Emmanuel Carrère, Yoga
Fiche de l’Observatoire Foi et Culture (OFC) du mercredi 7 octobre 2020 à propos de l’ouvrage d’Emmanuel Carrère « Yoga ».
Livre éclaté que celui que fait paraître Emmanuel Carrère en cette rentrée littéraire 2020. Ayant le projet de consacrer une réflexion au yoga, davantage à la méditation, il est rattrapé par une dépression plus grave que les précédentes, les migrants qui débarquent sur les îles grecques, la mort de Bernard Maris puis celle de son éditeur et ami Paul Otchakovsky-Laurens.
S’éloigne-il pour autant de son projet ? Certes non, mais bien mieux que des réflexions sur la méditation, ce livre en est une expression vécue.
Certes, on peut parler du yoga et de méditation, cependant, leur intérêt n’est-il pas dans ce qu’ils permettent, ou pas. Au sujet du yoga, de la méditation, je ne peux m’empêcher de percevoir un sourire, si ce n’est plus, dans ce qu’exprime
Emmanuel Carrère à leur sujet ; je confesse y consonner sans mettre trop de réserves. Aux pages 249 à 352, Carrère dresse une liste des diverses définitions qu’il a pu recueillir ou se forger de la méditation, et il termine ainsi : « Aujourd’hui, en ce début d’automne 2016 où je m’attarde à Léros sans plus de raison de partir que de rester, ma préférence va à : la méditation, c’est pisser quand on pisse et chier quand on chie. Comme c’est à peu près ce que je fais, sans y ajouter trop de commentaires, j’ai parfois l’impression amusée de méditer enfin pour de bon » (p. 351-352).
D’aucuns ont exprimé quelque déception au sujet de ce livre d’Emmanuel Carrère, trop centré sur lui-même disent-ils, à la différence, en particulier, et le titre est éloquent, D’autres vies que la mienne. Pourtant, combien de portraits ou d’évocations de personnes droites et fortes. La méditation pourrait prendre ici sa véritable dimension : loin de tourner vers soi-même, oscillant entre l’admiration indigente et la déréliction mortifère, c’est le regard porté sur de belles personnes qui grandit le regardeur. On n’a jamais vu un miroir dire la vérité.
Une des grandes qualités d’Emmanuel Carrère, qu’il exprime par son art littéraire, c’est l’attention, cette attitude de tout l’être dont Simone Weil a certainement le mieux parlé. « Ce que je devrais faire, moi, c’est traquer les phrases qui commencent par ‘’je’’. Difficile, hors de portée ? Gros dossier. Simone Weil, encore elle, disait, il y a assez peu de gens, finalement, qui savent que les autres existent. Qui, tout simplement, sont au courant de ça : que les autres existent » (p. 118).
Au risque d’être injuste du fait de la limite à quoi conduit cet exercice, il est parfois possible de ne retenir d’un livre qu’une rencontre, un émoi, un émerveillement qu’il a suscité en vous. De Yoga, s’il n’y avait qu’une seule chose à retenir, ce serait « le sourire de petite fille » de Martha Argerich dans un enregistrement de la Polonaise héroïque de Frédéric Chopin.
Voici ces rencontres qui sont des délivrances, des libérations, plus fortes, plus durables sans doute que ce qui fut prodigué à Emmanuel Carrère lors de son hospitalisation à Sainte Anne. Comment ne pas également mentionner cette parole de François Roustang, parole certes mais aussi visage, corps et attitude de cet homme lorsqu’il s’exprime. « Je lui ai longuement expliqué que la vie m’avait conduit dans une impasse dont je ne sortirais plus et que la seule issue pour moi était le suicide. Quand on dit ce genre de choses, on attend d’être contredit mais au lieu de me contredire Roustang m’a dit tranquillement : ‘’Vous avez raison. Le suicide n’a pas très bonne presse mais quelquefois c’est la bonne solution.’’ Je l’ai regardé, effaré. S’il y a une chose qu’un thérapeute, de quelque obédience que ce soit, ne peut pas dire, c’est bien ça : que le suicide est une bonne solution. Puis il a ajouté : ‘’Sinon, vous pouvez vivre.’’ » (p. 210). Carrère commente ensuite ce propos ; pour ma part, sa brièveté suffit.
Corps vigoureux, visage tendu, tourmenté, Emmanuel Carrère porte tant de souffrances intimes, il les expose sans pudeur, avec compassion certainement. Oui, le plus difficile dans la vie c’est sa vie. Se souvenant d’une rencontre avec l’acteur William Hurt, de sa liberté par rapport au vedettariat qu’il connaissait alors, Emmanuel Carrère peut écrire : « Ce que j’essaie de faire, dans la vie, c’est de devenir un meilleur être humain – un peu moins ignorant, un peu plus libre, un peu plus aimant, un peu moins encombré de mon égo […]. Et j’essaie de devenir un meilleur être humain parce que cela fera de moi un meilleur écrivain […]. Cela dit, je pense qu’il ne faut pas être trop scrupuleux. Pas s’interroger trop sur la pureté de ses intentions » (p. 141-142).
On apprend que Yoga fait partie des livres sélectionnés pour le Goncourt. Indépendamment de ce prix, d’autres encore, tous mérités pour un de nos meilleurs auteurs contemporains, on lira avec profit ce livre et ces autres qui parlent des autres et de soi, jamais de soi sans les autres.
+ Pascal Wintzer
Archevêque de Poitiers