Mgr Claude Dagens : « Tout de que j’apprends. Confessions croisées d’un chrétien et d’un citoyen »

Fiche de l’Observatoire foi et culture (OFC) du mercredi 9 mars 2022 à propos de l’ouvrage de Mgr Claude Dagens : « Tout de que j’apprends. Confessions croisées d’un chrétien et d’un citoyen ».

Cet ouvrage est une autobiographie où se croisent l’expérience chrétienne d’un pasteur et la conscience citoyenne d’un intellectuel qui a mûri au meilleur de l’école publique et de la tradition laïque et républicaine. Le lycéen se souvient du lycée Montaigne à Bordeaux et le chrétien du jour où il est devenu prêtre, le 4 octobre  1970. Foi et intelligence se croisent dans le parcours du jeune normalien, agrégé, étudiant à l’École française  de Rome, qui entre au séminaire et fait une thèse à la fois de lettres et de théologie sur saint Grégoire le Grand. Le croisement se renouvelle quand, après que l’Église a fait de lui un évêque en 1987, il est élu en 2008 à  l’Académie française et dédie cette reconnaissance à sa famille, à ses origines et à ses maîtres.

Le genre des mémoires autorise l’académicien à s’affranchir du soupçon qui pèse en littérature sur le « moi »  depuis que Pascal l’a déclaré « haïssable ». Il s’en libère d’emblée dans une confession où il rapporte  comment, le 4 octobre 2020, à l’occasion du cinquantième anniversaire de son ordination sacerdotale, il s’est  réconcilié avec l’écriture et avec lui-même, se découvrant, à quatre-vingts ans passés, toujours « en état  d’apprentissage » (p. 9-10) – ce qui donne à l’ouvrage son titre.

Cependant, par-delà les confidences et le récit d’une vie, ces pages ont un incontestable intérêt historique. Selon les termes du débat entre Raymond Aron et Henri-Irénée Marrou sur l’objectivité de l’historien, Claude Dagens se situe en « témoin engagé » des métamorphoses de la présence de la foi dans la vie et dans la  culture en France. Mais les traditions laïque, universitaire et chrétienne qui se croisent dans son itinéraire  personnel engendrent la distanciation qui, selon Marrou, constitue l’authentique « connaissance historique ».  L’ouvrage déborde donc du cadre de la confession personnelle, pour éclairer bien des bouleversements dans  les relations entre l’Église et la société ces dernières décennies. C’est cet apport qui justifie une fiche de  l’Observatoire Foi et Culture de la Conférence des évêques de France.

Volontairement, les souvenirs ne sont pas livrés dans un ordre chronologique. L’écriture privilégie  l’immersion dans l’Histoire. Les va-et-vient thématiques situent les moments vécus dans l’enchaînement  dialectique des épreuves et des renouveaux, jusqu’à une finale sur la tradition laïque et les réalités  religieuses, dans une fidélité sans contradiction à deux traditions : universitaire et laïque d’une part, et de  l’autre ecclésiale et enracinée au « cœur de la foi ». Cette double fidélité se concrétise dans le parcours  familial et académique de Claude Dagens, au contact de ses parents, de ses maîtres, d’amitiés nouées, de  rencontres et d’écoute d’innombrables personnes très diverses. C’est pourquoi ces « confessions » sont  présentées comme celles « d’un chrétien et d’un citoyen ».

Ce sous-titre se justifie p. 223 : « Nous, catholiques en France [et non de France], nous ne sommes pas  seulement des héritiers. Nous sommes aussi des citoyens, qui participent à la vie de nos sociétés, qui en  respectent la laïcité constitutive et qui désirent y manifester la vitalité de leur foi. […] La laïcité constitue un  cadre institutionnel, dans lequel les religions, et spécialement la religion catholique, ont la liberté d’exister,  en s’inscrivant dans notre société, sans jamais s’imposer. » Ces lignes reprennent un des rapports de 1994  qui aboutiront à la « Proposition de la foi dans la société actuelle », Lettre aux catholiques de France adoptée  en 1996 par l’assemblée des évêques. Une telle approche positive de la laïcité est rarement exprimée aussi  clairement dans l’Église. Elle est cohérente avec l’itinéraire personnel, familial et intellectuel de Claude Dagens.

