Plaidoyer pour un nouvel engagement chrétien

Fiche de l’Observatoire foi et culture (OFC) du mercredi 13 juin sur le Plaidoyer pour un nouvel engagement chrétien de Pierre-Louis Choquet, Jean-Victor Élie et Anne Guillard.

PlaidoyerLe Plaidoyer pour un nouvel engagement chrétien, publié à la rentrée 2017 par les éditions de l’Atelier, apparaît, avec plusieurs mois de recul, comme un petit événement propre à colorer le paysage catholique français. « Les cathos de gauche sont de retour », s’exclame Isabelle de Gaulmyn sur son blog, à moins que ce ne soit, corrige-t-elle, « l’émergence d’une “génération pape François” ». Rédigé par trois étudiants-chercheurs, qui ne mégotent pas sur leur confession (« Nous, jeunes chrétiens », martèlent-ils en tête de maint paragraphe), ce bref et brillant essai s’inscrit dans la continuité d’une tribune, parue dans le Monde avant le dernier scrutin présidentiel (1), où, à rebours du prétendu vote catholique acquis à François Fillon ou Marine Le Pen, ils déclaraient soutenir les programmes de Benoît Hamon et de Jean-Luc Mélenchon, les seuls selon eux à répondre aux enjeux sociaux, humains, écologiques, tels que le pape lui-même les formulait, notamment dans son encyclique Laudato Si’.

Ce livre a donc le double mérite de reposer la question de l’engagement chrétien dans la société mais aussi de corriger la vision d’un front uni des catholiques identifiés aux valeurs de la droite traditionnelle, à l’image de la Manif pour tous. Plus généralement, les auteurs dénoncent la tentation d’un repli communautaire de l’Église à l’heure où nos sociétés connaissent une crise sociale, morale et spirituelle sans précédent, et que les menaces écologiques soumettent l’humanité à des défis d’ampleur inédite. Refusant ce qu’ils nomment « un catholicisme d’intransigeance et d’identité », ils revendiquent « un christianisme rendant raison du souci évangélique de compréhension du monde et qui se met à l’écoute de la clameur des plus pauvres et de la détresse de la Terre ». Ce qui suppose – c’est un des leitmotive de l’ouvrage – d’aller vers les autres, et notamment les agnostiques, les athées, d’« ouvrir un espace de dialogue au-delà des milieux chrétiens », « avec tous les chercheurs de justice et de sens », pour recréer les conditions d’un monde commun – et même, nous disent-ils, non sans accents millénaristes, « tracer les contours d’un autre monde, qui permettra le libre développement de chacun dans une Terre habitable pour tous ».

Le propos est ambitieux, très richement documenté, souvent dense, mais disparate, oscillant entre l’histoire religieuse, la chronique contemporaine, la théologie et le programme politique. Dans une première partie, les auteurs reviennent sur « le retour des catholiques en politique » pour dénoncer « la voie sans issue du conservatisme » : remettant en perspective les manifestations de 2013 et au-delà dans la longue histoire de l’engagement chrétien, ils rappellent les relations longtemps houleuses de l’Église avec la République, les tentatives de modernisation sociale souvent délégitimées par le Saint-Siège (sans parler du marxisme condamné sans appel), jusqu’à la tendance apolitique des dernières décennies. Mais ils soulignent aussi le rôle joué par l’encyclique Pacem in terris de 1963 dans l’ouverture aux non-chrétiens, y voyant déjà l’esprit de Laudato Si’, l’invitation à « risquer notre foi en la menant à la lisière où elle peut croître dans la rencontre de l’autre » – contre le primat actuel du « christianisme d’objection, ouvertement contreculturel » : occasion de lancer quelques piques aux représentants de la « cathosphère » (Fabrice Hadjadj, Eugénie Bastié et la revue Limite…).

La deuxième partie, la plus audacieuse, développe des arguments théologiques (2)« pour un christianisme de l’inachèvement » : partant des bouleversements irréversibles introduits par la compréhension moderne et scientifique du monde, elle souligne la difficulté de communiquer une foi devenue étrangère au plus grand nombre. Les auteurs plaident alors pour une redécouverte du message évangélique, en privilégiant, au-delà de l’héritage dogmatique, « une expérience de l’étonnement » devant l’action ou la présence divine, et la possibilité de témoigner, de multiples façons, de cette expérience. Sans vouloir céder au relativisme, ils en appellent à « une nouvelle énonciation » de la foi, qui implique la relation à l’autre, et donc une certaine « relativité » (à l’exemple de l’« inventivité missionnaire » de Paul), au point de remettre en question l’usage automatique du nom même de « Dieu » (ou, par exemple, dans le contexte liturgique3, de confier à des laïcs le droit de prononcer des homélies – comme l’avait envisagé Vatican II).

