« Croire, mais en quoi ? Quand Dieu ne dit plus rien »

Fiche de l’Observatoire Foi et Culture (OFC) du mercredi 19 mai 2021 à propos de l’ouvrage :  » Croire mais en quoi ? Quand Dieu ne dit plus rien » de Mgr Albert Rouet, archevêque émérite de Poitiers, Éditions de l’Atelier, 2019.

Ce que le titre de cet ouvrage conséquent ne dit pas, c’est qu’il s’agit en fait d’une analyse approfondie de la sécularisation et des défis qu’elle adresse aux religions. La sécularisation remet en cause la fonction ancestrale de la différence sacré / profane dans les sociétés. Contrairement à une idée répandue, le sacré ne disparaît pas dans la sécularisation. La fonction qu’il remplit traditionnellement ne disparaît pas : « Le sacré se définit à partir de ce qu’une société admet comme indiscutable pour son équilibre et pour sa survie » (p. 68). Il est historique et conservateur. La distinction sacré / profane est au fondement de la construction d’un ordre légitime dans les sociétés humaines, mais ne se limite pas à cela. « La sécularisation est aussi l’imposition d’un modèle général, un consensus indiscutable (et, par là-même, peut-être bien sacré !). » – « Le sacré rend le monde compréhensible car il faut délimiter le sacré pour discerner ce qui dépend du pouvoir des hommes, de leur maîtrise. »

Pour bien analyser les mutations ou les déplacements qui affectent le sacré, il importe de réellement prendre en compte la réalité du phénomène de sécularisation. Il convient d’y voir « un fait nouveau lié aux conditions culturelles et sociales de la modernité » (p. 97). « La sécularisation née des progrès techniques, de la maîtrise économique et de la mondialisation constitue un fait historique qui se répand sur toute la terre. Sa puissance est actuellement entre les mains des marchés… » Ce fait nouveau inclut les modifications qui s’opèrent dans le positionnement du sacré.

Dans le cas de la France, c’est l’Église qui s’est affirmée à travers l’histoire comme dépositaire d’une sacralité au service de la société. « Certes, le sacré n’est pas spécifiquement religieux. Il fonde et cautionne ce qu’une société tient pour fondamental et indiscutable. Par-là, il s’intègre au système religieux d’une société et constitue son pouvoir » (p. 75). La fonction du sacré a été retirée à la religion. Ainsi, pour la sécularisation, il y a bien des réalités profanes (foot, cours de la bourse) mais, en les rendant sacrées, la sécularisation « a séparé leur puissance du pouvoir religieux » (p. 75).
Albert Rouet voit pour l’Église deux positionnements possibles. Le premier consisterait à engager une sorte de combat contre la sécularisation pour reconquérir la maîtrise ancienne de l’Église sur le sacré dans la société. C’est une impasse, un échec assuré.

Le second consiste à prendre appui sur la dualité entre le sacré et le saint. Le christianisme, dans le prolongement de la Bible, fait apparaître en opposition au sacré la figure du Saint, l’affirmation du Dieu Saint qui parle à l’homme, qui s’engage dans une relation avec l’humanité. La foi ici est dialogue et rompt avec l’anonymat du sacré. Avec la Sainteté de Dieu, la distinction fondamentale, pour la foi chrétienne, intervient désormais entre la terre (y compris le sacré) et le Dieu Saint. « Placé en altérité par rapport à un Dieu personnel, le monde devient en son entier le champ de l’homme. »

En fait, en cassant le lien Sacré / Sainteté, la sécularisation reprend en main le sacré … mais « libère la place de la Sainteté ». Cependant, à travers les siècles, l’Église est tentée par la restauration d’un ordre sacré : « par exemple, [resacraliser] des rites liturgiques ou les prêtres, reviendrait à retourner dans l’ambiguïté d’un sacré susceptible de soutenir et magnifier n’importe quoi » (p. 75). Évidemment, cette tentation de retour à des états anciens de gestion du sacré rend l’Église suspecte de vouloir en même temps récupérer, avec le religieux, la puissance politique de l’Église.
L’ensemble de l’ouvrage est consacré à l’analyse des conséquences de la sécularisation sur la religion et aussi sur les croyants, sur la foi. L’individu, figure centrale de la sécularisation aboutit à « un enroulement sur soi ». Il se vit comme démuni par rapport aux administrations et aux institutions. Son réflexe est donc de « se blinder d’indifférence en une réaction de défense qui le prémunisse de toute incursion dans sa vie privée » (p. 56). Pour désigner ce repli qui est comme un enroulement sur soi-même, l’auteur utilise le mot « involution ». Celle-ci joue de manière très forte dans l’attitude à l’égard de l’Église. Vis-à-vis de celle-ci et de la foi, l’individu n’est plus devant l’impératif de se situer en positif ou en négatif. Le positionnement sur Dieu et la foi a perdu tout enjeu. Il n’y a ni adhésion, ni rejet ; du coup, l’individu est protégé : « Puisqu’il a intériorisé sa protection sous une couche imperméable, il peut bien pleuvoir des cantiques et des exhortations, ils ne franchissent pas cette inoxydable couverture […]. La religion n’est plus l’opium du peuple. Elle est devenue une curiosité » (p. 56). Évidemment, cette description de la sécularisation impose une analyse des possibles réponses de la foi chrétienne.