Son enracinement « citoyen » lui a permis d’identifier la résurgence d’un catholicisme « intransigeant » qui  s’est développé comme résistance à ce que le rapport de 1996 a qualifié de « crise généralisée des valeurs », apparue en mai 68 et restée confondue par beaucoup avec la réception du concile Vatican II. Claude Dagens perçoit bien qu’il ne s’agit pas d’une remise en cause au sein de l’Église de sa mission de « proposition de la  foi », mais d’un mouvement global de civilisation. Il atteint l’Église de l’extérieur et elle se trouve « affaiblie  et dépouillée » (voir p. 137 et suivantes au début du chapitre IX). Sans doute la tentation du repli identitaire  était-elle inévitable…

Cependant, l’Église ainsi mise à l’épreuve tend à se diviser en réveillant chez certains chrétiens une  propension récurrente à se penser comme une « élite » : voir p. 128 et suivantes. Les souvenirs mis en  perspective couvrent la période de prédominance jusque dans les années 1960 de l’Action catholique, encore  très présente dans la pastorale des diocèses à la fin du XXe siècle, puis de l’émergence du « Renouveau  charismatique » dans les années 1970. Claude Dagens croise d’abord, jeune prêtre, la communauté de  l’Emmanuel, où le père Albert de Monléon entraîne la plupart des membres du groupe de prière auquel ils  participent tous deux, puis celle des Béatitudes pour une formation alors qu’il est doyen de la Faculté de  Théologie à Toulouse, et enfin les frères et sœurs de Saint-Jean dans son diocèse d’Angoulême. L’analyse se  poursuit jusqu’aux épreuves de ces dernières années, provoquées par la révélation d’emprises et d’abus, y  compris par certains des fondateurs de ces nouveaux mouvements.

Mais, bien au-delà des tâtonnements et des déviances, le témoignage porte sur les « métamorphoses » de  la présence de l’Église dans la société française, et plus exactement sur un renouveau chrétien qui passe par  « l’intérieur de notre humanité ». En finale du chapitre VII : « L’Eucharistie : lien vital et mise à l’épreuve », Claude Dagens rend compte de cette intuition et en particulier du lien que crée la communion sacramentelle  où « le Christ qui se donne […] ne cesse jamais de vouloir demeurer en nous pour nous relier à Lui et nous  insérer charnellement dans son Corps vivant » (p. 113). Cette expérience n’est plus réservée à quelques  initiés : c’est la grâce propre du concile Vatican II. Cet accès de tous à la mystique introduit au « cœur de la  foi » et libère des tentations de séduction et d’emprise qui demeurent des « tromperies ». Des maîtres – souvent discrets – ont jalonné le parcours de l’étudiant puis du séminariste, du prêtre et de l’évêque. Ils  témoignent de la vérité humble et féconde du « sentiment religieux », dans et parfois en dehors de l’Eglise,  jusque parmi les membres de l’Académie, ou à travers des dialogues avec des non-croyants et d’autres  religions…

Dans ces réflexions, la notion de « métamorphose » est récurrente et décisive. Le mot revient plus de vingt  fois dans le texte, et Claude Dagens le choisit pour penser « l’avenir de l’Église ». La mémoire personnelle se  dilate dans l’Histoire quand il évoque les « origines chrétiennes, lorsque la foi au Christ se diffuse sans aucun calcul préétabli », ou Grégoire le Grand, « témoin de l’effondrement de l’Empire romain », mais « précurseur  des temps à venir ». Ces époques incertaines ou « dites de décadence » peuvent être « des temps de lentes  métamorphoses » (p. 119). Et l’évêque-académicien suit le fil des métamorphoses du catholicisme en France,  d’affaiblissements en renouveaux, à travers « les souffrances et les divisions […] durant la période de la  Révolution, […] les combats qui vont accompagner […] l’affirmation d’une laïcité ambitieuse [et] la séparation  entre les Églises et l’État » (p. 119-120), jusqu’à aujourd’hui où « notre affaiblissement incontestable  demande à être compris non pas comme le signe d’un échec, mais plutôt comme le moment favorable, en  grec le kairos, d’une métamorphose profonde » (p. 144) .

L’espérance est puisée ici, tout autant que dans la sagesse du savoir historique, dans la familiarité avec le  Christ. C’est là l’expérience intime et unique, radicale et heureuse, que Claude Dagens confesse, au sens  d’une profession de foi qui exige l’engagement et la transparence du témoignage. C’est ce qui apparaît dans  les pages qui célèbrent rencontres et amitiés, sans esquiver les brisures et les demandes de pardon ni  minimiser l’épreuve de la dépendance, du confinement, voire de l’enfermement, jusqu’à l’audace d’une  « dernière confession » qui croise les découvertes de « tant de dévouements et tant de cruautés dans  l’Église ».

Hugues Derycke

L'observatoire Foi et Culture