L’opéra Moïse et Aaron d’Arnold Schönberg selon Emmanuel Bellanger
Fiche de l’Observatoire Foi et Culture du 7 février 2024, OFC 2024, n°6 sur l’opéra Moïse et Aaron d’Arnold Schönberg selon Emmanuel Bellanger
Opéra et vérité
Dans son récit autobiographique Poésie et vérité, Goethe scrute sa création poétique à la recherche de son propre mystère, expression fidèle de sa vie intérieure. La conjonction et ne traduit-elle pas l’ambiguïté de nature entre sa poésie et sa vérité : rapport d’identité ou d’opposition, d’affirmation ou de question ? Ce sujet de l’adéquation entre la création artistique et l’expression objective d’une expérience intérieure est aussi le sujet de l’opéra Moïse et Aaron d’Arnold Schönberg dont nous célébrons cette année 2024 le cent[1]cinquantenaire de la naissance (1874-1951).
Le choix d’un sujet biblique n’est évidemment pas anodin de sa part : son œuvre est jalonnée de pages importantes en volume et en qualité qui révèlent son attachement à sa communauté juive : l’Echelle de Jacob (1915-1927), le Chemin biblique (1926-1929), Moïse et Aaron (1928-1934), Un survivant de Varsovie (1947). Converti au protestantisme en 1898 (comme Gustav Mahler ou le pamphlétaire Karl Kraus) pour des motifs d’opportunité et même de nécessité pour qui voulait faire carrière dans la Vienne de l’époque, il décidait de réintégrer sa communauté en 1933, cette communauté dont il s’est toujours senti solidaire.
Mais le véritable sujet de Moïse et Aaron dépasse, pour Schönberg jadis et pour nous aujourd’hui, la question de l’identité juive. Le traitement littéraire du récit biblique et les procédés musicaux mis en œuvre permettent de discerner le nœud du questionnement, que les mots ne suffiraient pas à manifester.
Moïse et Aaron ou « peut-on transmettre une expérience intérieure ? »
Est-il possible de dire sans la trahir la vérité ? Comment donner à entendre ce que l’on ne peut dire ? Cela est-il même possible ? Il faut plonger dans cette œuvre, dans cette musique qui ne se laisse pas spontanément apprivoiser mais qui, au fil d’une écoute réitérée, laisse entrevoir ce qui l’habite, une œuvre qui demande à être reprise, réentendue, analysée et progressivement approfondie. Suivant la démarche de son créateur, il faut repartir du texte biblique et repérer comment le livret de l’opéra s’en est saisi. Les choix musicaux de Schönberg enrichissent ce livret de résonances qui en prolongent la portée jusqu’à aujourd’hui.
Une réappropriation du texte biblique
C’est au chapitre 4 de l’Exode que les rapports entre Moïse et Aaron sont précisés par Dieu lui-même : J’ai la langue lourde et la bouche pesante, dit Moïse à quoi Dieu répond : Et ton frère Aaron ? […] Tu lui parleras et tu mettras mes paroles dans sa bouche. Moïse a reçu la révélation du Dieu irreprésentable comme il le proclame dès les premières mesures de l’opéra, mais c’est Aaron qui a reçu la capacité de transmettre au peuple cette révélation du Dieu unique.
Schönberg a opéré un changement majeur dans le livret par rapport au texte biblique :ce n’est pas Moïse qui accomplit les signes que Yahvé lui a donnés, comme le rapporte l’Ecriture, mais Aaron qui change le bâton en serpent : le personnage d’Aaron prend apparemment la première place, lui qui n’a pas rencontré Yahvé. C’est pourtant lui qui jouit d’une parole capable de convaincre ceux qui l’écoutent. Celui qui a vécu l’expérience de cette rencontre est incapable de la transmettre. Mais cette expérience est-elle transmissible en toute fidélité ? Les mots dans leur matérialité sont-ils fidèles à la vérité ? Peuvent-ils ouvrir à l’indicible ?
