Brassens à rebrousse-poil de Théophane Leroux
Fiche de l’Observatoire Foi et culture (OFC) du mercredi 22 décembre 2021 à propos de l’ouvrage : « Brassens à rebrousse-poil » de Georges Brassens.
Faites le test auprès de vos voisins et amis ! Demandez-leur de citer des titres de chansons de Brassens. Il est probable qu’ils évoqueront celles qui les ont touchés à un moment où l’autre de leur vie : la chanson de l’auvergnat, Les copains d’abord, Auprès de mon arbre, La mauvaise réputation, Le gorille… C’est dire que les chansons de Brassens sont intemporelles et qu’elles rejoignent les grandes questions de l’existence qui préoccupent tout être humain.
Brassens est mort il y a quarante ans. Ce souvenir a suscité en 2021 de nombreuses biographies, analyses et témoignages. Cela donne aussi envie d’écouter à nouveau l’intégrale de l’œuvre de Brassens.
Le livre de Théophane Leroux est une remarquable évocation de ce chanteur populaire, désormais classé parmi nos poètes d’aujourd’hui. Brassens n’est pas seulement le vieux tonton de gauche fumeur de pipe, idole des anarchistes et des anticléricaux. C’est une personnalité complexe. Il est de son époque et pourtant indémodable. Théophane Leroux a étudié de près les chansons et les carnets de Brassens. Il dégage un portrait attachant de l’homme de l’impasse Florimont à Paris. Il nous fait découvrir une belle personnalité, un poète, et un maître en humanité : « Nous évoquerons le rapport de l’homme à la littérature et à la musique, son refus permanent de la modernité, son refus des structures et du conformisme et enfin ses interrogations et inquiétudes spirituelles » (p. 12).
Le rapport à la littérature tout d’abord. Les chansons de Brassens sont le résultat de nombreuses lectures d’auteurs classiques : Balzac, Hugo, Paul Fort, Richepin et Villon. « Tout au long des interviews qu’il donnera, il ne cessera d’évoquer ses inspirations, apportant la preuve que celui qui n’a pas été longtemps à l’école ne
peut se construire seul » (p. 22). C’est un artisan des mots, au sens le plus noble du terme. Il peaufinait ses chansons, passant plus d’un mois sur chacune d’elles. Grand admirateur de Jean de la Fontaine, il traitait des mœurs de son époque en moraliste. Théophane Leroux souligne que le vocabulaire de Brassens rejoint les références communes à l’ensemble des Français. On n’y trouve pas d’ordinateur, de tracteur ou de fusée mais des sabots, des bergères, des fuseaux. Villon est évidemment l’une des sources principales d’inspiration.
La musique est simple mais pas simpliste. Brassens a beaucoup appris en écoutant sa mère chanter des chansons populaires. La mélodie est au service des textes. Brassens ne prit pas de cours de musique mais apprit seul ou sur de vieilles méthodes, en se servant de l’oreille. Tout guitariste sait que chanter du Brassens n’est pas si facile : les accords sont complexes, le rythme rejoint le jazz de Sidney Bechett. C’est très élaboré et composé avec soin.
Théophane Leroux montre comment Brassens exprimait avec regret dans ses chansons un passé qui n’existe plus. Il ne disait pas que c’était mieux avant mais il constatait un certain aplanissement de la culture et de la vie quotidienne. Il chantait sa nostalgie du Paris de sa jeunesse et de ses années de bohème. Dans Le progrès, il déplorait les conséquences de l’urbanisation, la disparition des fontaines où coulait l’eau fraîche, et les arbres où les amoureux gravaient leurs initiales. Quant à sa relation avec l’Église, elle fut tumultueuse comme avec toutes les institutions. Cela n’empêcha pas Brassens d’être ami avec de nombreux ecclésiastiques. Théophane Leroux cite abondamment les échanges chaleureux avec André Sève un prêtre assomptionniste.
Plusieurs chansons firent scandale. Théophane Leroux précise : « L’œuvre entière de Brassens raconte des actes plus ou moins à la limite de l’illégalité ou de l’immoralité, comme l’ensemble de nos vies. Les tenants d’un moralisme étriqué, se limitant à leur sensibilité, doivent s’en prendre plein les dents » (p. 87). Aujourd’hui on chante des choses mille plus crues que celles que chantait Brassens. Traditionnellement, la chanson a toujours été en connivence avec la gauloiserie, la grossièreté, mais pour Brassens, la paillardise était une manière de dénoncer l’hypocrisie. Dans ses carnets, il n’hésite pas à dénoncer les adeptes de la pornographie qui s’offusquent lorsque sa Margot dégrafe son corsage. Dans La complainte des filles de joie, il chante les filles de petite vertu en exprimant sa pitié pour elles, jetées sur le trottoir et contraintes de vendre leur corps pour manger.
Théophane Leroux consacre de belles pages sur la beauté de la fidélité dans les petites choses de la vie. Brassens n’aimait pas la foule et pourtant il aimait vivre avec ses copains plus que présents dans ses chansons. Il vouait un culte à l’amitié : « Le seul bateau qui tienne le choc dans la traversée de la vie, c’est celui des copains, malgré tous les défauts qu’ils peuvent avoir ou malgré les qualités qu’ils n’ont pas » (p. 101).
On ne peut pas évoquer Brassens sans parler de la mort. Beaucoup de chansons sont une méditation sur les fins dernières, sur la mort appelée la camarde, la faucheuse. L’enterrement du vieux Léon qui jouait de l’accordéon est émouvante. « Chez Brassens, l’enterrement ressemble souvent à un carnaval et la mort à une faucheuse en manque d’amour » (p. 111). Il se disait incroyant et pourtant sans vouloir le récupérer, nombre de ses chansons ont une saveur d’Évangile. On est surpris de constater ses connaissances des Écritures. Théophane Leroux nous fait découvrir un Brassens préoccupé de questions spirituelles. L’influence d’Elvira Dagrosa, sa mère, veuve de guerre et passablement bigote, mais remariée avec un mécréant libre-penseur Jean-Louis Brassens, explique le rapport de Brassens avec la foi et sa pratique.
Le livre de Théophane Leroux est un cadeau à offrir en cette fin d’année 2021 !
+ Hubert Herbreteau