Pélage : le retour ?

Fiche de l’Observatoire Foi et Culture (OFC) du mercredi 17 octobre 2019 sur Pélage : le retour ?

The myth of pelagianismLe pélagianisme, théorie attribuée au moine Pélage (350 ? – 420 ?) venu des îles britanniques, a été réprouvé par un concile de Carthage en 418, ensuite confirmé par le pape Zosime. Pour marquer le 1600ème anniversaire de cette condamnation (renouvelée par le concile œcuménique d’Éphèse en 431, puis par celui de Trente en 1546), Ali Bonner, historienne du Queen’s College de Cambridge et spécialiste de l’Antiquité tardive et du Haut Moyen Âge, a publié Le Mythe du pélagianisme (Oxford University Press, non encore traduit en français, bien sûr), et la publication du livre a déclenché tout un débat aussi bien au Royaume-Uni qu’aux États-Unis. La question est de savoir si Pélage méritait d’être déclaré hérétique et les réponses sont largement négatives, acceptant donc la thèse de Mme Bonner : le pélagianisme serait un mythe inventé par saint Augustin et les partisans de l’autoritarisme épiscopal – et pessimiste sur la nature humaine – pour contrer l’influence de l’ascétisme monastique – populaire parce qu’il est exigeant mais ne laisse pas impuissant.

Il est admis que Pélage, arrivé à Rome vers 380, impressionna par sa rigueur ascétique qui l’autorisait à critiquer à fois le laxisme moral dans les milieux soi-disant chrétiens et le fatalisme manichéen. Il soutenait que l’homme, fait à l’image du Créateur, était naturellement porté au bien et pouvait accorder sa volonté à celle de Dieu. Il semble qu’Augustin, dont les moeurs n’avaient pas été toujours irréprochables et qui avait été manichéen, n’ait d’abord pas vu ce moine breton d’un mauvais œil – avant de s’apercevoir que l’accent mis sur la liberté et la responsabilité humaines disqualifiait la doctrine du péché originel fondée sur le récit de la Chute dans la Genèse et sur l’affirmation de saint Paul que « par un seul homme (Adam) le péché est entré dans le monde » (Romains 5, 12), mais aussi le baptême des nouveau-nés et surtout la nécessité de l’aide de la grâce pour faire la volonté de Dieu.

Le Mythe du pélagianisme énumère les arguments en faveur de la bonne foi et même de l’orthodoxie de Pélage. D’abord la sainteté personnelle de celui-ci n’a jamais été contestée. Ensuite il a toujours protesté de sa fidélité aux Écritures et à la Tradition et il a formellement déclaré que les bonnes œuvres ne pouvaient s’accomplir sans assistance divine. Et puis il s’est rendu à Hippone pour rencontrer Augustin, qui était malheureusement absent, le pape Zosime a commencé par l’innocenter et il a été défendu par Jean, évêque de Jérusalem, auprès duquel il s’était réfugié. Ce sont ses partisans (Célestius, Julien d’Éclane…) et plus encore ses ennemis qui auraient caricaturé et déformé ses positions, au point qu’aucune de celles qui ont été condamnées ne pourrait lui être attribuée. C’est d’ailleurs plus à Célestius qu’à Pélage que s’en est pris saint Jérôme, dont l’ascétisme monastique, exactement comme celui de Pélage – et de saint Augustin lui-même ! – suit saint Antoine du Désert, le « père de tous les moines », proche de saint Athanase, champion de l’orthodoxie contre l’arianisme. Si bien que l’hérésie pélagienne serait une invention motivée non par une divergence spirituelle ou théologique, mais par une lutte pour le pouvoir, la hiérarchie ecclésiastique tenant à ne pas se laisser déborder par la séduction qu’exercent sur les foules des saints autoproclamés.