LE LIEU ABSENT POUR DIRE DIEU

La seconde partie de l’ouvrage questionne de manière concrète les défis que la sécularisation lance à la foi. De là vient cette question formulée par l’auteur : « Y a-t-il un lieu pour dire Dieu dans la société sécularisée ? » La réponse d’Albert Rouet est nourrie par la longue expérience. La gravité de la situation ne doit pas être édulcorée. La sécularisation se passe de Dieu. Dieu ne dit rien : sont oubliées les vieilles querelles opposant ceux qui croient en Dieu et ceux qui n’y croient pas. Là n’est plus le lieu du combat. Et, très souvent, les discours croyants tombent à plat, les mots qu’ils emploient sont sans signification. Alors, le croyant est-il condamné au mutisme ? Même la formule forte : « Dieu est amour » semble avoir perdu toute signification. Le témoignage est trop souvent déconnecté de tout lien vital avec la foi. Les systèmes religieux établis fonctionnent indépendamment des individus car leur volonté de maîtriser la volonté individuelle est insupportable. « Les personnes n’entendent pas se soumettre à une organisation qui s’ingérerait dans leur vie privée. » Cette analyse a le mérite de faire face au fait que la culture ancienne qui rendait possible une intégration, une interaction entre individu et société a disparu.

C’est là une situation nouvelle créée par la sécularisation. Elle succède à une époque où « le sentiment partagé sur le sacré reliait les structures et les personnes. Il tenait lieu de lien social ». Sur ce sentiment commun portant sur le sacré pouvait notamment s’appuyer un discours sur Dieu. Albert Rouet développe alors l’idée que le discours sur Dieu ne pourra devenir crédible que s’il s’appuie « sur la sécularisation [ mais ] telle qu’elle est vécue par les hommes ». Il faut « cesser de construire une image de la sécularisation ; celle-ci n’est pas un système « et les reconstructions dont la théologie est coutumière devraient s’effacer devant la réalité humaine de la sécularisation ». Pour cela, il faut d’abord reconnaître que si l’homme de la sécularisation est indifférent aux discours religieux institués, il n’est pas sans désir. Ce désir est prisonnier de la consommation. Il faut donc « retrouver la source même du désir au plus creux de l’homme » (p. 110). Il faudrait ici suivre la démarche puissante de l’auteur qui analyse une possible harmonie entre la sécularisation et le meilleur de la mystique chrétienne : Maître Eckart … contre la fermeture sur soi de la sécularisation !

LA CONSOMMATION, MÉCONNAISSANCE DU DÉSIR

La sécularisation « pose avec acuité la question du désir là où elle prétend le satisfaire par la consommation » (p. 234-235). Mais cette consommation est un leurre qui cache la réalité du désir qui est en l’homme. Albert Rouet montre que seul ce cheminement avec Eckart permet de penser en contradiction avec la logique du toujours plus, dans laquelle se trouve enfermé l’homme de la sécularisation. En fait, la logique de la consommation comme vaine recherche de la satiété est la réponse fausse à ce qu’elle dissimule car l’homme de la sécularisation « éprouve la vacuité de sa condition ». Et c’est là le lieu où « une parole peut évoquer Dieu » (p. 113). La désappropriation vécue par l’homme lui ouvre la possibilité de rejoindre Dieu.
En se fixant sur le comblement du « manque existentiel » qui la constitue, la sécularisation trahit son intuition fondamentale. « Il s’agit de rendre la sécularisation attentive à son intention de départ : oui, il existe en l’homme un vide, un manque. Mais loin d’être un défaut à combler au plus vite, cette béance reste constitutive de l’humain. Alors que les pratiques magiques cherchaient à remplir le manque, la sécularisation pense le dissoudre par la consommation. Pourtant, elle doit être considérée comme telle et gardée ouverte » (p. 235). Pour rendre l’individu sécularisé apte à penser sa condition, « il convient de lui rappeler que le manque à être n’appelle pas un comblement mais un creusement, comme une condition de la personne. C’est par ce chemin qu’une vie subie peut devenir une vie désirée. Car le manque offre la possibilité de sortir de l’enfermement, de souhaiter vivre personnellement et de tenter des rencontres authentiques ».

