Jean-Pierre Le Goff, La France d’hier, Récit d’un monde adolescent. Des années 1950 à mai 1968

Fiche de l’Observatoire Foi et culture (OFC) du mercredi 6 juin de Jean-Pierre Le Goff, La France d’hier, Récit d’un monde adolescent. Des années 1950 à mai 1968.

Jean-Pierre Le GoffEn lisant le dernier livre de Jean-Pierre Le Goff, La France d’hier. Récit d’un monde adolescent. Des années 1950 à Mai 1968. Stock, 2018, le lecteur que je suis a été renvoyé à lui-même et à sa propre expérience des années que parcourt le sociologue. En effet, autrement que dans un travail qui ne serait qu’historique et sociologique, Jean-Pierre Le Goff se livre, ainsi qu’il l’écrit, à une « ego-histoire » (p. 17). Se mettant lui-même en scène, grâce aux souvenirs et aux innombrables traces écrites qu’il a conservées de ces années de sa vie, il narre les grands bouleversements qu’il connut entre 1960 et 1967, année où il passa le bac. Ce monde est si proche, et pourtant si lointain. Profond est le bouleversement des références intervenu à cette époque.

Ma propre expérience de ces années est sensiblement différente, en effet, le monde d’avant m’est inconnu, y compris dans ses expressions religieuses : je n’ai découvert ce que l’on désigne comme la « forme extraordinaire du rite romain » que dans ces toutes récentes années après qu’un certain motu proprio ait vu des personnes y « retrouver », du fait de ce texte romain, ce qu’elles-mêmes n’avaient jamais connu, ce temps béni… d’un monde unifié ! Ceci dit, grâce à ce que j’ai vécu à Rouen, j’eus le bonheur de chanter le grégorien et la polyphonie durant toutes ces années, mais dans le cadre de la liturgie réformée dans la suite du concile Vatican II.

Bref, en 1968, j’avais huit ans. Les seuls souvenirs que je conserve du mois de mai furent quelques consignes données à l’école où j’étais scolarisé. Il s’agissait de la Maîtrise de la cathédrale de Rouen. Les cours ne cessèrent pas, mais, afin de déjouer d’éventuelles intrusions révolutionnaires, les élèves durent se rendre en classe sans cartable. De plus, la porte d’entrée était verrouillée et, mais était-ce bien réel ? Un passage souterrain reliant la Maîtrise à d’anciennes maisons de chanoines, situées de l’autre côté de la rue (la rue Saint-Romain, je précise pour ceux qui connaissent Rouen) avait été rouvert afin de permettre une
évasion en toute sécurité en cas d’invasion de manifestants… féroces. Vigipirate avant l’heure ! Cette école n’était donc guère ouverte aux revendications estudiantines. Je me souviens encore que, le 30 mai, les
enseignants, dépassant le devoir de réserve qui les caractérisait, étaient tout heureux de la grande manifestation parisienne, comme de celle qui se déroula à Rouen. La fin de partie était sifflée.

Quoi qu’il en soit, mon adolescence, à la différence de celle de Jean-Pierre le Goff, se déroula après mai 68, dans ce nouveau monde pour lequel je n’avais pas eu à revendiquer, et non plus dans cet ancien monde
contre lequel je n’avais pas eu à me battre. Ce qui se fit, je sais, aussi dans les séminaires catholiques !

Un livre comme celui de Jean-Pierre Le Goff, un des premiers à paraître autour de cette anniversaire des cinquante ans de mai 68, aide les personnes de ma génération à saisir ce qui changea, il permet également de dépasser les images et les discours mythiques qui exaltent ou dénigrent l’événement, ou bien qui se laissent aller à une nostalgie tout autant illusoire sur le « beau monde d’avant ». « L’enjeu – écrit-il […] – est la compréhension du passage de l’ancien au nouveau monde dont Mai 68 marque un des moments charnières. Il s’agit de ‘’trouver la bonne distance’’ en faisant la part des choses entre les évolutions structurelles de la société et du monde moderne, et les représentations et les idéologies qui les accompagnent en produisant leurs effets de déstructuration […]. A la légende dorée de Mai 68 peut succéder une légende noire qui n’en comprend pas plus la signification sociale et historique et fait le procès de la modernité » (p. 15).

