Kathy Rousselet, La Sainte Russie contre l’Occident (Salvator, 2022)
Fiche de l’Observatoire Foi et Culture du 22 mars 2023, n°14 à propos de La Sainte Russie contre l’Occident de Kathy Rousselet (Salvator, 2022)
Alors que l’Eglise catholique condamne fermement depuis des siècles toute forme de guerre, la position belliciste de l’Eglise orthodoxe russe à l’occasion de l’invasion de l’Ukraine en a surpris plus d’un. Le patriarche Kirill proclame défendre la foi chrétienne, les valeurs traditionnelles et le sens de la famille contre les dérives dépravées et destructrices de l’Occident. S’il exprime ce que pensent de nombreux catholiques occidentaux, blessés par les postures libertaires de la classe politique et des lois hostiles à la famille et incompatibles avec la morale chrétienne, aucun n’imaginerait défendre la légitimité de la guerre. Comment comprendre qu’au XXIe siècle des chrétiens fassent encore l’apologie de la guerre au nom de leur foi, et que des prêtres bénissent les soldats qui vont partir au combat dans ce qui est présenté comme une « guerre sainte » ?
Le livre de Kathy Rousselet se propose d’éclairer cette délicate question. Directrice de recherche à Science Po et spécialiste du monde russe, elle livre un ouvrage extrêmement bien documenté et riche d’informations. Elle se distingue de ces commentateurs et journalistes peu scrupuleux qui veulent expliquer la position de l’Eglise russe en soutenant que Kirill était lié au KGB et un ami de Poutine. Si ces liens sont probables, ils sont en réalité secondaires par rapport à la tendance conservatrice et nationaliste qui travaille l’Eglise orthodoxe russe depuis des siècles.
Il faut pour saisir le propos de Rousselet préciser le contexte politique russe sur lequel elle ne s’attarde guère1. Après le mandat calamiteux d’Eltsine, l’arrivée de Poutine au pouvoir a été perçue très positivement de la part de la majorité de la population russe et de l’Eglise orthodoxe2. La question de l’identité russe reste pourtant en débat : certains prônent un retour de l’empire tsariste (Zhirinovsky) ; d’autres, très minoritaires, souhaitent une démocratie plus ou moins calquée sur celles de l’Occident (Navalny) ; d’autres prêchent pour « l’eurasisme », un traditionalisme populaire russe (Douguine) ; certains groupuscules militent pour une purification ethnique et ont adopté des slogans néonazis ; d’autres rêvent de reformer l’empire soviétique (Panarin). Ces différents courants politiques ont autant d’afficionados parmi le clergé orthodoxe russe. Certains mouvements nationalistes encore plus radicaux ont été interdits, et leurs membres fanatisés ont été encouragés à s’engager au Donbass. Le poutinisme, qui tente de subjuguer la constellation extrémiste russe, se caractérise par un mélange de coercition étatique et de libéralisation économique au profit des oligarques. Le contrôle autoritaire de l’ensemble de la société est sous la coupe des siloviki, la nouvelle nomenklatura. Issus des services secrets ou de l’armée, souvent proches de l’Eglise orthodoxe, ils forment un réseau maillant toutes les strates de la société russe. Le poutinisme se caractérise par une forme de populisme reposant sur le mythe de la nation russe, où il rejoint les aspirations traditionnalistes les plus profondes de l’Eglise orthodoxe, et une « verticale du pouvoir » de type bonapartiste où le dirigeant joue un rôle déterminant.
