« Comprendre la révolution woke » de Pierre valentin (2023)
Fiche de l’Observatoire Foi et Culture du 20 décembre 2023, n°48 à propos du livre de Pierre Valentin, Comprendre la révolution woke (Le Débat, Gallimard, 2023)
Le wokisme a-t-il jamais apporté du bonheur à quelqu’un ?
Sans philosophie ni théologie, nous laissons le champ libre aux idéologies. Aujourd’hui, il semble que parmi celles qui dominent, il y a le wokisme. Certes, le débusquer à tout moment peut conduire à se voir dénoncé comme complotiste, voire, injure suprême, comme ne respectant ni les minorités ni les victimes. Wokisme, cancel culture et intersectionnalité se donnent ici la main. Cependant, il faut se garder de telles injonctions culpabilisantes : elles interdisent la pensée, donc la philosophie, donc la théologie.
Le récent livre publié par la collection « Le Débat » aide à mieux préciser ce dont nous parlons, surtout à résister aux intimidations qui bloquent la réflexion. Laissons Pierre Valentin, l’auteur de ce livre, nous donner sa définition du wokisme : « Le wokisme est une idéologie qui perçoit les sociétés occidentales comme étant fondamentalement régies par des structures de pouvoir, des hiérarchies de domination, des systèmes d’oppression qui auraient pour but, ou en tout cas pour effet, d’“inférioriser’’ l’autre, c’est-à-dire la figure de la minorité sous toutes ses formes (sexuelle, religieuse, ethnique, etc.), par des moyens souvent invisibles. Le “woke’’ est celui qui est éveillé à cette réalité néfaste et qui se donne pour mission de conscientiser les autres » p. 25.
Il m’est arrivé de penser que la personne humaine se trouvait devant deux chemins : celui de l’acquiescement et celui du refus. J’ai le tort d’estimer que l’on ne se trouve que dans le fait de dire « oui » à qui on est en profondeur, et donc de dire « oui » à Dieu. La période de l’Avent durant laquelle est publiée cette fiche consonne, me semble-t-il, avec un tel regard : c’est le « oui » de Marie qui manifeste quelle est l’humanité voulue par Dieu, sans le péché, et qui permet la venue du Sauveur.
« Dieu en est garant, la parole que nous vous adressons n’est pas “oui et non’’. Car le Fils de Dieu, le Christ Jésus, que nous avons annoncé parmi vous, Silvain et Timothée, avec moi, n’a pas été “oui et non’’ ; il n’a été que “oui’’. Et toutes les promesses de Dieu ont trouvé leur “oui’’ dans sa personne. Aussi est-ce par le Christ que nous disons à Dieu notre “amen’’, notre “oui”, pour sa gloire » (2 Co 1, 18-20).
A contrario, Pierre Valentin écrit : « Notre hypothèse de travail sera simple, dans l’espoir qu’elle se révèle indiscutable : l’idéologie woke n’est qu’une pure négation, et sa spécificité réside dans le fait que c’est justement là sa seule affirmation. Le wokisme ne sait pas construire, précisément car il ne sait que détruire » (p. 29). « Le plus ouvertement négatif de tous est sans doute le relativisme culturel qui a pour but d’éteindre toute étincelle de fierté nationale. Pour “l’éviction de l’individu et de l’universel’’ – tous deux perçus comme des fictions issues des Lumières, masques de la domination blanche –, la négation est également bien apparente » (p.31).
Il peut y avoir, dans le christianisme, singulièrement dans le catholicisme, une « pierre d’attente » qui le prédispose à manquer des armes lui permettant de résister à la pensée woke. La pénitence, la repentance, voire l’auto-culpabilisation, toutes nécessaires qu’elles soient, nous conduisent à accueillir, parfois sans réserve, les discours qui dénoncent les torts et travers du christianisme, surtout lorsqu’il est occidental. S’il est juste de reconnaître les erreurs, parfois les crimes, lorsqu’ils sont avérés, ceci ne saurait conduire à s’estimer en perpétuelle incapacité à exister dans la fierté. C’est la logique de la pensée woke, de la cancel culture, qui conduisent à sans cesse courber la nuque. On ne peut, sans résister, embrasser un tel a priori.