Dans ce monde sécularisé, à quelles conditions la mission peut-elle trouver sens ? La réponse se concentre en quelques formules décisives. L’annonce du Royaume doit débuter par la qualité des relations qui sont construites : « La première annonce du Royaume tout proche commence par l’acte inaugural de créer des relations d’homme à homme. » Dans ces relations, l’essentiel est dans une humanité que l’on partage : « Le témoignage d’une humanité partagée devient le sacrement d’une alliance proposée. » À ces hommes de la sécularisation qu’on qualifie d’indifférents, voués à la consommation, l’auteur suggère qu’on propose de partager une « émergence d’humanité » : « Tout leur est devenu objet de consommation … Une seule chose leur manque : de créer cette simple humanité, en donnant et en recevant une gratuite relation. » Ce partage d’humanité est en fait la fraternité. Et il précise que le terreau de l’Évangile est « ce monde où des hommes se rencontrent et fraternisent. »

C’est une piste constamment suivie dans cet ouvrage : que faire avec l’absence d’une interrogation sur Dieu dans la sécularisation ? La manière dont Albert Rouet aborde cette question pourra surprendre. En prenant appui sur l’aventure de Moïse, il discerne un parallèle possible avec la sécularisation. Celle-ci semble se caractériser comme absence de la recherche de Dieu. Du moins est-ce l’opinion présente chez les croyants. Or, Albert Rouet souligne une similitude entre Moïse et l’homme de la sécularisation. Le Dieu de Moïse se révèle à un peuple, à un homme, Moïse, qui ne le cherchent pas. Ils n’ont aucune connaissance préalable de Dieu, aucun désir de le rencontrer, aucune soumission automatique. Même le nom n’est pas évident. L’auteur interpelle : avant de juger de haut l’absence de Dieu dans la sécularisation, le croyant ne devrait pas oublier que « ces manquements à ses habitudes de croyant laissent intacts d’autres élans, tel le désir, la conscience de soi ou l’aspiration à une vie plus heureuse ce qui n’est pas rien ». Quant aux exemples d’accueil parfois enthousiaste et visible, dans la sécularisation, l’auteur invite à ne pas privilégier l’événement de certaines conversions … au mépris de ce travail de l’expérience, qui s’exprime dans une histoire. (p. 134).

EXPÉRIENCE D’UN DIEU BON POUR VIVRE

Dans ce contexte de sécularisation, la religion a perdu le contact avec le sacré dans la société. Cela contraint le christianisme à se distinguer du sacré, au sein de l’expérience, pour un retour du Dieu Saint de l’Alliance qui entre en dialogue avec l’homme, qui s’oppose à la fixité impersonnelle du sacré. Il s’agit là d’abandonner l’idée d’une vérité abstraite au profit d’un parcours, d’une genèse. Pour le Dieu Saint, la visée de l’homme n’est pas de correspondre à un modèle éternel, mais de travailler à devenir soi-même véridique. La conception de l’existence dans la foi que développe l’auteur dans des pages fortes a un rapport positif avec la sécularisation.
À cause de ce que sont devenus les croyants, ceux qui ne cherchent pas Dieu « deviennent objets de sa sollicitude. En clair, au lieu de gémir sur la dureté des temps et de se réfugier dans la citadelle de ses pratiques, l’Église devrait se tourner vers ceux qui ne cherchent pas Dieu. Un monde sécularisé intéresse Dieu ». Pour Albert Rouet, ce monde est prioritaire. Il préconise qu’au lieu de se limiter à une pastorale de l’événement « on s’attache à un patient travail vers l’expérience ». Celle-ci « monte de l’histoire d’une personne. Il importe pour chacun de se créer une histoire pour constituer une mémoire existentielle et non une série de commémorations éparses » (p. 134 – 135). Bref, la sécularisation favorise l’annonce de la foi « comme expérience d’un Dieu bon pour vivre ».

