Jérôme Fourquet, l’archipel français, naissance d’une nation multiple et divisée
Fiche de l’Observatoire foi et culture (OFC) du mercredi 25 septembre 2019 sur « L’archipel français. Naissance d’une nation multiple et divisée » de Jérôme Fourquet.
Directeur du département opinion à l’IFOP, Jérôme Fourquet est un visage connu de nos débats audiovisuels et un fin observateur des évolutions françaises. Auteur de nombreux ouvrages dont À la droite de Dieu. Le réveil identitaire des catholiques (Le Cerf, 2018), il nous livre une véritable somme dans ce nouveau livre dont on peut dire que sa lecture est indispensable pour tout responsable public.
Armé d’une batterie de mesures (données démographiques de l’INSEE, séries historiques des sondages d’opinions, cartographie élaborée) et d’une méthode sûre qui combine l’analyse globale au zoom régional, départemental ou municipal, J. Fourquet propose ici une cartographie en 3D de la situation politique, économique, sociale, culturelle et spirituelle de la France. Jouant avec une grande finesse de l’interaction des temporalités (la longue durée de l’histoire de France, les métamorphoses d’une société bouleversée par « des transformations et des ruptures sans précédent dans son histoire [la fin de la société ruralopaysanne, le déclin des institutions structurantes dont l’Église, l’avènement de la société de consommation, la libération sexuelle, l’émergence d’une société multiculturelle sous l’effet de l’immigration] », le séquençage auquel les élections procèdent), il nous offre un livre d’histoire, de sociologie, de géographie et d’actualité.
La thèse qu’il avance et illustre est celle de « l’archipelisation de la société française ». Avec ce néologisme, il entend donner à voir une société constituée d’îles aux caractères fermement séparés. Certes, demeure un lien commun, ou plutôt des interactions liant les populations entre elles, mais elles constituent des groupes de plus en plus autonomes aux trajectoires économiques et sociales et aux comportements
politiques et culturels très différenciés. À cela s’ajoute une perspective dynamique – la relève générationnelle – qui laisse entrevoir une accélération des changements plus que leur inflexion.
Un vieux monde s’en va et il est impossible de le retenir. D’où le titre de sa première partie – « Le grand basculement » – qui explore la « dislocation de la matrice catholique » et « le basculement anthropologique » de la société française. Dans une deuxième partie, intitulée « l’archipelisation de la société française », il montre le déclin de « l’Église rouge » (le PCF), les dynamiques d’une société archipel dans laquelle les élites
feraient sécession tandis que l’immigration modifierait en profondeur les repères communs, avant de mettre à jour des « lignes de fractures » grâce à de quasi-monographies locales. Enfin, la dernière partie – « Recomposition du paysage idéologique et électoral » – a le grand mérite de mettre en perspective le bigbang de 2017 en perspective avec trois étapes : 1983 et l’émergence du Front National, 2005 et le rejet du
projet de traité constitutionnel européen, 2015 et la fausse unanimité du « je suis Charlie ».
L’énorme intérêt du livre de Fourquet tient aux multiples données que l’auteur utilise et combine pour donner à voir des phénomènes qu’on observe empiriquement mais qu’il réussit à asseoir dans une réalité sociologique et temporelle. De même, il convient de rendre hommage à l’auteur : en vrai professionnel de l’opinion, il s’attache à mettre à jour les tendances lourdes de la société française. On est face à un livre de sciences sociales et non pas un livre rapide de journaliste ou d’éditorialiste. La sûreté de la méthode, la prudence épistémologique, le solide bagage intellectuel de l’auteur sont autant de garanties. Assurément, on est face à un livre qui fera date (1).
On soulignera l’originalité de l’approche par l’étude des prénoms donnés pour rendre compte des évolutions socio-culturelles et leur signification anthropologique. Si, entre 1900 et 1945, on dénombre environ 2 000 prénoms différents par an, on est arrivés à presque 14 000 aujourd’hui. Or, sur ces 14 000, entre 3 500 et 4 000 sont imputables à l’immigration arabe et africaine. Par ailleurs, si 25 % des filles se prénommaient Marie au début du XXe siècle, elles ne sont plus que 0,3 % aujourd’hui. D’où la conclusion sur « le décrochage terminal » de la matrice catholique sur la société française qui préfère aujourd’hui Ikea à la messe du dimanche… On pourra contester cette approche quantitative et insister sur le regain qualitatif : la critique est facile et surtout elle vise à côté du sujet. Fourquet n’est pas en train de discréditer le christianisme et de le ranger parmi les vieilleries de l’histoire. Il essaye de comprendre son effacement socio-politique et anthropologico-culturel.
De même, les données précises sur telle ou telle situation régionale (ainsi l’analyse du département de la Sarthe qui en l’espace de 20 ans a perdu 30 sites industriels et 63 % de ses exploitations agricoles) conduisent à une lecture très fine des évolutions électorales qui ne sont que la traduction des bouleversements vécus par les Français. Aussi montre-t-il que le clivage gauche-droite structurant la vie politique est enrichi, mais aussi affaibli, par un nouveau clivage géographique qui met à jour des populations qu’il qualifie d’ouverts-gagnants (de la mondialisation) face à des fermés-perdants (2). Il conclut en s’interrogeant sur la situation actuelle qu’il analyse de la manière suivante : les périphéries sont de plus en plus exclues du jeu politique et elles sont impuissantes à s’imposer. Aussi les « élites se rassurent (…) et pensent pouvoir s’en remettre à l’exercice traditionnel de l’autorité sans avoir à tirer les conséquences de la venue au monde d’une France aux contours et aux ressorts nouveaux : une nation multiple et divisée »
On a déjà lu partie de ces analyses qui continuent de faire débat. L’avantage de cet ouvrage est d’en proposer une synthèse magistrale en même temps que modeste (au sens où le sociologue ne se fait pas ici prescripteur mais seulement diagnostiqueur), et surtout lucide. Il convient d’inciter les évêques et tous les responsables de l’Église catholique en France à lire cet ouvrage. Sa richesse thématique donne naissance à de très nombreuses réflexions qui pourraient orienter leur action et qui oblige tous les citoyens à repenser leur inscription dans le tissu politique et social du pays.
Benoît Pellistrandi
1) À mes yeux, il s’inscrira dans une tradition intellectuelle qui commence avec Jean Fourastié, Les trente glorieuses ou la révolution invisible, Paris, 1979, se poursuit avec Henri Mendras, La seconde révolution française (1964-1985) (Paris, 1988) et se prolonge avec Jean-François Sirinelli, Révolutions françaises 1962-2017 (Paris, 2017).
2) « La société française dont le métabolisme, historiquement régulé par le clivage gauche-droite, semble se reconfigurer autour de l’opposition haut contre bas ou, pour le dire autrement, autour d’un clivage de classes subitement réactivé », p. 352.