la littérature qu’il se sait en dette vis-à-vis d’elle. « Grâce à elle, je prenais conscience de mes lacunes, je savais sur quels aspects je devais m’améliorer, je compris que je devais travailler davantage, me faire violence pour publier un jour. Lorsque nous nous initions à l’écriture, nous sommes loin de nous représenter les difficultés de la pratique, les efforts dantesques et les sacrifices auxquels il faut consentir, le degré d’exigence à maintenir pour parvenir à un niveau convenable ; nous nous laissons seulement porter par le plaisir d’écrire, notre guide, avec une certaine complaisance, sans travailler assez, sans nous imposer une discipline suffisamment stricte qui ne serait pas sans désagrément. Or écrire est un labeur à part entière dont l’objet n’est pas tant de remplir des pages qu’une méditation obsessionnelle, une occupation permanente approchant, dans certaines phases du travail, d’une forme de démence » p. 129-130.
Terminons par les lignes qui suivent, presque une profession de foi, pour cet homme bien éloigné, certainement, de toute préoccupation religieuse, mais qui, dans les livres, par les livres, découvre d’autres vies que la sienne et s’ouvre ainsi à une compréhension plus complète des êtres humains.
« L’amour de la lecture ne me semble pas très différent de l’amour que nous éprouvons pour une personne, il est avant tout une question de rencontre : de même que nous ne sommes pas dépourvus d’une capacité à aimer lorsque nous sommes célibataires, nous ne sommes pas pourvus d’une incapacité à lire lorsque nous ne lisons pas, dans un cas comme dans l’autre, nous avons besoin d’amour et de lecture, et c’est seulement que nous n’avons pas encore rencontré la bonne personne et les bons livres » p. 234.
Pascal Wintzer, OFC