La sécularisation modifie profondément la relation, la distinction sacré / profane. Contre le chaos, il y avait un ordre du monde fondé sur cette distinction. Intouchable, le sacré incluait la question des fondements de la société. Tout est brouillé par la sécularisation : « Le sacré s’envole, déserte les temples pour la bourse. » Conséquence, le spirituel ne fonctionne plus sur l’opposition sacré / profane (p. 141). La question est posée clairement : la spiritualité est-elle possible dans un monde sécularisé ? « C’est une affaire de relation. L’histoire du divin aboutit dans la Bible au Dieu de l’Alliance. La crise du sacré ouvre la voie à l’Alliance : « Quand le sacré divise le réel ou privilégie une composante qui finit par l’emporter sur l’autre, la sainteté relie en distinguant, elle met en relation, c’est-à-dire en alliance » (p. 143).

La sécularisation, sortie d’un cadre fixe articulant profane et sacré, ouvre à tous les possibles. C’est pour l’auteur un choix entre d’une part, « aborder le monde dans un esprit de générosité donc avec une relation qui spiritualise le réel » ; d’autre part, une religion formaliste, fermée à une évolution et à la liberté.
Pour A. Rouet, il faut fixer le critère qui « authentifiera la spiritualité au temps de la sécularisation ». La proposition mérite d’être examinée : « La spiritualité commence exactement à partir du moment où on se préoccupe de la fragilité de l’autre en tant qu’autre » (p. 146). De plus, « le pauvre donne l’index révélateur de la spiritualité ». Bref, c’est la fraternité qui est le fondement de la spiritualité authentique. Sur ces bases, l’auteur voit la possibilité d’une spiritualité, « une forme de foi en dehors de toute religion » (p. 147).

La coupure actuelle entre sacré et profane est le résultat d’une longue histoire marquée par des confusions, par la domination du sacré sur le profane ou l’inverse. L’auteur fait remonter au XVIIIème siècle, siècle des Lumières, la cassure sacré / profane, dont la conséquence la plus visible est une opposition de la vie et de la foi. Deux éléments marquent cette époque : d’une part, la foi est réduite au domaine privé ; d’autre part, le sentiment du sacré est convoqué pour assurer une emprise du pouvoir sur le peuple. Ce fond sacré maintient la crédibilité d’un Dieu, maître du monde, présent dans l’histoire qu’il conduit dans son déroulement. Or, c’est ce Dieu que rejette la sécularisation, « elle s’en protège et ne le comprend pas. La sécularisation rend ce Dieu in-crédible » (p. 157).

D’autre part, à côté de la question de Dieu, la sécularisation se heurte au problème du presbytérat à cause de la sacralité conférée au prêtre au Concile de Trente. L’enjeu pour l’auteur est de « dégager le presbytérat apostolique de toute contamination d’une sacralité aussi vague que large » (p. 157). Celle-ci a longtemps consisté à poser l’Église société sainte en face de l’autre société. « Mais peut-on faire du laïc le spécialiste du profane et du clerc le technicien du sacré quand ils partagent le même baptême, la même foi, le même appel et appartiennent tous les deux au même monde ? »

La sécularisation a en fait « profanisé » le sacré ; « il concerne non plus les affaires religieuses mais les réalités de l’existence tenues pour indispensables ». Le sacré a perdu tout sens par rapport à la foi et à la vie. « Le sacré n’ouvre plus la porte à l’annonce de la foi. Il ne fournit plus une pré-compréhension croyante, au contraire ! C’est donc bien autour de l’incarnation que tout se joue ». La foi ne réfère plus à une transcendance mais à une « altérité interne ».

S’il en est ainsi, comment parler de Dieu ? Le discours de la vieille catéchèse est impossible car ne préparant qu’à un déisme inconsistant virant vite à l’athéisme. Cependant, l’auteur ne peut pas éluder la question du fondement de cette foi religieuse. La sécularisation, de son côté, tente de résoudre cette question par la formulation de règles … Mais force est de constater la difficulté de partager la reconnaissance d’une règle qui serait indiscutablement supérieure, absolue. « L’humanité ne possède pas en elle-même de quoi fonder des règles absolues. C’est dans la relation que peut se trouver une voix qui authentifie : une altérité pour empêcher la conscience de jouer en miroir avec elle-même » (p. 149).