Les avocats contemporains de Pélage notent de plus que Jean Cassien, importateur en Occident du monachisme oriental, et saint Vincent de Lérins, qui a défini les critères de l’erreur et de la vérité en matière de foi, ont été accusés de semi-pélagianisme. Et la démonstration continue : par la suite, la scolastique médiévale, enhardie par une confiance croissante dans la rationalité menant à ce que le XIXème siècle a appelé « humanisme », aurait versé dans un pélagianisme implicite, qu’auraient alors dénoncé Luther, Calvin et Jansénius, augustiniens chacun à sa manière, s’indignant que les œuvres priment sur la foi et la grâce. Plus tard encore, le pélagianisme aurait été laïcisé (sans mal, puisque la grâce divine y est facultative) avec le mythe du « bon sauvage », lancé avant les Lumières par Montaigne (dans le chapitre « Des cannibales » du Livre I des Essais) et en Angleterre par le comte de Shaftesbury au début du XVIIIème siècle (contre la vision hobbesienne où l’homme ne serait qu’un loup pour son prochain).

On arrive ainsi à voir dans la « droite » et la « gauche » politiques des avatars respectivement de l’augustinisme et du pélagianisme. C’est ce qui apparaît explicitement par exemple dans La folle semence (1962) et Le Testament de l’orange (1974) d’Anthony Burgess, où s’affrontent deux idéologies reposant sur des anthropologies diamétralement opposées : l’une pessimiste, conservatrice et autoritaire, se référant à l’évêque d’Hippone ; l’autre optimiste, progressiste et « sociale », se réclamant (ou non) de l’ascète breton (d’autant plus séduisant maintenant que tout persécuté suscite une sympathie pavlovienne). Dans le domaine de la pensée chrétienne, le protestantisme libéral (c’est d’ailleurs de ce côté-là que se trouvent aujourd’hui les promoteurs de Pélage) est certainement bien plus pélagien que Luther et Calvin ne l’auraient toléré. D’autre part, un certain « intégrisme » a jugé pélagiennes les « ouvertures » de Vatican II (spécialement dans Gaudium et spes et Dignitatis humanae). L’Église ne se lasse cependant pas de mettre en garde contre le pélagianisme : ce fut le cas, juste avant la parution du livre de Mme Bonner, avec l’exhortation apostolique Gaudete et exsultate où le pape François a stigmatisé (n° 47-62) comme « néopélagienne » et élitiste1 la démarche consistant à rechercher le salut dans les structures et l’organisation, et la sainteté par l’effort de la volonté plutôt que dans la disponibilité.

Ce « retour » de Pélage relance un questionnement théologique qui n’est sans doute pas sans intérêt non seulement pour la vie de foi, mais encore pour la culture aux niveaux de l’histoire et de l’anthropologie. Il faut laisser aux spécialistes le soin d’apprécier, en épluchant les textes anciens, par-delà les recensions du Mythe du pélagianisme dans des médias généralistes (chrétiens ou non) et les commentaires qu’elles suscitent, dans quelle mesure Pélage peut être sinon réhabilité, du moins distingué du pélagianisme. Car la faiblesse sans doute irrémédiable de celui-ci dans sa forme systématisée – comme l’a relevé (sans pourtant le nommer) le P. de Lubac dans Petite catéchèse sur nature et grâce (1980) – est de concevoir une « nature pure » en faisant bon marché de la réalité du péché sans laquelle la grâce n’apparaît plus miséricordieuse mais seulement magique et bientôt superflue, le Salut n’étant alors plus promesse mais rêve d’autolibération de l’homme.

Jean Duchesne

  1. L’élitisme foncier du pélagianisme a été étudié dans Les Virtuoses et la multitude. Aspects sociaux de la controverse entre Augustin et les pélagiens (Jérôme Millon, Grenoble, 2005) par Jean-Marie Salamito, professeur d’histoire du christianisme antique à la Sorbonne. Signalons aussi le Pélage et le pélagianisme très mesuré du théologien protestant allemand de Heidelberg Winrich Löhr, traduit au Cerf en 2015.