Dévastation – la question du mal aujourd’hui de Dominique Bourg

Fiche de l’Observatoire Foi et Culture du 04 décembre 2024, n°41 à propos de « Dévastation – la question du mal aujourd’hui » de Philippe Bourg (PUF, 2024)

Dominique Bourg, philosophe, avant tout connu pour son engagement écologique, vient de publier un livre où il interroge la question du mal. On pourra trouver de l’intérêt à cette lecture, même si l’on doit exprimer des désaccords ; le texte me semble exprimer, de manière philosophique, réfléchie, ce qui peut habiter l’esprit de bien de nos contemporains, si tant est qu’ils ne se satisfont pas du monde tel qu’il est. Un regret tout de même, le travail éditorial un peu bâclé des pourtant prestigieuses Presses Universitaires de France qui laissent passer plusieurs coquilles.
Cette lecture trouve bien sa place dans le temps liturgique actuel, fin d’une année, avènement d’une nouvelle ; elle peut aussi entrer en résonnance avec le colloque que propose l’OFC ce vendredi 6 décembre : Apocalypse now : Douleurs d’une agonie ou pleurs d’un enfantement ?

« Le moment que nous vivons est fort probablement un nouveau kairos universel, à l’instar de ce que furent les révolutions néolithiques » écrit Dominique Bourg, p. 36. On le constate, notre auteur ne craint pas de s’inscrire sur le temps très long, il voit en effet dans le néolithique la mutation qui fonde les modes de vie qui sont encore les nôtres et dont nous percevons à quoi ils conduisent. « Le Néolithique manifeste trois dominations caractéristiques : la domination de la nature avec l’invention de l’agriculture et de l’élevage ; la domination des pauvres par les riches, avec le phénomène de l’esclavage ; enfin, la domination d’un genre par l’autre avec le patriarcat » cf. p. 240.
Le mal essentiel réside, souligne-t-il, dans tous les phénomènes de domination, dont l’inceste est la matrice. « L’inceste, si diffus dans la sphère familiale, donc une pratique individuelle, donc intersubjective, est le ‘’berceau des dominations’’, leur matrice, lesquelles sont tant intersubjective que collectives : il apparaît comme l’outil primal de formation à l’exploitation et à la domination de genre et de classe. Il est encore l’une des figures fondamentales du mal parfois mortel, qu’il inflige aux gens qui le vivent » p. 239.

Il s’agit dès lors de discerner les lieux de domination et d’exploitation afin de ne pas s’en satisfaire. Souvent pourtant, l’action se trouve paralysée lorsque certains s’emploient à dénaturer le réel. « Tel est le mécanisme de l’idéologie : convertir le mal en bien, et vous en convaincre ! Vous devez accepter tous les sacrifices pour sauver votre emploi, ou encore accepter d’être plus pauvre pour rester riches. Votez pour un milliardaire grossier et cynique (Donald Trump) en maltraitant ceux qui sont plus bas que vous, il vous rehaussera… » p. 70-71. « Il est difficile de ne pas voir dans le populisme une des figures du mal, augmentant toutes les formes de destructivité au sein d’une société, de l’environnement à la guerre en passant par la souffrance sociale » p. 97.
Parlant de populisme, il dénonce les discours mensongers qui altèrent la vérité, qui la déterminent selon leur bon vouloir et leurs intérêts. Poutine et Trump peuvent se montrer de dignes disciples de Ponce Pilate : « Qu’est-ce que la vérité ? » En effet, eux seuls sont à même de la dire, indépendamment de toute réalité et de tout fait.

Dominique Bourg propose une lecture philosophique et morale de notre temps et de ses divers dérèglements. Ceux-ci sont des manifestations du mal, dans ce qu’il a de plus essentiel, pas seulement de mauvais choix qui ne seraient dus qu’à des errements. Ce qui a changé, c’est le développement des techniques, leur facteur aggravant.
« Tout se passe comme si nous nous hâtions vers l’abîme : l’intensité des dégradations que nous infligeons à la nature ne faiblit nullement ; la volonté de réagir aux changements climatiques diminue, ce que confirment de leur côté les résultats de nombre d’élections avec la montée des formations populistes » p. 138.
« Il convient de revenir à notre logique maléfique, à son fondement qu’est le rejet de la règle d’or et plus précisément la mise à l’écart du ‘’Tu ne tueras point’’, son expression la plus forte. Ce qu’ont refusé tous ces populistes, c’est d’entraver la vie économique pour sauver les plus faibles au sein de la société, les plus âgés, et les plus pauvres » p. 191.

Le mal existe, s’étend, lorsque l’on adopte une attitude de surplomb des uns sur les autres. Pour l’auteur cela se manifeste jusque dans les religions et spécialement les monothéismes. « Le vrai Dieu s’oppose à tous les autres, et exige leur anéantissement. Il incarne le surplomb absolu à partir duquel il peut être décidé de tout, et en premier lieu du juste et de l’injuste, du bien et du mal » p. 245. Cependant il montre comment le Christ et saint Paul bouleversent une telle idée de domination en instaurant la fraternité universelle. Dès la Genèse, est affirmée l’unité de l’humanité et son lien à l’ensemble du cosmos : les êtres humains sont tirés de la glaise, à l’instar de tous les autres vivants (cf. p. 250.).
Pourtant, ceci n’empêche pas, selon lui, les religions de rester dans une attitude de domination. « Si l’on se concentre sur le christianisme, l’islam et le bouddhisme, la prétention à l’universalité et à la vérité exclusive est patente, et de ce fait, contradictoire. Ses prétentions ont conduit pour le christianisme et l’islam à des entreprises militaires et colonisatrices. Leur présence commune sur une planète globalisée et en soi problématique, et chaque religion cherche à rendre compte de sa primauté. La réponse la plus absurde et la plus sommaire étant la volonté de conversion universelle » p. 307.
Le lecteur saura exercer son regard critique sur de tels propos ; cependant, ils expriment ce qui peut habiter la pensée de beaucoup. Surtout, sans les faire nôtres, ils alertent sur les dérives qui conduisent à produire des concurrences voire des guerres religieuses.

Que faire alors, si tant est que l’on s’accorde que nos modes de vie sont des facteurs de dégradation ? Et avant même nos modes de vie, toute attitude de surplomb, de domination, d’emprise. Dominique Bourg enjoint à pratiquer les vertus : « Il ne nous est d’autre choix que de revenir à une place plus modeste, tant démographiquement qu’économiquement, de réduire donc drastiquement nos flux d’énergie et de matière, de réduire nos impacts en transformant moins le monde ambiant, tout en aménageant au mieux nos existences. A la modestie, il conviendra d’associer la prudence, puisqu’il nous est impossible de connaître à moyen et long terme les conséquences de nos choix techniques. Cela implique une renaturation, à savoir tant la restauration des écosystèmes dégradés qu’un réensauvagement, avec au premier chef une reforestation massive, la restauration des zones humides, l’imposition de l’agroécologie authentique » p. 228-229.
Enfin, on regrettera l’absence de références à Laudato si’, un texte que pourtant Dominique Bourg connait.

Dans ce livre, au titre éloquent, Dévastation, Dominique Bourg alerte sur la situation de danger vital dans lequel le monde se trouve. De seuls choix techniques seront incapables d’y remédier. C’est bien une « conversion » qui est appelée pour échapper à une dévastation complète.

Pascal Wintzer, OFC

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