Le dernier numéro de la revue « Oasis »
Fiche de l’Observatoire Foi et Culture (OFC 2016, n°25) sur le dernier numéro de la revue « Oasis », publication semestrielle de la Fondation Oasis, intitulé « Le Coran et ses gardiens » (N°23, Juillet 2016).
Fondation internationale Oasis est née en 2004 d’une intuition du cardinal Angelo Scola, alors patriarche de Venise (et transféré au siège de Milan en 2011). Son idée est que ce que l’on a appelé la « mondialisation » se caractérise au XXIe siècle par ce qu’il nomme plutôt un « métissage des civilisations », à savoir que les grandes cultures sont désormais bien moins imperméables les unes aux autres, ce qui produit des confrontations au sein de chacune et pas uniquement entre elles, avec certes des rivalités pour gagner du terrain et de l’influence, mais aussi des zones de cohabitation malaisée, en raison des facilités de communication démultipliées par les technologies nouvelles qui s’ajoutent flux migratoires.
Il en résulte non pas une, mais des crises. Tout ne se résume pas aujourd’hui à un affrontement entre l’Islam et l’Occident. D’abord il y en a d’autres : les expansionnismes russe et chinois, les conflits entre hindouistes ou bouddhistes et musulmans au sud de l’Asie, sans compter les problèmes propres à l’Afrique subsaharienne et à l’Amérique latine où l’Islam n’est pas implanté. Mais surtout, l’Islam et l’Occident au contact l’un de l’autre sont tous les deux en crise interne que la proximité de l’autre exacerbe en exposant ses faiblesses :
– La présence de musulmans en Europe est une épreuve pour eux aussi bien que pour les populations plus anciennes : les écarts entre les cultures créent des tensions bien moins entre deux blocs (d’ailleurs tous deux divisés en courants souvent antagonistes) que pour l’équilibre à trouver par chacun entre identité personnelle et appartenances (aux échelons de la famille, du milieu, de la collectivité nationale, des coreligionnaires, du reste du monde, etc.). De plus, l’Islam n’a pas dans sa tradition de modèle pour gérer la situation où il se trouve en Europe de minorité non opprimée et qui n’a pas de perspective réaliste de prendre le pouvoir de sitôt.
– D’autre part, la menace qui pèse sur la présence bimillénaire de chrétiens au Moyen Orient très majoritairement musulman porte bien au-delà leur survie (qui doit légitimement inquiéter). Car c’est le principe même de coexistence et d’acceptation de minorités qui est remis en cause, non du fait d’une offensive systématique de l’Islam qui commencerait par une « purification » à domicile, mais en ricochet des conflits qui déchirent le monde musulman de la région et qui sont bien plus complexes qu’une simple rivalité entre sunnites et chiites.
– Du côté occidental, la crise réside dans la répugnance à assumer la dette envers le christianisme et l’impuissance à trouver en remplacement des fondements civilisationnels plus partageables que le développement perpétuel des libertés individuelles procurées par la prospérité et les technologies dont on devient dépendant au point d’y subordonner l’anthropologie (voir les dérives « sociétales » et la tentation du transhumanisme) et par suite les règles de vie commune. Les droits de l’homme censés universels ne sont pas compris ni appliqués partout de la même manière.
– Du côté musulman, la difficulté majeure n’est pas le positionnement (hostile et conquérant ou tolérant) vis-à-vis de l’Occident, mais l’unité et son contenu, ce qui requerrait un consensus minimal, jusqu’à présent sans précédent depuis la mort de Mahomet, sur la détermination et l’interprétation du legs qu’il a laissé et qui constitue les sources de l’Islam.
C’est précisément de cette question décisive que traite le dernier numéro (23) de la revue semestrielle de la Fondation Oasis, qui porte le même nom et publie en italien, anglais, français et arabe des analyses d’actualité, les travaux de chercheurs « maison » et des articles d’experts aussi bien occidentaux que musulmans à la suite de contacts et de dialogues organisés aussi bien en Europe qu’au Moyen-Orient. Cette livraison d’Oasis est intitulée : « Le Coran et ses gardiens ». En voici quelques aperçus :
1. En premier lieu, l’écho donné à une importante déclaration en janvier 2015 d’un groupe d’intellectuels « laïcs issus du monde islamique ». On se contentera ici d’un extrait : « Aujourd’hui, la réponse à la guerre déclenchée par des individus et des groupes qui se réclament de l’Islam ne consiste pas à dire que l’Islam n’est pas cela. Car c’est bien au nom d’une certaine lecture de l’Islam que ces actes sont commis. Non, la réponse consiste à reconnaître et affirmer l’historicité et l’inapplicabilité d’un certain nombre de textes que contient la tradition musulmane. Et à en tirer les conclusions. »
2. Les sources textuelles de l’Islam sont nombreuses et de valeur inégale. En plus du Coran, présumé dicté mot à mot au Prophète par l’ange Gabriel envoyé par Dieu et donc considéré comme une parole non humaine, il y a les hadiths, propos prêtés au Prophète et rapportés par des proches, avec plusieurs degrés de fiabilité. À ces consignes pratiques du Prophète lui-même pour l’application de la loi divine, mais d’autorité variable, s’ajoutent les interprétations fournies par des sages ou des maîtres au fil des siècles pour répondre aux questions et besoins du moment et du lieu, mais dont la portée peut être acceptée plus ou moins largement comme jurisprudentielle. Cet ensemble aux limites discutées de textes aux statuts divers constitue la charia, qui n’a donc pas de corpus unique et définitif.
3. Il en ressort qu’une approche contextuelle du Coran selon les méthodes historico-critiques est réputée inapte à régler tous les problèmes d’interprétation que se pose chaque génération en un lieu donné. Les conclusions varient donc dans le domaine de l’organisation et de la gestion de la vie sociale, et donc du politique. Pour le chiisme, seul l’imam a le pouvoir de « faire parler » des textes qui autrement resteraient hermétiques ; il est donc un chef politique autant que religieux. Dans le sunnisme, le chef politique est en même temps chef religieux et peut contraindre l’imam, simple pasteur et « consultant » qu’il peut démettre (et que les fidèles peuvent aussi congédier), à aller dans son sens, ce qui donne une grande hétérogénéité, qui va du « califat » à une certaine sécularisation en passant par la persécution du mysticisme soufi. Chez les musulmans en Occident, l’imam a moins de pouvoir que dans les États chiites et plus de liberté que dans les États sunnites, mais dans l’un et l’autre cas, il peut se situer n’importe où entre la soumission et la défiance dans un État où l’Islam est minoritaire.
4. Il s’ensuit que l’Islam n’oblige à instituer aucun système précis de gouvernement. Depuis la disparition du Prophète, les musulmans n’ont jamais été réunis sous l’autorité d’un unique et suprême calife. La notion d’« État islamique » est récente, basée sur une lecture sélective du Coran en vertu d’une « loi » contestée, dite « de l’abrogation », où les versets plus conciliants, du temps où Mahomet est à La Mecque et espère convaincre, sont annulés par de plus tardifs, de l’époque de Médine où il part en guerre. Cette occultation de pans entiers du « Noble Livre » n’a guère d’antécédents dans la tradition et ne peut pas faire l’unanimité. Elle illustre un paradoxe de l’Islam : il veut instaurer l’ordre divin sur terre, mais les hommes qui s’autoinvestissent du pouvoir de l’établir ne font que de la politique, et l’eschatologie musulmane repose sur des hadiths trop peu sûrs et trop peu clairs pour qu’ils prétendent la réaliser.
Jean Duchesne, O.F.C.