TENSION DÉSIR – PAROLE

L’exploration du sens et des effets de la sécularisation conduit l’auteur à constater l’impossibilité du discours de la « vieille catéchèse ». Alors vient la question la plus forte : comment peut-on parler de Dieu dans la société sécularisée ? Un premier niveau de réflexion impose une confrontation entre la nomination de Dieu et le fait que Dieu est l’innommable, au-dessus de tout nom. De plus, « Dieu se tient à la source des mots, le vocabulaire s’écoule de la fontaine […] mais la source échappe. Enfin, avant la clarté des mots, il y a une première conception, un sentiment premier qui découle de l’impression d’une vie pleine ». Il s’agit du sentiment d’une plénitude qui ne résulte pas d’un remplissage, « plénitude non comblante ». « Ce qui remplit la vie sans la combler, ne serait-ce pas le lieu où Dieu s’indique, sans que l’homme le sache trop bien ? » (p. 168). L’Évangile est rempli de l’expérience de présences où Dieu n’est pas nommé. Voyez l’appel du centurion qui a pour l’autre un désir de vie. La question se porte ici sur le désir. Que fait-on du désir ? Souvent, il est piégé … Reste que la question doit être maintenue : « L’illimité du désir peut-elle indiquer Dieu ? » L’auteur s’emploie à montrer comment le désir est piégé. Et alors, la vraie question est : Comment libérer le désir du carcan où il est pris ?

La réponse est longuement développée à travers une relecture de l’Évangile. L’auteur note que le mot Dieu est rare dans l’Évangile. Mais constamment, Jésus agit « divinement par sa proximité qui relève les hommes et les laisse aller par une fraternité que n’altère aucune limite » (p. 182). « Autrement dit, libérer le désir commence par une restauration de l’humain : guérir, nourrir » (p. 183). L’Évangile souligne également que « les petits et les humbles » sont ouverts à Jésus alors que « les sages et les habiles » demeurent aveugles. Les petits gardent l’authenticité de leur être, à l’opposé des habiles qui coïncident avec leur fonction. « C’est leur distance intérieure entre être et paraître, donc leur pauvreté, qui les rend sensibles aux messages et aux attitudes de l’Autre » (p. 183). Ils sont en chemin.

L’auteur voit deux difficultés sur le chemin : « d’une part, la précipitation vers des solutions définitives, d’autre part, la différence entre le désir éminemment personnel et la parole audible de tous » (p. 185). C’est la mise en évidence d’une tension entre désir et parole : si on ne connaît pas le désir qui est en jeu, comment savoir vraiment ce qu’on dit à l’autre ? Il y a une difficulté d’articuler désir et parole, avec un désir souvent informulé. L’auteur commente la rencontre de Jésus avec la Samaritaine comme exemple d’une émergence du désir dans la parole. Ce que recherche l’auteur est une mise en évidence « du rôle du désir par rapport à la parole ».

Face aux croyants qui, devant la sécularisation, plaident et agissent comme si un retour en deçà de la sécularisation était possible, Albert Rouet invite à une analyse concrète des possibilités que la sécularisation fait entrevoir : « Alors la sécularisation ne cesse pas d’exister mais elle s’ouvre à la grâce d’être. Construction humaine, elle s’avance vers plus d’humilité sans en esquiver les exigences. Elle refuse d’en rester à mi-parcours. Les espaces qu’elle a défrichés peuvent accueillir des semences d’humanité. » C’est sur l’exploration de ces possibilités que se termine cet ouvrage.

La prudente indifférence de l’homme de la sécularisation écarte le vieux débat sur l’existence de Dieu. Certes, cette société n’est pas athée. Mais « il y a toujours quelque chose qui tient la place de Dieu ». S’engager dans une exploration sur ce qui motive « les ultimes décisions » peut renouveler la question sur l’utilité de Dieu. La question fondamentale devient « comment rejoindre ceux qui au-delà de l’opposition entre croire et ne pas croire, donc sécularisés, cherchent quelque chose qui les rejoigne ? Autrement dit : est-il possible de traverser cette couche imperméable dont nous avons parlé ? » (p. 282). L’auteur renvoie à une réflexion sur le comportement même de Jésus qui ne cherche pas à christianiser subrepticement : « Dans la situation sécularisée où nous sommes, savoir qu’une parole au sujet de Dieu peut s’élever du plus ordinaire de la vie des hommes offre une précieuse indication sur la manière d’aborder le sujet. »

Il ne s’agit pas de construire une théorie de la sécularisation ; celle-ci « demande un effort intellectuel afin de découvrir, non pas une théorie nouvelle, mais les ressorts ordinaires de la vie des gens » (p. 288). L’auteur suggère d’aller, dans le dialogue, « jusqu’au cœur d’un homme qui cherche à vivre ». Il fait le pari que « le Dieu chrétien peut toucher un monde sécularisé en recherche de relations vivifiantes » (p. 289). « Leur expérience existentielle peut apporter les éléments nécessaires pour approcher le Dieu des relations » (p. 289). Une étape essentielle dans le dialogue est la reconnaissance de la valeur de la vie vécue par ces humains « qui guettent un signe de reconnaissance de la dignité de leur histoire » (p. 294).

Guy Coq

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