« La défaite de l’Occident » d’Emmanuel Todd (Gallimard)
Fiche de l’Observatoire Foi et Culture du 10 avril 2024, OFC 2024, n°15 sur La défaite de l’Occident de Emmanuel Todd (Gallimard, 2024)
Auteur d’une œuvre scientifique abondante, centrée sur l’étude de la composition des structures familiales¹ , Emmanuel Todd, depuis un demi-siècle, accumule des analyses du passé et des prévisions qui, souvent accueillies avec incrédulité par la bien-pensance contemporaine, se sont en général avérées dans les décennies suivante² . Son nouvel ouvrage, qu’il présente comme couronnant ses travaux, conserve l’originalité du fond sans éviter une forme souvent insolente. Pour autant, cette analyse d’un auteur internationalement reconnu fait déjà date³ .
Comme toujours, le raisonnement utilise un nombre impressionnant d’observations, cartes et recoupements croisés. Partant du choc initial de l’affrontement armé en Ukraine, l’auteur énumère, au rebours de la vision unanimiste « d’un Poutine incompréhensible et de Russes soit incompréhensibles, soit soumis, soit idiots », dix « surprises » qui ne font que s’amplifier avec le temps. Elles permettent de comprendre son questionnement de fond. D’abord l’irruption de la guerre en Europe, qui paraissait inimaginable, puis l’affrontement entre États-Unis et Russie, là où les commentateurs habituels désignaient la Chine comme le danger à venir, puis l’étonnante résistance militaire d’une Ukraine que quelques régiments russes semblaient devoir écraser. Au-delà, la résilience économique imprévue d’une Russie que les sanctions occidentales étaient censées « mettre à genoux », « l’effondrement de toute volonté européenne » devant la politique américaine, qui va jusqu’à priver l’Europe de ses approvisionnements énergétiques, le bellicisme extrême du Royaume-Uni et le renoncement de la Scandinavie à sa posture pacifique traditionnelle. Pour couronner l’ensemble, il faut encore mentionner l’incapacité de l’industrie militaire américaine à alimenter suffisamment les armées ukrainiennes, la découverte de la solitude idéologique (et de plus en plus économique) de l’Occident et finalement, selon Todd, l’inéluctable défaite de celui-ci.
Tout ceci a des causes, pour une part connues par beaucoup d’analystes avant même la phase armée de l’affrontement et que Todd s’efforce de rappeler dans de multiples domaines. Mais au-delà de faits trop souvent négligés, comme le fait que la Russie, avec une population inférieure de moitié à celle des États-Unis, forme désormais 50% d’ingénieurs en plus et produit deux fois plus de blé (à l’inverse d’il y a un quart de siècle), ou encore que les États-Unis, en encourageant la globalisation et la financiarisation du monde, se sont rendus dépendants de l’extérieur pour l’essentiel de leur capacité de production, il y a une logique plus profonde que l’auteur s’efforce de discerner. Pour lui, selon un raisonnement contre-intuitif, l’épicentre du problème se trouve en Occident, non seulement en crise mais « malade » et de plus en plus déconsidéré. Selon une double progression géographique et thématique, l’analyse va donc se porter, en douze étapes, depuis les pays autrefois périphériques, qui se révèlent porteurs de capacités inattendues, vers ceux (encore ?) du centre, qui présentent des symptômes de désagrégation, pour culminer avec le système actuel de Washington.
Pour ne mentionner que quelques traits saillants de cette réflexion générale, le phénomène de financiarisation et de dépendance économique déjà mentionné répond à un mouvement social plus fondamental encore en Occident, celui d’une éducation supérieure de masse qui, au rebours d’un enseignement secondaire universel, détruit les valeurs collectives en faisant surgir une population qui se considère comme l’élite et ne se perçoit plus comme solidaire du reste de la société. Là où des structures familiales patrilinéaires ne font pas contrepoids à cette légitimation de l’inégalité, la dynamique aboutit à « la dissolution des croyances collectives, l’atomisation mentale [des] peuples et des élites ».
