Serge Tisseron, la fabrique ou l’aveuglement
Fiche de l’observatoire Foi et Culture (OFC) du mercredi 11 janvier 2023 à propos du livre : » Le déni ou la fabrique de l’aveuglement » de Serge Tisseron.
Psychiatre et psychanalyste, Serge Tisseron est un bon observateur de nos comportements ; il aide à en comprendre les ressorts cachés et ainsi à mieux nous connaître et essayer d’agir de manière plus ajustée. Et puis, quelqu’un qui a consacré plusieurs livres à Hergé et à Hitchcock ne peut être l’objet que d’un a priori favorable.
Le livre qu’il a publié cet automne et qu’il consacre au déni résonne tout particulièrement à nos esprits. Il appuie ce livre, avant tout, sur la pandémie de Covid, la manière dont les autorités françaises l’ont conduites, ce qu’elle a révélé de comportements individuels et collectifs. La crise des abus sexuels dans l’Église catholique peut aussi être lue comme manifestant diverses formes de déni. Les analyses de Serge Tisseron sont dès lors pertinentes à la fois pour comprendre et pour agir.
- Les processus du déni
Dans combien de situations nous peinons à écouter ; certes, nous entendons, mais « il faut parfois que notre attention soit éveillée par des situations extrêmes pour que nous commencions à envisager celles qui étaient jusque-là passées inaperçues » p. 11. Et puis, on peut entendre, savoir, mais être habité par une impossibilité d’action, tel est le déni. Pour Tisseron, « le déni n’est pas une erreur de jugement. C’est un bras de fer que l’on tente d’opposer à la réalité, aux autres, et à soi-même, et dont on ne sort jamais vainqueur. Des erreurs de jugement jouent pourtant souvent un rôle important dans la mise en place du déni. C’est ce qu’on appelle des ‘’biais cognitifs’’ » p. 18.
Serge Tisseron détaille ces biais cognitifs :
Le biais de confirmation : la tendance à ne rechercher et à ne prendre en considération que les informations qui confirment nos croyances.
Le biais de normalité : croire que les choses fonctionneront à l’avenir comme elles ont fonctionné dans le passé, et donc sous-estimer un événement exceptionnel. Biais de disponibilité : imaginer comme probable un événement qui nous vient facilement à l’esprit et peu probable le contraire.
Biais de croissance exponentielle : notre cerveau additionne et envisage la croissance linéaire, et non exponentielle.
Biais d’optimisme : une évaluation exagérée de nos possibilités.
Biais du conformisme : tendance à penser et à agir comme les autres [cf. p. 19-22]. Chacun peut interroger la manière dont il s’est comporté lorsque sont survenus des événements qui n’entraient pas dans le cadre de ses expériences ordinaires ; comportements qui sont aussi collectifs. Par exemple, Covid, invasion de l’Ukraine, abus sexuels, et aussi tel événement intime qui a touché notre vie ou celle d’un proche.
Il ne s’agit pas de porter un regard moral sur ces processus de déni. Ils sont d’abord une protection que le sujet se donne à lui-même. Ainsi, « une personne qui fait face à l’annonce d’une maladie mortelle se réfugie souvent dans le déni. C’est une façon de rester attachée au paysage émotionnel qui a précédé la catastrophe et de tenir à l’écart les émotions extrêmes qu’elle a vécues » p. 52. De même, « il n’est pas étonnant qu’une victime garde le silence sur ce qu’elle a vécu. Cela lui permet de tenir à distance l’angoisse qui a accompagné le traumatisme » p. 53. Enfin, « la mise à distance des émotions est une stratégie de survie tellement efficace au moment d’un traumatisme que ceux qui y ont eu recours une fois sont ensuite tentés de l’utiliser aussitôt qu’ils se sentent menacés » p. 56.
- Apprendre à écouter ses émotions et dépasser le déni
Les émotions sont une déstabilisation, sans doute davantage pour nous, prêtres et évêques, formés à nous tenir à distance, d’abord de nous-même, à analyser, parfois à maîtriser. Parmi les émotions les plus fortes, il y a la honte, lorsque celle-ci vient contredire l’image idéale que nous avons d’une personne, d’une institution, d’une réalité spirituelle.
Au sujet de la pédocriminalité à Boston, « il s’agissait pour les protagonistes (y compris les journalistes du Boston Globe, d’éviter de se confronter à l’émotion la plus déstabilisante qui soit : la honte […]. Ce n’est pas seulement une représentation du monde qui y est en jeu, mais une représentation de soi » p. 72.