Oui, le monde n’est plus le même, y compris dans les manières de s’exprimer. Il est à noter les nombreuses expressions toutes faites, les dictons, surtout issus du monde rural, que Le Goff emploie, mais toujours entre guillemets, ainsi qu’en expliquant leur signification. Et puis, alors que ce livre est publié, c’est aussi ces mêmes années qui sont conduites au tombeau. Avec Johnny Hallyday et France Gall : les grands-parents disparaissent. Mais, ceux-ci appartenaient déjà au monde nouveau, qui est le nôtre, ils scellèrent la fin de l’autre ; leur musique, leurs vêtements et leurs mœurs n’étaient plus ceux du monde ancien (cf. p. 210-211).

Et puis, avec les années 60, c’est l’ancien qui a changé de signification : alors qu’il était jusqu’ici une référence, il est devenu synonyme de vieux, autrement dit de dépassé, de caduc. Même le langage théologique en a pris acte en préférant souvent parler non de l’« Ancien Testament » mais du « Premier Testament ». Tout ceci a souvent conduit à un rapport faussé à l’histoire, soit pour estimer qu’elle n’aurait plus rien à nous apprendre, soit pour la revendiquer comme la seule maîtresse de vérité, opposée à un monde sans racine ni commun. « Cet essai d’ego-histoire n’est pas seulement intellectuel, il est tout autant existentiel et événementiel en opérant un va-et-vient entre le passé et le présent. Son but est d’essayer de mieux appréhender l’ancien et le nouveau monde dont les années 1950 et 1960 furent les années charnières et Mai 68 un moment de catharsis et de basculement » (p. 17-18).

Le basculement toucha toutes les dimensions de la société ; permettez-moi de souligner ce que Jean-Pierre Le Goff rapporte au sujet du catholicisme ; remarquez que ceci est écrit au passé. « Le catholicisme s’intégrait au monde commun, que l’on soit ou non croyant, par une série de dates, de rituels et de cérémonies qui rompaient l’écoulement du temps ordinaire en l’ouvrant à d’autres dimensions. La religion accompagnait les différentes étapes de la vie à travers un certain nombre de sacrements et de cérémonies » (p. 32-33).

L’auteur fait part de sa propre expérience dans ce domaine, avant tout transmise par sa mère. « Son catholicisme était largement centré sur la pénitence et le péché. Étant divorcée, elle ne pouvait plus communier à la messe et cette situation renforçait cette sorte d’obsession. A sa façon, elle entendait réparer ses fautes de jeunesse en veillant scrupuleusement à donner à ma sœur et à moi une éducation religieuse des plus strictes » (p. 56).

« Ce n’était pas seulement le Bon Dieu qui comptait ou plutôt celui-ci était intimement mêlé à un monde de beauté qui transcendait une vie besogneuse et permettait aux ‘’pauvres gens’’ d’accéder à un univers
surnaturel » (p. 76). L’auteur met ceci en rapport avec les nouveaux paradis et le surnaturel d’aujourd’hui, télévision, concerts fusionnels, etc. Le monde d’hier était aussi un monde simple, dans la vie quotidienne, qui se déroulait le plus souvent à l’échelle du village et d’un cercle étroit de relations, mais simple aussi car l’on savait assez vite quel était le bien, quel était le mal ; le gris était ignoré, au seul profit du blanc et du noir ; et de cela, j’en sais des nostalgiques. « Un des prêtres enseignant de mon école nous avait raconté avoir vu un paysan avec son fusil de chasse tuer un Allemand alors que celui-ci s’avançait vers lui les mains en l’air : ‘’Celui-là, disait-il, le Bon Dieu le punira, il ira en enfer, à moins qu’il ne se repente et ne se confesse avant de mourir !’’ » (p. 79). « Dans les films que nous voyions le jeudi après-midi au cinéma du patronage, le monde paraissait simple et rassurant : les civilisés et les sauvages, les bandits et les shérifs, les résistants et les alliés contre les Allemands…