Non seulement l’évolution de l’organisation sociale est à identifier comme la cause d’une évolution économique générale (qui par ailleurs l’entretient), mais la matrice de ce renversement se trouve dans la disparition des valeurs protestantes qui subsistaient encore malgré l’effacement des pratiques religieuses. C’est là sans doute le point le plus original de l’essai : selon Todd, le passage de la religion d’un stade « zombie »4 à un stade « zéro » 5 en Occident fait que le souci du bien commun y a cédé la place à un individualisme coupé de toute transcendance et débouchant sur le nihilisme. À la suite de la pratique religieuse, les nations elles-mêmes en sont à un stade « inerte » 6 , leur groupe dirigeant, sans ethos partagé, obéissant à une « dynamique de pouvoir pur », facilement disposée à la guerre.
À l’issue du long parcours dont nous n’avons ici relevé que quelques éléments, le lecteur est laissé sur une double impression. D’abord celle d’un isolement géographique : au lendemain de l’intervention russe en Ukraine, seuls « les alliés ou protectorats militaires des États-Unis », soit 12% de la population mondiale, ont condamné la Russie ; les autres la soutiennent de plus en plus, l’affrontement économique prenant souvent aussi une coloration morale7 . Ensuite celle d’une montée de la violence : dans un court « Postscript » daté du 30 octobre 2023 et intitulé : « Nihilisme américain : la preuve par Gaza », Todd analyse les conséquences du fait qu’après le 7 octobre, « confrontés à une guerre qui, des deux côtés, tuait surtout des civils, les États-Unis ont immédiatement pesé en faveur d’une aggravation du conflit » ; sans recherche de gains, leur « pulsion première est un besoin de violence ».
Même s’il est possible d’être en désaccord, parfois fortement, avec tout ou partie de ce travail, il reste que celui-ci exige une réponse qui ne se satisfasse pas d’opinions ou de postures morales, d’autant que l’évolution des événements depuis la rédaction du texte semble en valider plusieurs aspects importants8 . Souhaitons donc qu’un dialogue lucide puisse s’engager, pour comprendre pourquoi l’Occident ne semble plus convaincre que lui-même.
Denis DUPONT-FAUVILLE
1 Cf., dans la collection des fiches OFC, les comptes-rendus de L’origine des systèmes familiaux (2012 n°3), L’invention de la France (2012 n°14), Le mystère français (2013 n°15), Où en sommes nous ? (2018 n°2) et Les luttes de classes en France au XXIe siècle (2020 n°13).
2 Les deux exemples les plus retentissants étant sans doute La chute, qui prédisait dès 1976 avec une étonnante précision les modalités de l’effondrement de l’URSS, et Après l’empire, qui en 2002 annonçait le repliement des États-Unis et la venue prochaine d’une crise financière, en posant l’hypothèse d’un retour de la Russie au centre de l’échiquier international. Sur l’Europe, diverses analyses ont fait date, dont L’invention de l’Europe (1990) pour les considérations historiques et Après la démocratie (2008) pour l’évolution contemporaine.
3 Au-delà de sa réception française, le livre a déjà fait réagir nombre de penseurs tant américains… que russes ! Parmi des dizaines de références possibles, favorables ou hostiles, cf. par exemple https://www.theamericanconservative.com/french-best-seller-u-s-is-a-nihilist-empire/ ou https://www.courrierinternational.com/article/vu-de-moscou-avec-sa-defaite-de-l-occident-emmanuel-todd-a-les-honneurs-de-la-presse-officielle-russe
4 Où baptêmes, mariages et funérailles religieux dénotent simplement la subsistance de valeurs inconscientes.
5 Disparition des baptêmes et du modèle classique du mariage, habitude de l’incinération : christianisme effacé.
6 La notion, longuement développée à propos de l’Allemagne, répond donc à la religion « zombie ». Prélude à une prochaine disparition des nations occidentales, ou à quelque forme de résurgence ? Todd ne se prononce pas.
7 Affirmant sa supériorité morale, l’Ouest fait paradoxalement le jeu de Poutine, en fédérant autour de lui tous ceux pour qui la promotion de l’homosexualité et des droits transgenre porte atteinte à l’équilibre social.
8 À nuancer par l’amorce d’inversion du narratif occidental fin février 2024, avec la publication de deux articles majeurs, respectivement dans le New York Times (25/02 : activation de bases militaires par la CIA en Ukraine depuis 10 ans) et le Wall Street Journal (01/03 : détails de l’accord de paix conclu entre Russie et Ukraine en mars 2022 et refusé par l’OTAN), quelques jours avant l’annonce du départ de Victoria Nuland, Sous-secrétaire d’État pour les Affaires politiques de l’administration Biden et tenante d’une ligne dure.
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