« Bleu Bacon » de Yannick Haenel (2024)
Fiche de l’Observatoire Foi et Culture du 13 mars 2024, OFC 2024, n°11 sur Bleu Bacon de Yannick Haenel, Stock, Ma nuit au musée, 2024
Lorsqu’une excellente collection littéraire – Ma nuit au musée – rencontre un excellent écrivain – Yannick Haenel – pour écrire sur un des plus grands peintres du XXe siècle – Francis Bacon – ceci ne peut que proposer un livre de très grande qualité, Bleu Bacon.
Selon la logique de la collection « Ma nuit au musée », Yannick Haenel a passé une nuit au Centre Pompidou lors d’une exposition consacrée à Francis Bacon. Déambulant devant les œuvres, gagné parfois par le sommeil, percuté par les œuvres, il livre ce qui éveille en lui des émotions, le cœur de toute expérience artistique.
« Ce livre n’est pas une étude, encore moins un essai d’histoire de l’art. En écrivant, je cherche à préciser une émotion ; je veux trouver les mots pour dire la béance que les tableaux de Bacon ouvrent en moi ; je raconte l’aventure de leurs impacts : la peinture agit sur mon système nerveux, elle modifie mes perceptions et influe sur ma vie. J’imagine qu’il en est de même pour vous : la peinture n’est pas figée, c’est un acte aux conséquences instantanées comme l’amour » p. 45.
Il s’agit bien, pour l’auteur, de souligner la vocation de l’écrit : appeler au-delà de lui-même, éveiller le lecteur, lui proposer un monde plus vaste que celui des mots et des phrases. « Dans les phrases qu’on aligne sur une feuille de papier se déposent toujours des lueurs : même à douze ans, en racontant de pauvres fantaisies, on se rend compte qu’il y a de la magie dans les mots, et qu’on accède avec elle à cette ambiguïté où, croyant éloigner ses peurs, on les précise. On ajuste des mots, on découvre à la fois le jardin et le serpent : l’écriture rouvre le paradis et dans le même temps y introduit le poison » p. 26. « Je voudrais que ce livre trouve les mots qui fassent exister la peinture de Bacon et vous donne irrésistiblement envie de la voir. Ainsi en va-t-il de l’ambiguïté même de la littérature, qui ne fait qu’ajuster un monde de phrases mais prétend par ces phrases éclairer celui où l’on vit » p.106-107.
Il est bon de rappeler, dans le monde trop plat qui est le nôtre, que les mots comme les tableaux, lorsqu’ils honorent leur vocation ouvrent à plus grand que leur factualité. C’est là où ils servent la vérité lorsque celle-ci ne refuse pas de se savoir dévoilant ce qui est invisible aux yeux et à la raison, en tout cas qui les conduit au-delà des seules faits bruts, prisonniers d’eux-mêmes.
Les artistes entretiennent notre résistance à un monde déserté de vie, d’imagination, de symbole. « C’est un étrange combat : la peinture (mais aussi la littérature) exige qu’on ne s’arrête jamais. Si nous nous arrêtions, les ténèbres nous absorberaient tous : elles nous veulent déconcentrés, impuissants, négligents. Et tout se déroule actuellement selon leurs programmes : les humains décrochent les uns après les autres, ils s’accommodent de l’appauvrissement organisé du langage, ils se laissent asservir dans leur vie quotidienne centimètre après centimètre, ils étouffent dans l’absence d’esprit qui sévit comme un nouvel ordre mondial et bientôt empochera la planète entière » p. 50.
L’auteur commente le tableau Water from a running Tap (Eau s’écoulant d’un Robinet). « Alors que tout, chez Bacon, est intense et dramatique, et relève, selon l’expression de Michel Leiris, de la convulsion d’un moment extrême, rien d’autre ici n’a lieu que la fougue inexorable d’un giclement : il n’y a que de l’eau qui coule et remplit l’espace, mais à travers cet écoulement c’est la peinture elle-même qui se rejoint, comme si le bleu sortait directement de son tube, comme si Bacon, en un geste limpide, dévoilait ce qui s’accomplit lorsqu’on peint. La peinture, c’est ce qui jaillit : avec ce tableau, Bacon affirme avec humour qu’elle sort de lui à volonté ; le robinet, c’est lui ; il est tout entier peinture – ses tableaux coulent de source » p. 40-41. « Dans ses entretiens avec David Sylvester, il désigne ce tableau comme étant son œuvre la plus accomplie et qualifie son traitement d’immaculé’’ » p. 42.
« Bacon, pas moins qu’un autre, et malgré les affres auxquelles ses tableaux nous confrontent cherche à découvrir à travers son art ce qui échappe à l’enfer. L’eau est l’enfance du temps ; et le bleu mène à son pays indemne […]. Boire, voir : je ne faisais plus de différence. Une eau jaillit au cœur de chaque instant ; vivre, c’est tendre la bouche vers ce qui ruisselle. La soif est une approche de la vérité » p. 43. « Etre capable de peindre l’eau, rien d’autre que ça – l ’eau, c’est-à-dire l’insaisissable –, n’est-ce pas le rêve de tous les peintres, de Kokusai à Twombly, en passant par Monet ? N’est-ce pas l’absolu de la peinture elle-même, son origine autant que son horizon ? » p. 56. « En découvrant les tableaux de l’exposition, en passant de l’un à l’autre, hors d’haleine, le cœur en joie, je venais de me rendre compte à quel point le monde de Bacon est oblique : ses lignes ne font que basculer, ses figures se tordent, ses volumes se cassent. Tout est de guingois chez lui : le déséquilibre anime cette peinture à la manière d’un esprit tortueux qui entraîne chaque atome vers le néant. Soyons logiques : l’alternance des extases et des tourments ne fonde aucun univers stable ; elle favorise sûrement la dépression, mais suscite aussi des chefs[1]d’œuvre » p. 77-78.
« On croit qu’on regarde la peinture, mais c’est soi-même qu’on scrute éperdument. Bacon n’en finit plus de rire : sa peinture nous renvoie à nous-mêmes, elle nous arrache aux faux-semblants. Alors, nos reflets prisonniers de ses tableaux accomplissent sa peinture ; le couvercle se referme et nous avale » p. 137. « Où nous mène la peinture ? ‘’Va vers toi’’, dit la Genèse. En m’arrachant à moi-même, Bacon m’a accompagné jusqu’à ma propre nuit » p. 184.
Pascal Wintzer, OFC