« Lorsque l’on accuse l’Occident d’être raciste ou sexiste, la question “par rapport à qui ?’’ n’est pourtant jamais posée. Quelles sont les autres cultures, ethnies ou peuples qui s’amusent autant à s’accuser ? Quel pays non occidental s’accable à ce point de souffrir d’un manque d’égalité ? Nous retrouvons sans surprise le paradoxe tocquevillien, qui ne cesse de se radicaliser : plus les sociétés sont égalitaires, plus la moindre inégalité résiduelle choque les esprits » (p. 81).
Selon l’idéologie woke, la juste attitude existentielle moralement droite est la tristesse, l’autodénigrement systématique ; en leur absence, on se fait un complice voire un auteur d’oppression. « Sociologiquement parlant, les classes sociales woke possèdent la spécificité paradoxale d’être à la fois extraordinairement privilégiées et tragiquement défavorisées. Privilégiées d’un point de vue matériel d’abord, parmi les plus aisées de leur époque, au sein du siècle le plus confortable de tous les temps […]. Mais l’homme ne vit pas que de pain. Les générations précédentes peuvent s’en vouloir de leur avoir laissé un monde aussi déstructuré, et donc déstructurant d’un point de vue psychologique » (p. 97).
Lorsque tout regard positif sur soi est interdit, perçu comme insupportable, l’effondrement en vient à apparaître comme désirable. Faut-il s’étonner que des personnes appartenant à notre société, qu’ils portent comme un fardeau, embrassent la collapsologie ? Chemin de délivrance ou pulsion de mort ? « Cette génération ne s’aime pas beaucoup. Dans un monde fait de subversion et de renversement, se concevoir comme étant un “dominant’’ selon l’un ou plusieurs des axes de domination (être blanc par exemple) est nécessairement un lourd fardeau à porter. Rongées par la culpabilité de ce qu’elles sont, certaines sautent sur un des rares canaux de sauvetage que le wokisme leur offre : devenir une “dominée’’ qui pourra échapper à la vindicte en y participant » (p. 103).
Pierre Valentin propose une métaphore pleine de sens : cette pratique qui nous est à chacun très courante qui nous fait souligner, voire surligner tel passage dans une lecture. Mesurons-nous ce qu’un tel geste exprime comme discrimination ? « Si l’on souhaite mettre en relief un passage dans un texte, on peut choisir de le souligner au crayon à papier. Ce faisant, nous signalons que ce passage précis nécessite une attention particulière, en tout cas plus que les autres. […] Il faudrait alors tout souligner afin d’éviter que certains passages soient exclus » (p. 32).
Sur le fond, ce que rejette et combat le wokisme, c’est l’idée d’universel, dénoncé comme d’essence totalitaire et conduisant à des pratiques impérialistes. « Dans ses différentes branches intellectuelles, la mouvance woke opère toujours de la même façon, en rejetant la validité d’une norme sociale, morale ou scientifique par la mise en avant de l’exception à celle-ci, dans le prolongement de son relativisme culturel » (p. 46-47). « La minorité, dans ce logiciel, n’est qu’une chair canon déconstructrice. Si un individu minoritaire refuse ce rôle qu’on lui assigne de force, il sera vigoureusement insulté. Le projet, une nouvelle fois, se révèle comme étant de nature foncièrement négative » (p. 53).
Un des lieux majeurs où s’exprime le wokisme est la question du « genre ». Etant posé que le masculin est dominateur, celui-ci ne peut être racheté que s’il est nié, combattu, jusque même dans le projet de « féminiser la théologie » ! Sans discriminer aucun sexe, on aurait pu penser que le sérieux de la théologie tenait au travail, à l’honnêteté intellectuelle, bref à la compétence, laquelle n’a pas plus de sexe qu’un linceul n’a de poches. Je n’oublie cependant pas que l’on peut avoir des exigences pour les femmes que l’on n’a pas pour bien des hommes. « Judith Butler, papesse du mouvement queer, fait partie de celles qui ont travaillé à la mort du sujet unitaire et cohérent afin de lutter contre le système du pouvoir masculin et hétérosexuel, elle reprend et radicalise l’éloge postmoderne de la fluidité et de la fragmentation. À tel point qu’elle finit par évoquer une solution radicale : la destruction de la femme, afin de la sauver » (p. 149).