La dernière partie, ouvertement programmatique, appelle à « composer une Terre nouvelle » et à « inventer de nouvelles façons de vivre en commun, par-delà nos différences ». Centrée sur le constat, toujours plus étayé, de la dévastation écologique, elle dramatise l’urgence absolue de remettre en cause nos habitudes, de nous ouvrir à d’autres formes de sagesse philosophique ou aux propositions originales des réseaux écologistes, lesquels ont aussi leurs « martyrs ». Trois « convictions profondes » nourrissent l’appel à un réengagement chrétien dans le même but : il faut d’abord « agir collectivement », en ranimant la question sociale partout où le capitalisme l’a marginalisée (au besoin en prônant un certain activisme) ; ensuite, articuler justice sociale et justice écologique ; enfin, « retrouver le sens de l’hospitalité », non seulement dans le cadre de la crise migratoire actuelle mais aussi en profondeur, parce que cette vertu, parfois galvaudée, « éprouve notre capacité à partager notre condition terrestre ».

Il faut saluer la vigueur et la générosité de ces pages inspirées qui interpellent les chrétiens sur le fond, les libérant de l’éternelle « croisade morale » ou de la « posture identitaire », tandis que, tel un air rafraîchissant, « l’Esprit continue à se communiquer à nous – dans le réel que nous touchons, voyons, sentons ». Loin d’une simple invite à sortir de sa zone de confort, certaines formules très fortes rappellent combien la mission et la passion du Christ nous parlent du présent, aident à ressentir l’« émerveillement » de la Création mais aussi « cette irruption du mal que constitue la désolation de la Terre dont nous sommes témoins et co-responsables » (4).

Il n’empêche que le propos donne parfois l’impression d’un exercice d’autocritique, sinon d’autoflagellation, qui exonère « l’autre » de ses responsabilités. L’Église semble seule devoir s’adapter aux réalités modernes, comme si elle n’avait pas elle-même au premier chef entrepris ce chemin dans une société incapable de la moindre remise en question ; et l’on continue d’assimiler ses traditions à un conservatisme étriqué… Les auteurs ne cessent d’en appeler au « risque » – « l’Église catholique au risque de la modernité », « nous risquer, aujourd’hui, à la rencontre », etc. –, mais on cherche en vain l’examen d’aucune doctrine, sociale ou autre, « au risque de » l’Évangile ! Quoi qu’en disent les auteurs pour se défendre du relativisme, la Révélation semble ici noyée dans la pluralité des discours de vérité, pour ne rien dire du marché de la transcendance. Ils semblent céder à la « tentation démocratique » diagnostiquée naguère par Alain Besançon, qui disait qu’« en rentrant dans le rang, l’Église risque de se fondre et de perdre sa spécificité sans en avoir conscience » (5.)

On peut aller plus loin dans ce reproche, et noter que cet essai, d’un œcuménisme radical, fait fi de l’hostilité réelle que suscite toujours le christianisme. Il n’est pas a priori facile d’aller vers l’autre, d’accepter qu’il bouscule notre image de Dieu, à l’heure où des chrétiens sont pris pour cible ici et là, même en France. Or, les auteurs n’évoquent dans leur essai ni l’islamisme politique ni la christianophobie affichée ou rampante qui sévit dans certains milieux. Ce déni de l’ennemi interdit de comprendre la posture défensive de nombreux chrétiens, qui, sans vouloir perdre leur identité, ne se sentent pas moins engagés pour un monde plus juste. À cet égard, un dernier reproche concerne la traduction trop directement politique de ce « nouvel engagement » à gauche, mimétiquement calqué sur le réveil à droite : plusieurs références connotées, des formules imprudentes ou naïves, encouragent une lecture partisane. Il n’est pas sûr que des stratégies de compromis ou de ralliement – à quelque cause que ce soit – doivent être préférées à la conversion personnelle des sujets d’une part et à la communion de l’Église d’autre part, qui offre au moins à toute forme d’engagement le modèle d’une humanité réconciliée. Si l’on peut espérer que ce plaidoyer ne restera pas lettre morte, parions que ses auteurs sauront dans de futurs ouvrages infléchir leur discours et nuancer, sans l’affadir, leur enthousiasme.

Fabien Vasseur