Pierre Nora, Une étrange obstination, Gallimard, 2022
Fiche de l’Observatoire Foi et Culture du 23 novembre 2022, n° 37 à propos du livre de Pierre Nora, Une étrange obstination, Gallimard, 2022
À plus de quatre-vingt-dix ans, Pierre Nora jouit d’une position exceptionnelle pour rendre compte de l’histoire intellectuelle qu’il a accompagné depuis presque soixante ans. L’académicien et historien a d’abord été un éditeur au temps des années glorieuses pour les sciences humaines en France. Entré chez Gallimard, après avoir dirigé l’originale collection « Archives » chez Julliard, Pierre Nora y construisit le secteur des sciences humaines avec le renouvellement de la Bibliothèque des Idées, la création de la Bibliothèque des Histoires, la revue Le Débat et la collection des livres du Débat (Nora estime à 1 000 le nombre de livres qu’il a édités). À ce travail considérable, Pierre Nora ajoute une œuvre à la fois personnelle et collective : Les lieux de mémoire, publiés en sept volumes entre 1986 et 1992. Collective puisqu’elle rassemble plus de cent collaborateurs, personnelle parce qu’il la pensa et qu’il en tira une pensée historiographique qui donna encore trois autres ouvrages Historien public (2011) et Présent, nation, mémoire (2011), Recherches de la France (2013).
L’an dernier, Nora publia Jeunesse, premier volume de ce qui relève des mémoires. La description de la famille Nora, les études, le climat de l’époque, mais aussi les réflexions qui allaient au-delà de ce temps premier de la vie, font de ce livre une sorte de roman de formation auquel on ajouterait la conscience réflexive de ce que le héros a fait de cette formation ! Avec Une étrange obstination, on change d’angle de vue. Pierre Nora y reste Pierre Nora : une intelligence aiguë, une capacité de synthèse hors-pair et aussi, disons-le, un irrésistible goût pour la formule relevée et mouchetée… Mais il y a l’observateur exceptionnel de la vie intellectuelle du pays, le chef d’orchestre d’une hégémonie des sciences humaines entre 1970 et les années 2000.
On trouvera dans le livre la description du métier d’éditeur et le souvenir de ces années incroyables où les tirages des livres d’histoire ou de philosophie pouvaient dépasser les 100 000 exemplaires ! On se régalera des portraits en commençant par celui de Foucault dont Nora livre le secret : « chez ce grand philosophe, ce n’est pas la vérité qui compte, mais l’effet. Foucault est un homme à effet, mais quel effet ! En quelque sorte, d’une manière hautement intellectualisée, il annonçait et préparait le régime de post-vérité » (p. 96). À côté de Foucault, Sartre et Aron apparaissent furtivement, le premier comme un temps qui se termine chez Gallimard, le second comme l’annonce du surgissement d’une pensée libérale française si longtemps intimidée par le marxisme dominant. Le Goff, Dupront, Le Roy Ladurie, Dumézil, Duby, Furet : autant d’aventures amicales et intellectuelles qui rappellent la grande heure de l’école historique française, un peu trop vite appelée « l’école des Annales » et dont Nora suggère, sans le dire, qu’on devrait l’appeler « l’école Gallimard », si les éditions du Seuil n’avaient pas tenu, au même moment, elles aussi, haut l’étendard des sciences humaines (Michel Winock y avait créé les collections L’Univers historique et la collection de poche Points-Histoire au succès considérable). Très attachant, le portait de Marcel Gauchet – « Mon Marcel Gauchet » – qui dit pudiquement les secrets d’une complicité de travail et de pensée et d’une amitié strictement nouée autour de ce travail.
Cependant ce sont les chapitres consacrés au « tournant des années 1980 » et à « l’aventure des lieux de mémoire » qui ont le plus de robustesse pour comprendre l’importance de l’œuvre et de l’action de Pierre Nora dans la pensée historique française. Comprenant avant d’autres, l’importance de la mémoire 3 comme instance réflexive, culturelle et politique, Nora entreprend d’en faire son histoire pour mieux comprendre la France. Il s’agissait à la fois de comprendre comment la Nation était elle-même un produit permanent de la mémoire qu’il convenait donc d’étudier dans ses strates successives pour en dire l’enchaînement, avec ses effets de grossissements comme d’oublis. « La Nation était sa propre mémoire ou n’était pas » (p. 265) faisant des historiens « les pédagogues et les directeurs de la conscience nationale ».
Pierre Nora en est-il devenu un ? À l’évidence, les quarante ans d’histoire du Débat ont transformé l’éditeur et historien en un animateur exceptionnel de la vie intellectuelle et politique française. Il y a mis fin en 2020 estimant que le temps n’était plus favorable à la vie d’une revue. Crépuscule ? Ou annonce de temps nouveaux ?
On lira Une étrange obstination comme un témoignage sur l’histoire de France de 1960 à nos jours. Faut-il sombrer dans une forme de nostalgie par rapport à cet âge d’or de la culture intellectuelle ? À travers ce livre c’est le volet laïc et sécularisé de cette histoire qu’on aperçoit, car dans le monde catholique la mutation des formes d’intervention dans la vie publique a été tout aussi considérable. Doit-on se résigner à accepter l’affaiblissement de la structure intellectuelle et conceptuelle au profit de l’émotion et du sentiment, l’affaissement de la réflexion en faveur de la réactivité ? Autant de questions qui naissent de la lecture de ce livre qui expose le cas Nora tout en permettant au lecteur de le dépasser.
Benoît Pellistrandi
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