« Je ne dis jamais que les hommes, aussi, ont tout à gagner au féminisme. C’est faux. Ils ont tout à perdre. Leurs privilèges, leur monopole, leur pouvoir. C’est un combat, nous ne le menons pas ensemble. Ce sera le cas lorsque les hommes quitteront un à un leur poste pour les laisser aux femmes, accepteront d’entendre les souffrances qu’ils causent et paieront. Il faut qu’ils paient. Ce n’est pas un cri de vengeance, je n’aspire à faire souffrir personne, c’est une nécessité » (Alice Coffin, Le Génie lesbien, Paris, Grasset, 2020, p. 109. ; cité p. 65).
La seule attitude digne, qui permet de continuer à vivre, d’échapper à la culpabilité, est alors de se déclarer victime, peu importe le domaine d’ailleurs. « L’identité victimaire étant sacralisée, beaucoup de ces jeunes qui ont choisi leur nouveau personnage s’enfoncent parfois dans des troubles mentaux, ou tombent en dépression. Ensuite, leur mal-être et leur ressentiment croissant sont redirigés vers le “système’’ et les “dominants’’ » (p. 106).
« Se déclarer trans, c’est se saisir du premier bouclier victimaire qui soit à la disposition d’une fille au XXIe siècle, en particulier d’une fille blanche que rien ne prémunit contre l’indifférence et les risées. Une fois la transition entamée, ou seulement alléguée, la paria de la veille se trouve propulsée au centre de l’attention. Elle bénéficie du soutien d’une communauté sur internet. Sa nouvelle identité la protège » (Claude Habib, La question trans, Paris, Gallimard, 2021, p. 70 ; cité p. 105).
Dans combien de réalités sociales nous constatons que s’ériger en victime donne un statut, légitime un combat, interdit la moindre remise en cause, ce jusque dans l’Eglise catholique où la mouvance traditionnelle ne sait se présenter que comme victime, ou du pontife romain, ou de tel cardinal de curie, ou de l’impéritie épiscopale, ou des survivants de mai 68 !
La pensée woke conjugue donc plusieurs composantes qui lui permettent d’agréger des penseurs de gauche déçus de n’avoir pu être sinon les auteurs du moins les spectateurs ou les commentateurs d’une révolution. Toute « victime » est dès lors bonne à prendre puisque, de soi, elle devient cause d’un combat moralement juste.
« Face à l’absence frustrante de révolution, une part importante de la gauche a préféré changer de peuple que d’idées. Dans la mesure où les classes populaires ont été “stabilisées’’, il s’agit de trouver une autre chair à canon déconstructrice pour permettre à l’Histoire d’avancer » (p. 166). « De toutes les idoles de la gauche, celle de l’Autre paraît à bien des égards décisive. Nos victimes ont toujours raison contre nous, sont toujours là pour nous révéler nos défauts. La minorité est sacralisée en tant qu’elle nous apprend que nous sommes pécheurs, opprimants, dominateurs, excluants » (p. 171).
On y retrouvera aussi cet autre marqueur de gauche qu’est la pensée du « non », du refus. « Marcel Gauchet note que, s’il y a bien évidemment des gauches très différentes, elles ont en elles un même sens de la position contre, une même foi dans la nécessité et la fécondité de la lutte, qui facilite les convergences. C’est l’hypothèse d’une négativité fondamentale » (p. 176). Le wokisme aime à tout remettre en cause… apporte-t-il une quelconque réponse ? S’il y a un combat à mener aujourd’hui, il me semble qu’il est celui de l’universel.
+ Pascal Wintzer, OFC