Entre les deux, une masse de braves gens moins courageux mais protégés par des justiciers et des héros sortant de l’ordinaire et qui servaient d’exemples positifs à toute la population » (p. 86). Oui, le passé est mort, on n’en parle plus. Sans verser dans la nostalgie d’un temps révolu, et souvent se réfugiant dans un idéal qui n’a jamais existé, on peut cependant s’interroger sur les conséquences de l’effacement de la transmission des habitus chrétiens : « On ne reviendra pas à la chrétienté d’antan, mais on peut s’interroger sur les effets d’une telle déchristianisation et ce qui tend à la remplacer aujourd’hui. Ce n’est pas une simple question de croyance et de foi, comme le croient les traditionalistes qui rêvent du retour d’un ‘’bon vieux temps’’ supposé, mais c’est toute une conception du monde et de la condition humaine qui s’est trouvée bouleversée. Le moins que l’on puisse dire est que l’éducation catholique du siècle dernier n’évacuait pas la souffrance et la mort de notre horizon » (p. 137). « La prière allait de pair avec un dialogue intérieur qui n’était pas complaisance sentimentale et narcissique mais supposait un autre que soi à l’intérieur de soi […]. Qu’en est-il aujourd’hui de ce recul réflexif et critique sur soi-même et sur l’affaissement du quotidien ? L’intériorisation du modèle de la ‘’performance sans faille’’ et du perpétuel gagnant qui colle aux affects rend, pour le moins, difficile un pareil discernement » (p. 138).

Un peu plus loin, Jean-Pierre Le Goff fait part de toute sa gratitude pour un prêtre, son professeur de philo en terminale au grand lycée catholique de Cherbourg, qui sut l’éveiller à la recherche, à la vérité de soi, au sens critique (cf. p. 318). La découverte de la littérature fut également pour lui fondatrice (cf. p. 220). « Il n’est pas de plus pernicieux despotisme que celui qui fait violence au langage, écrivait Albert Béguin au début des années 1950. Car le plus profond besoin spirituel des hommes n’est ni la justice ni l’ordre, mais la signification. Chaque personne a besoin que sa vie ‘’signifie’’ » (p. 247-248 – Albert Béguin, Notes sur les paradoxes de la civilisation, Esprit, janvier 1953).

Jean-Pierre Le Goff, à la mesure de la richesse qu’il découvre dans la littérature et la philosophie, et qu’il sait aussi dans le christianisme, se montre sévère à l’endroit de ces clercs qui dévalorisent le trésor qu’ils doivent servir, tant ceux qui l’enfermaient dans la prédication du péché, souvent limité aux « secrets d’alcôve », que ceux (les mêmes peut-être) qui, au moment de Vatican II, embrassent l’époque avec démagogie.
« Malgré tous leurs efforts pour conquérir les cœurs des adolescents des années 1960, les résultats des prêtres modernisateurs ne furent pas à la hauteur de leurs espérances » (p. 302). Certainement que le point d’attention majeur de l’auteur porte sur les mutations culturelles, les changements sociaux intervenus dans la même période sont moins présents. Avec raison sans doute : des évolutions sociales avaient existé auparavant, et d’autres suivront, mais, quant au changement de société, les années 60 demeurent uniques et fondatrices.

Je termine ce propos, qui entend inciter à la lecture de cet excellent livre, ni passéiste, ni facilement laudateur, par les lignes qui le concluent. « La révolte étudiante de Mai 68 peut être considérée comme une révolution adolescente qui sur le moment a pu avoir des aspects de libération salutaires, mais qu’on ne saurait ériger en mythe fondateur pas plus qu’on ne saurait en faire la cause de tous nos maux. L’adolescence n’a qu’un temps, contrairement à ce que veut faire croire la société moderne. Que celui qui n’a pas été révolté lance la première pierre… » (p. 454-455).


Pascal Wintzer, archevêque de Poitiers