Une musique qui transcende le texte
Quand tu n’as plus de mots pour dire ce que tu ressens, chante-le disait Claude Debussy. Pour opérer cette transfiguration des mots, Schönberg utilise deux procédés musicaux dont il est l’initiateur. Sans entrer dans des précisions trop techniques, on peut quand même présenter cette technique musicale particulière du novateur que fut Arnold Schönberg. Le premier procédé réside dans la mise au point d’une manière originale de projeter les mots dans l’espace : c’est ce qu’on appelle le Sprechgesang, autrement dit le parler-chanter. Le personnage de Moïse est un baryton à la voix plutôt orientée vers le grave, quelque peu rugueuse, qui ne chante pas au sens classique du terme, mais qui s’exprime dans cette langue musicale intermédiaire qui n’est plus complètement du parler mais n’est pas entièrement du chanter.
Aaron, au contraire, est un ténor qui chante, c’est-à-dire qui s’exprime dans une langue musicale séduisante qui trouvera naturellement le chemin des cœurs de ceux qui l’écouteront. Mais qu’en sera-t-il du rapport à la vérité ? Le deuxième procédé qu’utilise Schönberg est ce qu’on appelle la série, c’est-à-dire un élément fondateur d’une œuvre musicale mais imperceptible à la simple audition : seul l’analyse de la partition permet de l’identifier. La série est une succession des douze notes de la gamme chromatique placées dans un certain ordre (d’où vient le mot dodécaphonique), élément toujours présent mais peu audible. La série présente dans tout l’opéra représente Yahvé : elle est le soubassement de tout l’opéra. Comme il a été dit, Moïse ne chante jamais sauf une seule fois sur les mots :
Purifie ta pensée, détache-la de la futilité, consacre-la au vrai.
C’est la seule pensée dépourvue de toute substance qui sorte de la bouche de Moïse et cela, sur la série des douze sons qui sont le signe de la présence de Dieu ! Ce ne sont pas ses propres pensées que chante Moïse mais bien celles de Dieu, ce Dieu dont il avait entendu la voix au buisson ardent sous la forme, dans l’opéra, de six voix chantée augmentées d’une voix de baryton en Sprechgesang, c’est-à-dire une voix non reproductible, irreprésentable, inimitable. C’est pour Moïse une expérience intérieure.
Au contraire, Aaron, en l’enrichissant d’images (le veau d’or) la trahit. La recherche de la séduction propre au langage ne le met-elle pas sur la pente de la trahison de la vérité ? Le peuple est naturellement disposé à recevoir et à accueillir ce qu’il attend, sa propre vérité étayée par des signes concrets, en pleine opposition au Dieu de Moïse qui refuse l’image qui le réduirait au rôle d’idole. Une expérience intérieure profonde est-elle exprimable, transmissible, tout langage quel qu’il soit n’est-il pas peu ou prou déformant, appauvrissant, voire trompeur ?
L’art, parce qu’il n’est pas, comme les mots, conceptuel et discursif, brise les barrières du langage. L’expérience d’une rencontre avec le divin est unique. Dans un texte intitulé Le Tableau, le peintre Vassili Kandinsky écrivait : Chez l’artiste, l’Extérieur est non seulement déterminé par l’intérieur mais aussi engendré par lui.
Cela vaut pour toute création artistique, picturale ou musicale. Mais tout langage est-il nécessairement séduction, trahison, travestissement de la vérité ? N’est-ce pas illusoire de poursuivre au moyen d’un langage quel qu’il soit une vérité qui échappe mais qui appartient à chacun, locuteur, créateur, lecteur ou auditeur ? Le Dieu que chante Aaron n’est pas le Dieu de Moïse. Les dernières paroles de Moïse dans l’opéra de Schönberg « O verbe, verbe qui me manque » disent cette incommunicabilité d’une expérience mystique personnelle.
On sait que l’opéra Moïse et Aaron n’a pas été achevé par Schönberg. Plusieurs hypothèses ont cherché à expliquer cet inachèvement : découragement d’un compositeur qui n’arrivait pas à trouver son public, réflexion sur le rapport entre le langage et la musique laissée volontairement ouverte, retour aux contingences historiques en un temps où l’antisémitisme s’érigeait en mode de gouvernement (avènement d’Hitler). Probablement tout cela à la fois.
Mais ce rapport entre langage et vérité demeure plus que jamais sujet à approfondir, aujourd’hui où déferlent sous toutes les formes, tant de « verbes ».
La musique de Schönberg nous introduit dans un Royaume où les émotions musicales ne sont pas acoustiques mais purement spirituelles.
(Kandinsky, Du spirituel dans l’art)
Emmanuel Bellanger