Lola Lafon, « chavirer »

Fiche de l’Observatoire Foi et Culture (OFC) du mercredi 25 novembre 2020 sur l’ouvrage « Chavirer » de Lola Lafon.

9782330139346Le roman de Lola Lafon Chavirer déploie plusieurs thèmes sur les abus sexuels. À partir de la destinée de Cléo, il nous raconte ce qui n’est pas un naufrage mais plutôt un basculement, un bouleversement profond dans la vie de cette fille depuis ses 12 ans jusqu’à sa vie adulte. Le titre « chavirer » traduit bien cette transformation qui va de l’enfance à la maturité.

« Avoir de la maturité » est d’ailleurs une expression qui revient souvent au début du roman. Elle est utilisée de manière ambiguë par des adultes pervers. Elle permet de faire miroiter à Cléo un avenir exceptionnel de danseuse modern jazz, alors que c’est un piège sexuel, monnayable qui va se refermer sur elle et dans lequel elle va entraîner d’autres collégiennes. Dès les premières pages, le lecteur est averti : « Tout était en place pour le reste de l’histoire. Le futur ressemblait à une ivresse (p. 25).

Cléo est dans l’illusion au sujet de son avenir professionnel. La danse qu’elle pratique en activité extrascolaire, la fait entrer le monde du spectacle, des paillettes. Pour sortir du rang, être repérée, il y a l’obligation d’être séduisante. Cléo rêve de quitter l’existence familiale « aux coins racornis. Loin de ses parents affalés dans le canapé, le dos rompu de s’être faits à tout ; elle était terrible leur lenteur à vivre, cette boucle de l’amertume dans laquelle ils étaient comme dans un labyrinthe » (p. 25).

Ce livre mérite attention à divers titres :
• Il faut situer le récit dans le contexte des années 80-90 avec la survalorisation de la réussite. Gagner à tout prix ! La fracture sociale constitue l’arrière-plan de l’histoire. Lola Lafon cite à ce sujet, pages 137-138, des extraits d’un discours de Jacques Chirac prononcé le 19 juin 1991.
La notion de performance est caractéristique du personnage de Cléo. De milieu modeste, elle va tomber dans un système de prédation organisé. Avec beaucoup de retenue, Lola Lafon décrit les déjeuners où sont invitées de très jeunes filles. Des hommes de la Fondation Galatée sont supposés faire passer des épreuves et faire accéder à un destin exceptionnel.

Un déjeuner, au printemps 1984, va produire un bouleversement dans la vie de Cléo. Désormais rien ne sera plus comme avant, au temps de de l’enfance. Elle gardera le souvenir des doigts posés sur son intimité. « Cléo quittait l’enfance sans à-coups. (…) Il faudrait tenir une année, le temps de grandir, alors, sans doute, elle acquerrait la maturité nécessaire aux déjeuners, aux doigts » (p. 74-75).

« Après cette fois-là, elle avait commencé à avoir mal au ventre toutes les nuits. Elle n’avait rien à vomir. Tout était vide, de sens, de mots, elle n’avait pas dit non, elle avait consenti, mais à quoi » (p. 193).
Cléo connaît à l’âge adulte une double honte : celle d’avoir été trompée et celle d’avoir entraîné d’autres filles dans un piège. Elle est devenue rabatteuse, complice.

Le récit nous conduit jusqu’à 2019, date importante où un fichier est retrouvé sur internet. La police lance un appel à témoins aux femmes qui ont été victimes de la Fondation Galatée dont faisait partie Cléo et ses camarades de classes de 5ème, 4ème et 3ème.
• Ce roman montre aussi ce qui produit lorsque le corps souffre et vieillit. Ossip, le kinésithérapeute de quartier, reçoit dans son cabinet des filles qui doivent absolument danser malgré « les pieds déformés, (…) les chevilles gonflées de liquide synovial, les cernes et lèvres pâlies à force de privations alimentaires » (p. 128).
Le traumatisme, suite à un abus sexuel, a des conséquences sur le corps : « La Cléo hagarde du printemps 1984 était une marionnette dont on aurait tranché les fils, démantibulée, petit tas dysfonctionnel que ses parents montraient, tel un paquet de linge mystérieusement malodorant, à des médecins : un gastroentérologue pour ses vomissements, une dermatologue pour une urticaire de plaques dures et violacées, un allergologue pour un asthme nocturne » (p. 63).

• Enfin on trouve des réflexions sur le pardon qui n’est pas l’oubli. On a à se pardonner. On ne peut pas réparer. Comment ce thème est-il introduit dans le récit ? Le chapitre 2 évoque la rencontre avec Jonasz, un camarade plus âgé, d’origine juive, dont les grands parents ont trouvé la mort à Auschwitz. Cléo a seize ans. Elle fait la connaissance de la famille de ce garçon. Elle participe à un repas du Kippour sans comprendre vraiment l’importance de ce repas rituel. Le père de Jonasz lui explique le sens du pardon, lit des textes de Jankélévitch. La vraie maturité de Cléo commence alors. Elle ouvre les yeux sur la question du mal. « Bien sûr, le passé était irréversible. Rien, aucun pardon ne pourrait défaire ce qui avait été. Mais “Kippour” venait de Kappar : couvrir. Et non pas effacer. Le pardon n’était pas l’oubli. L’offense ne disparaissait pas comme une tâche sur un tissu. (…) Pardonner était une décision, celle de renoncer à faire payer l’autre. Ou à soi-même » (p. 106).

En arrière-fond est évoqué l’attentat contre le cimetière juif de Carpentras en mai 1990. Jonasz a honte de ses origines juives. Cléo lui reproche finalement de ne pas respecter les traditions familiales au sujet des règles alimentaires. La belle amitié prendra malheureusement fin.
Le roman de Lola Lafon est écrit dans un très beau style, tout en délicatesse sur un sujet sensible. Un reproche cependant : le lecteur peut avoir parfois de la difficulté à se retrouver dans les multiples personnages introduits par la narration. De plus, la chronologie des situations n’est pas toujours aisée. Lorsqu’à la fin on revient sur Cléo pour enfin savoir ce qu’elle est devenue, on est un peu fatigué de tant d’histoires entremêlées. Chavirer reste cependant l’un des romans les plus beaux de la rentrée de septembre.

+ Hubert Herbreteau

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