Rousselet souligne que l’Etat russe et l’Eglise orthodoxe ont noué depuis la chute de l’URSS des relations ambiguës, faites de laïcité, de soupçons et de connivences. Mais elle constate aussi un rapprochement dans les années 2000. Poutine, en quête d’un ciment pour la nation russe, fait référence à « l’esprit russe » et à sa tradition, étrangère à l’Occident. Et pour lui, l’alliance avec la tradition orthodoxe joue un rôle stratégique pour fédérer le peuple russe autour de valeurs communes, et rejeter l’Occident. Force est de constater que si le pouvoir politique ne manque pas de s’appuyer sur l’Eglise orthodoxe russe, avec ou sans son consentement, celle-ci ne joue en réalité qu’un rôle politique mineur en tant qu’institution. L’armée est beaucoup plus proche de l’Eglise, notamment ses généraux qui sont membres des mêmes clubs politiques que les principales figures religieuses. Celles-ci semblent d’ailleurs plus concernées par l’engagement politique que par la théologie ou la pastorale. Parmi les nombreuses personnalités citées par Rousselet, on peut nommer l’archimandrite Tikhon Chevkounov, membre influent de plusieurs cercles monarchistes où se retrouvent des militaires, d’anciens agents secrets, et de riches oligarques. Il a réalisé en 2008 le film La chute d’un empire : la leçon de Byzance, vu par 10 millions de spectateurs en Russie. Il évoque en réalité le mythe de la Grande Russie, ennemie d’un Occident attaché à sa perte. Certains prêtres russes font même la louange de l’époque soviétique, qui était selon eux profondément morale, alors que le libéralisme occidental n’apporterait que perversion.
La manière dont l’Eglise orthodoxe s’est reconstruite après la chute de l’URSS a joué également un rôle déterminant. Les années 90 ont été marquées par un renouveau religieux en Russie qui s’est traduit par la construction de 30 000 nouvelles églises. Et l’Eglise orthodoxe russe a dû faire face à un manque dramatique de prêtres. Pour répondre aux besoins urgents, la formation des nouveaux popes a été réduite à une année, les professeurs requis étant eux[1]mêmes d’un très faible niveau théologique. Ce n’est qu’au milieu des années 2000 que cette situation a pu être corrigée. Mais la conséquence perdure chez bon nombre d’entre eux qui confondent une tradition russe présumée et la spiritualité orthodoxe. L’Eglise orthodoxe russe a néanmoins mené de vastes actions missionnaires au-delà des frontières russes, notamment dans les anciennes républiques soviétiques.
Rousselet souligne aussi que la majorité du clergé orthodoxe russe est aujourd’hui ultra-nationaliste et traditionaliste à l’excès, refusant tout apport de la modernité et toute relation avec l’Occident. Une frange minoritaire cherche néanmoins à se rapprocher de l’Eglise orthodoxe russe hors frontières, née de l’émigration dans les années 1920. Cette Eglise autocéphale est occasionnellement présente dans le dialogue œcuménique, et acclimatée au contexte occidental et surtout nord-américain. Kirill tente donc de garder l’unité de l’Eglise orthodoxe russe et de maintenir ensemble ces extrêmes. Son objectif reste d’éviter un schisme comme celui des « vieux croyants » qui, au XVIIe siècle, refusèrent les modestes réformes que le tsar voulait imposer à l’orthodoxie. Mais il n’a pas hésité à se séparer de prêtres dont les positions hyper-radicales et complotistes étaient devenues intolérables.
En 2000, le Saint Synode orthodoxe russe a publié les Bases de la conception sociale, un document inspiré de la Doctrine sociale de l’Eglise catholique, mais déplacé dans une ambiance traditionnaliste russe. Rousselet précise qu’il s’en démarque aussi par l’absence de toute référence aux régimes politiques, en particulier la démocratie, ce qui lui permet d’être accepté aussi bien par le courant monarchiste russe que par les starets les plus occidentalisés.
Diverses affaires étudiées par Rousselet montrent l’orientation traditionnaliste et conservatrice soutenue de l’Eglise orthodoxe : la législation pour protéger les mineurs (vue par l’Eglise comme une attaque contre la famille) ; la législation sur les violences domestiques, fortement défendue par les mouvements féministes (vue par l’Eglise comme une ingérence de l’Etat dans la sphère familiale) ; les suites judiciaires de la performance des Pussy Riot dans la cathédrale du Christ-Sauveur le jour de Maslenista (Mardi-gras) ; l’opposition radicale à la reconnaissance par l’ONU des droits des homosexuels ; etc. Toutes témoignent de la posture traditionnaliste, nationaliste et conservatrice de l’Eglise orthodoxe russe.
