Étienne Gendrin, Têtes de mule
Fiche de l’Observatoire Foi et Culture (OFC) du mercredi 13 avril 2022 à propos de la bande dessinée : « Tête de mule » d’Étienne Gendrin.
Six jeunes alsaciennes en résistance (Alice, Lucie, Emmy, Marcelle, Lucienne, Marie-Louise la petite sœur d’Alice) sont à l’honneur dans une BD remarquable (scénario et dessin de Étienne Gendrin) qui a obtenu le prix international de la BD chrétienne, à Angoulême en 2022. Résumé de l’histoire : Alice est une jeune fille de la petite bourgeoisie strasbourgeoise. En septembre 1939, à 21 ans, cette guide de France, anticonformiste et francophile s’engage comme infirmière dans l’armée française. Après la débâcle, elle rentre chez ses parents à Strasbourg, en Alsace, que les Allemands s’emploient à nazifier. Très vite, Alice se rebelle contre la situation et, avec ses amies Guides de France, elle constitue une équipe clandestine, l’équipe des Pur-Sang, qui vient en aide aux prisonniers de guerre français et étrangers enfermés dans les casernes de la ville.
Pendant deux ans, ces filles munissent de faux papiers et exfiltrent d’Alsace près de 500 prisonniers de guerre. Le début de l’album est très intéressant car il décrit un peu le contexte de cette région annexée : la synagogue incendiée, l’église Saint Jean qui tient cachés deux officiers polonais dont un juif, l’obligation de parler allemand ou alsacien, le changement de nom des rues. La suite raconte l’organisation du réseau, les choix de passages pour les prisonniers.
Suite à une imprudence, le réseau est repéré, les filles arrêtées, et enfermées dans la forteresse de Ziegenhain (près de Kassel). Lucienne, la cheffe d’équipe est condamnée à mort. En septembre 1944, Strasbourg est libéré, Alice n’a alors plus qu’une idée en tête, s’évader, et retrouver sa famille.
Cet album est d’un grand intérêt pour plusieurs raisons : c’est une chronique historique, mais c’est surtout un récit qui met en valeur le courage, un idéal de vie. Le prêtre réunit les six filles et met cet idéal à un très haut niveau : « Il faut avoir conscience de ce que cet idéal attend de moi. Connaître la répercussion de mes actes. L’amour de l’idéal exige un cœur désintéressé, un cœur chaste, un cœur pur. Apprenons la fidélité à notre idéal pour pouvoir nous faire obéir » (p. 52).
Quatre vignettes traduisent la vie spirituelle d’Alice. Dans l’obscurité d’une église, elle murmure : « Ma vie, c’est le Christ. Accepter d’être l’homme du Christ, d’être au service du Christ. Je puis tout en Celui qui me fortifie. Accepter l’épreuve de la croix. S’oublier soi-même. Le but de notre action est la vie éternelle. » (p. 57).
Dans Têtes de mule, sa troisième bande dessinée, Étienne Gendrin déroule le fil de l’histoire de ces six filles. Cet auteur de BD, installé en Alsace connaît bien l’histoire d’Alice Daul, puisqu’elle est la grand-mère de son épouse. Devenue Alice Gillig après son mariage, la résistante a consigné son récit sur des feuillets en papier pelure, tapés à la machine, après sa captivité, en 1945. Craignant de voir disparaître ce support fragile, ses proches lui ont offert un ordinateur portable en 1996 pour qu’elle remette son histoire en forme. C’est ainsi qu’un petit fascicule rouge a fait irruption dans la bibliothèque des différents membres de la famille. Ouvrage qu’a fini par découvrir Étienne Gendrin en 2015.
Etienne Gendrin s’est livré à un travail de recherche minutieux pour exhumer cette histoire enfouie dans les caves de l’histoire. Il faut s’imaginer Strasbourg en 1940 alors que le pays est vaincu et que l’Alsace a été rattachée à l’Allemagne nazie. Peu ont fait le choix d’une réaction à l’ennemi, pour différentes raisons : protéger les siens, peur des représailles, inaction naturelle. Mais comme le dit le titre de l’ouvrage, Alice Daul est une tête de mule et elle ne peut se résoudre à courber l’échine. Avec ses camarades, et à force d’organisation et de persévérance, elle réussit à berner l’ennemi pendant de longs mois.
« En lisant le récit, beaucoup d’images me sont venues, dit Étienne Gendrin. C’est là que je me suis dit que j’allais adapter cette histoire en BD. » Le dessinateur, pendant six mois, consulte de nombreux documents notamment à la bibliothèque de Colmar. Des textes, mais aussi des photos de la ville sur une très longue période pour préparer le décor de son intrigue : « C’est un Strasbourg rêvé, sourit-il. J’avais envie d’une distance poétique, qui est celle du temps. » Les bâtiments, tels que représentés, ne sont donc pas forcément ceux de Strasbourg en 1940, mais l’idée que se fait l’auteur de ce à quoi ressemblait la ville à cette période. Et cela fonctionne très bien : des aquarelles d’Étienne Gendrin naît une cité réaliste, vivante. Ce travail d’enquête est aussi l’occasion pour lui d’étoffer le contexte historique du récit. « Je voulais qu’on y retrouve les grands événements qui ont rythmé ces années-là », insiste-t-il.
En marge des recherches documentaires, Étienne Gendrin a également cherché à rencontrer d’autres membres de l’équipe Pur-Sang. En 2016, il rencontre Marcelle Engelen, la benjamine du groupe. « C’est elle qui m’a raconté les coulisses de l’équipe, des filles qui s’entendaient mieux que d’autres. Ça a rajouté de la chair aux personnages », estime celui qui dit avoir aussi voulu écrire « une histoire du quotidien » derrière l’action héroïque des six Strasbourgeoises.
L’univers graphique particulier style rétro est assez sombre, mais correspond bien au propos. Le dessin dégage une puissance au fil des pages, on se laisse porter par l’histoire. Les personnages sont décrits avec un trait fin et une colorisation à l’aquarelle sublime, surtout lorsque le jeu de couleurs d’une page à l’autre se calque harmonieusement à l’intensité du récit. L’album s’achève par ce texte du Chanoine Cornette, aumônier des Guides de France, en 1924 :
Guide, c’est l’être qui indique le chemin le plus sûr pour arriver au but.
Guide, c’est l’être qui signale les dangers de la route.
Guide, c’est l’être qui aide à franchir les passages difficiles.
Guide, c’est l’être qui éclaire les pas incertains dans les heures troubles. «
Guide, c’est l’être de vaillance qui regarde vers les hauteurs, brave les difficultés et nous mène jusqu’au sommet.
Le rappel historique et les photos des jeunes femmes servent de conclusion à ce bel album. Cette histoire vraie est passionnante et l’engagement de ces jeunes femmes, leur détermination sans faille, est vraiment remarquable. Un beau témoignage de courage, de ténacité, d’intelligence et de travail d’équipe. Des femmes de têtes, inspirantes à ne surtout pas oublier ! Heureusement qu’il existe ainsi des têtes de mule !
+ Hubert Herbreteau
L'Observatoire foi et culture
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L’Observatoire Foi et Culture (OFC), voulu par la Conférence des évêques de France a pour objectif de capter « l’air du temps » en étant attentif à ce qui est nouveau dans tous les domaines de la culture : la littérature,[...]