« Il est impossible de comprendre une telle conspiration du silence sans prendre en compte la honte que suscitent les agissements pédophiles, non seulement chez les victimes, mais aussi dans leur entourage et, de proche en proche, chez tous ceux qui sont censés protéger les mineurs » p. 75.
« Savoir le débrouiller avec la honte, la sienne et celle des autres, consiste justement à être attentif à ce point de basculement où la honte cesse d’être l’angoisse de perdre le contact avec ses pairs pour devenir un appel à les inviter à construire un monde différent. C’est autour de ces deux formes de honte que se sont nouées les tragédies de la pédophilie et de l’inceste, et autour d’elles qu’elles se sont dénouées » p. 77-78.
« Le déni est une arme à double tranchant. Il peut être utile un temps, mais il risque de nous faire ignorer à quel point la réalité reste différente de ce que nous désirons qu’elle soit. Après le temps du déni doit venir celui de la réalité » p. 220.
Aucune personne, aucune communauté ne peut penser pouvoir se sortir seule des processus de déni et de honte. Certes, ceci s’inscrit sur un chemin qui s’accomplit sur une certaine durée, mais, « sortir d’un déni nécessite de bénéficier de la présence d’un tiers qui puisse accueillir sa souffrance sans la juger ni en être déstabilisé, et l’aider à lui donner une place dans sa vie mentale et sociale. Et pour cela, il est essentiel que ce tiers puisse un jour prononcer les mots qui disent le traumatisme, y compris la honte qui a accompagné celui-ci » p. 200.
La parole des victimes, la CIASE, les experts, etc., sont autant de forces positives, et externes, qui ont permis et permettent de sortir d’un entre-soi, individuel ou collectif qui empêche la pensée et l’action. Tout ceci doit demeurer, au risque de chercher à « tourner la page ». C’est tout l’enjeu des actes et des lieux mémoriels. « Moins l’on parle de ce que l’on veut ignorer, et plus vite on l’oublie. La meilleure arme du déni est le silence » p. 103.
- Un obstacle : les algorithmes
On le voit, il s’agit de dépasser le déni, d’accéder au réel. Or, Serge Tisseron, qui est un bon analyste des écrans, de leur importance, des chances et des risques qu’ils présentent voit dans les algorithmes qui déterminent nos recherches sur internet des outils numériques qui entretiennent le déni… tout comme aussi le complotisme.
« Quelle que soit l’opinion à laquelle nous nous rangeons, nous trouvons toujours une communauté prête à valider nos fantasmagories et à les renforcer, jusqu’à ce que nous y soyons enfermés sans même nous en rendre compte. Faut-il alors condamner internet ? » p. 181-182. « Les algorithmes nous invitent à intervenir [sur les réseaux sociaux] d’une façon qui nous paraît souvent exalter notre créativité, mais qui nous contraint en réalité considérablement. Par exemple, sur Twitter, il faut se limiter à 280 caractères. Les algorithmes nous imposent d’être simples, donc caricaturaux, mais aussi impulsifs en valorisant les émotions sur la raison, et alarmistes en valorisant les émotions négatives qui voyagent plus vite sur internet et font plus d’adeptes que les émotions positives » p. 184.
« De plus en plus de décisions qui ont des implications sur nos vies dépendent du résultat de systèmes algorithmiques. Or ceux-ci mettent en œuvre des critères de priorité, de préférence et de classement totalement opaques. Nous ignorons tout de la hiérarchie des informations que les machines privilégient » p. 185.
Dépasser le déni ne consiste pas à s’abstraire des réseaux sociaux, quoique…, mais à garder une conscience vive qu’ils nous entretiennent dans des pensées de plus en plus enfermées sur elles-mêmes ; l’entre-soi est leur norme, elle est d’autant plus forte qu’elle ne s’annonce jamais comme telle, c’est la liberté qui est affichée (et ceci est mensonger).
« Lorsque je plonge dans un déni je deviens prisonnier des représentations auxquelles j’ai choisi de croire. Je me fabrique un monde qui tienne compte de mes désirs et pas seulement des lois de la physique […]. Dans le déni, il ne s’agit pas seulement de se tromper sur le monde, mais de s’enfermer dans un monde dont la raison d’être est la place que j’y occupe […]. Le déni est une croyance maintenue contre la réalité » p. 24.
+ Pascal Wintzer, Archevêque de Poitiers
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