Un coeur simple du XXIe siècle : « Joseph » de Marie-Hélène Lafon
Fiche de l’Observatoire Foi et Culture (OFC 2017, n°15) sur Joseph de Marie-Hélène Lafon (Ed. Folio), histoire d’un ouvrier agricole du Cantal, à la veille de la retraite.
Marie-Hélène Lafon est originaire du Cantal et professeur de lettres classiques. Joseph n’est pas un premier roman : c’est peut-être son dixième ou douzième. Paru comme les précédents chez Buchet-Chastel en 2014, il vient d’être réédité dans la collection « Folio » chez Gallimard, comme Les derniers Indiens (2008), L’annonce (2009), Les pays (2012). Ses premiers, Le soir du chien (2001, Prix Renaudot des lycéens) et Sur la photo (2003) avaient été repris dans la série « Points » du Seuil. À chaque fois l’écriture fait entrer dans l’histoire (au moins littéraire) la fin d’un monde : celui qui avait été façonné jusqu’au milieu du XXe siècle en France par les manières de vivre et de travailler des paysans.
Ici, l’anti-héros éponymique est un ouvrier agricole du Cantal, à la veille de la retraite. Son frère jumeau a vite compris que l’élevage traditionnel était désormais trop dur pour être rentable et est parti tenir un bar-tabac très loin. Leur mère l’a rejoint et est morte là-bas. Lui ne s’est pas marié. Une liaison malheureuse l’a enfoncé dans l’alcoolisme. Il a fallu trois cures pour l’en sortir. C’est un « taiseux », qui connaît son métier. Il comprend les bêtes aussi bien que les gens. Il est propre et soigné. Entre lui et ses patrons, qui sont un peu plus âgés, dont le fils voudrait moderniser l’exploitation et chez lesquels il est logé avec un simple lavabo pour sa toilette, il y a du respect, une fidélité mutuelle, mais l’affectivité est muselée par la pudeur : les lourdes tâches et les petits détails pratiques du quotidien ne laissent guère de place à l’étalage des sentiments. Pas de nostalgie d’un passé qui, on le sait bien, n’était pas meilleur. Encore moins de révolte ou de rancune.
Mais tout cela n’empêche pas l’introspection, et c’est là que Marie-Hélène Lafon donne à Joseph d’être bien plus qu’un spécimen d’une espèce sociologique en voie de disparition : un personnage qui n’est pas un « type », qui ne s’explique pas par « la race, le milieu et le moment », et dont la consistance ne vient pas de ce qui lui arrive, mais de ce qui faut bien appeler sa vie intérieure. Ce n’est pas Joseph qui parle. Mais ce qui lui passe par la tête est noté et rapporté. C’est d’abord ce que ses sens lui enseignent : ce qu’il voit, touche, entend, et même les goûts et les odeurs. Ces expériences s’identifient comme habituelles ou non, déclenchent des associations d’idées et de souvenirs.
La romancière reprend là – peut-être sans le savoir – la « technique » du « flux de conscience » (stream of consciousness) élaborée, il y a bientôt un siècle déjà, au sein du fameux groupe de Bloomsbury par l’Anglaise Virginia Woolf (avec Madame Dalloway en 1925 ou Promenade au phare en 1927) : le privilège et donc le devoir du romancier n’est pas d’être un narrateur prétendant de l’extérieur à l’omniscience (il existe pour cela des historiens et des conteurs), mais ce qu’un auteur peut seul faire, à savoir sauver du néant de l’oubli une partie au moins de la réalité ultime des êtres humains, y compris les plus ordinaires, voire les plus frustes, telle qu’ils la vivent et ne peuvent que très exceptionnellement la partager parce que, même s’ils sont un peu instruits, ils n’ont déjà pas le loisir de chercher les mots pour se dire à eux-mêmes ce qu’ils « pensent » – sensations, interprétations du comportement des autres, rappels doux ou amers plus ou moins ressassés ou redoutés, prévisions, bilans…
Ce genre narratif, novateur en ce qu’il s’écarte non seulement du classicisme et du romantisme, mais encore des fresques « naturalistes » de Zola, du mysticisme de Tolstoï et de l’esthétisme d’Oscar Wilde qui dominent la « Belle époque », se retrouve en Amérique après la Première Guerre mondiale, chez les écrivains dits plus tard de « la génération perdue ». Non qu’ils se réclament du groupe de Bloomsbury. Ils sont plutôt influencés par Gertrude Stein, émigrée à Paris, elle-même élève du philosophe William James, lequel insistait sur ce que notre Bergson, qui lui doit tant, a appelé « les données immédiates de la conscience ». Le Joseph de Marie-Hélène Lafon appartient donc à la même classe de personnages que ceux de Steinbeck, Hemingway ou Faulkner (ou encore, en français, Simenon). Mais la proximité est peut-être encore plus nette avec Sherwood Anderson, pionnier de cette arrivée de la littérature américaine à une maturité créative : Winesburg, Ohio (1919) est un recueil de nouvelles où l’intrigue, toujours dans la même petite ville, compte bien moins que la psychologie du protagoniste à travers lequel elle est non pas racontée mais vécue.
Marie-Hélène Lafon n’a probablement pas été inspirée par cette littérature en anglais. Dans l’histoire de Joseph, la violence que l’on finit par découvrir est d’ailleurs bien plus limitée : pas de sang (quelques bagarres et ce sont de vilaines maladies ou des accidents de voiture qui tuent les gens), à peine de sexe (sans aucune complaisance et avec même un rejet viscéral de l’homosexualité). La référence détectable est à Flaubert. D’abord avec le recours à l’imparfait dans les évocations du passé. Ensuite et plus précisément à travers le rapprochement qui s’impose avec Un coeur simple, la dernière oeuvre publiée par le romancier. C’est à Croisset, là où Flaubert a vécu et est mort, que part s’installer le frère de Joseph. Leur mère se prénomme Félicité (est-il mentionné une fois en passant), de même que l’humble servante dont le conte résume la vie. Et, pour couronner le tout (aux yeux des connaisseurs), la veuve sans coeur pour laquelle la mère de Joseph travaille un temps comme servante avant de partir à Croisset se nomme Mme Aubain, comme la patronne de la Félicité de Flaubert. Ces détails significatifs révèlent une parenté dans la visée et dans le style que celle-ci requiert : dévoiler la vérité à la fois la plus commune et la plus ignorée, celle vécue par les pauvres de coeur ou en esprit, ici dans le Cantal au début du XXIe siècle, là en Normandie au XIXe.
L’absence de préoccupations métaphysiques, spirituelles ou religieuses, ou plus exactement l’incapacité à en ressentir, donne du grain à moudre pour l’apologétique, l’évangélisation ou la pastorale (comme on voudra appeler cela). Cette indifférence n’est pas hostile. Elle a même besoin de l’Église et la prend comme elle est : la soeur qui célèbre les obsèques de la mère de Joseph, parce que le curé dessert trente clochers, s’en tire bien et sait dire ce qu’il fallait. Certaines (des femmes) disent qu’elles prient. Mais l’Évangile semble n’avoir jamais pénétré cet univers. Les dons de soi ne manquent pas, mais apparaissent involontaires. Et pourtant, rien n’oblige à conclure que c’est uniquement par hasard que Joseph, avec son humble droiture et sa discrétion serviable, a le même nom que le charpentier de Nazareth.
Jean Duchesne