Le rapport des orthodoxes russes à l’Occident a toujours été complexe et chargé d’hostilité et d’incompréhension. La séparation d’une partie de la branche ukrainienne au XVIe siècle, qui forme alors l’Eglise gréco-catholique ukrainienne, est souvent invoquée pour illustrer la traitrise de l’Occident à l’égard de la Russie, et pour justifier le refus de tout dialogue avec les catholiques. Il est d’usage parmi le clergé russe de faire référence à Théophane le Reclus, saint orthodoxe du XIXe siècle qui fustigeait la dégénérescence de l’Occident et son influence néfaste sur la Russie. La tradition anti-occidentale russe et l’idée que la Sainte Russie a pour mission de sauver le christianisme sont enracinées dans la mémoire orthodoxe. L’évolution de l’Eglise orthodoxe ukrainienne est le précipité de cet antagonisme. Encouragée par le pouvoir ukrainien (et les Etats-Unis), une partie de l’Eglise ukrainienne s’est séparée du patriarcat de Moscou, et a été érigée en Eglise autocéphale par le patriarche de Constantinople en 2018. L’Eglise orthodoxe russe a unanimement désavoué le schisme ukrainien. Kirill continue à se déclarer le patriarche des Russes et des Ukrainiens, et affirme publiquement sa douleur de voir des chrétiens des deux pays s’affronter alors qu’ils sont frères et devraient s’unir pour faire face à la perfidie de l’Occident. Avec la majorité de la hiérarchie orthodoxe, il soutient que cette guerre est juste. Seuls quelques-uns restent de fervents partisans de la paix, comme le métropolite Hilarion qui a été nommé au siège de Hongrie après des déclarations publiques hostiles à la guerre en Ukraine.
Rousselet considère que la posture belliciste de l’Eglise orthodoxe risque d’altérer la place qu’elle occupe dans le cœur des Russes. Si 60% se disent encore orthodoxes, la pratique religieuse est en chute libre, comme en Occident. Il semble qu’un nombre croissant de prêtres orthodoxes soit hostile à la guerre, mais sans oser l’exprimer en public par crainte d’être aussitôt passibles d’une forte amende et déchargés de leurs fonctions ecclésiales. Ce qui est arrivé déjà à plusieurs d’entre eux. Les prêtres continuent à bénir les soldats qui partent au combat, mais l’armée russe a du mal à recruter des aumôniers. Tout en demeurant hostile à l’Occident, la majorité silencieuse des croyants est de plus en plus réservée à l’égard de la guerre. L’Eglise orthodoxe russe peut-elle encore revendiquer son indépendance à l’égard d’un pouvoir russe de plus en plus autoritaire ? L’alignement servile de la hiérarchie orthodoxe sur la promotion de la guerre en Ukraine, Kirill en tête, nuit à sa popularité en Russie et altère son rayonnement hors frontières. Selon Rousselet, ce retrait pourrait bien s’accentuer et mettre fin au processus d’expansion et d’ouverture entamé dans les années 90.
Après la lecture de ce livre, on voit contre toute attente que Kirill incarne un consensus au sein de son Eglise, tout comme Poutine à l’égard des courants politiques russes. Ce qui n’en fait pas pour autant des modérés, loin s’en faut. La hiérarchie de l’Eglise orthodoxe est globalement hostile à l’Occident et à toute forme de libéralisme, et au-delà de toute allégeance politique perçoit cette guerre en Ukraine comme l’affrontement entre le christianisme et l’Antéchrist. Cette analyse, encouragée par la majorité des partis politiques et par Poutine, reprend un ancien leitmotiv, mais est-elle justifiée théologiquement ? Rousselet n’aborde pas cette question qui reste au-delà de son champ d’investigation.
Vincent Aucante
1 Ce paragraphe résume diverses études spécialisées, notamment : Hamit Bozarslan, L’anti-démocratie au XXIe siècle : Iran, Russie, Turquie, Paris, CNRS éditions, 2021 ; Jules Sergei Fediunin, « Des usages politiques de l’extrémisme en Russie », in Cités, n. 92, 2022, p. 165-179 ; Florent Parmentier, Les chemins de l’Etat de droit. La voie étroite des pays entre Europe et Russie, Presses de Science Po, 2014.
2 De nombreux orthodoxes ont alors présenté Poutine comme le sauveur de la Sainte Russie et de l’orthodoxie, comme par exemple le journaliste Victor Loupan, Le défi russe, Paris, Des Syrtes, 2000.
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