Serge Tisseron : » Empathie et manipulations. Les pièges de la compassion »
Fiche de l’Observatoire Foi et Culture (OFC) du mercredi 7 février 2018.
Psychiatre et psychanalyste, Serge Tisseron est bien connu pour ses multiples travaux sur les secrets de famille, sur Tintin chez le psychanalyste. Dans son dernier livre, il commence par noter que l’empathie est à la mode. Le mot est légitimé par les neurosciences et associé à l’optimisme et à l’altruisme. On le retrouve aussi bien en éducation qu’en politique, en management qu’en thérapie.
Serge Tisseron ajoute aussitôt que l’empathie fait l’objet de manipulations qui en brouillent la signification. Un exemple parmi d’autres : Daech a opéré sur de jeunes idéalistes en mal de raison de vivre un véritable hold-up d’empathie en mettant en avant les souffrances d’enfants syriens. Autre exemple remarquable : les dernières élections américaines. Le candidat Donald Trump a dit tout ce que les membres de la classe moyenne et ouvrière attendaient. Il leur a parlé de leur colère en les opposant aux migrants. Il a même adopté le ton de la protestation et de l’insulte, caractéristique des gens qui se sentent méprisés et humiliés. Mais après les élections Trump a déclaré qu’il ne se rappelait pas avoir promis ce que tout le monde avait pourtant entendu. Il a su créer l’illusion pour être élu. Il a compris l’état émotionnel de la classe moyenne et ouvrière blanche.
L’empathie est donc une capacité complexe qui fait intervenir plusieurs composantes. La première est affective. C’est la capacité d’identifier les émotions d’autrui. La seconde composante est la capacité de comprendre que l’autre a des expériences du monde différente des miennes. Il s’agit d’une compréhension intellectuelle dont les émotions sont absentes et qui conduit à manipuler autrui. Une autre composante enfin est de pouvoir se mettre émotionnellement à la place de l’autre et donc d’être affecté par la souffrance qu’on lui imagine.
Serge Tisseron parle de situations qui fragilisent l’empathie puisque la manipulation prospère sur elles. « Nous en distinguerons quatre : la privation d’interactions empathiques avec un visage humain dans la petite enfance, les sollicitations médiatiques excessives à tout âge, les diverses maltraitances, et l’absence de réponse de la part d’interlocuteurs dont on attend soutien et d’assistance, y compris des interlocuteurs
institutionnels » (p. 20).
Dans un chapitre intitulé « L’empathie manipulée par la ressemblance », Serge Tisseron décrit les pièges de l’empathie cognitive. Pour parvenir à se mettre émotionnellement à la place d’un autre, de nombreux
obstacles, en effet, restent à franchir.
Nous aimons tout d’abord pouvoir imaginer les bénéficiaires de notre générosité et nous désirons « donner utile ». Le téléthon est basé sur ce principe ; il exalte le courage des handicapés. Il est courant de dire que
cette générosité fait du bien au donateur. En secourant notre semblable, nous avons le sentiment d’être un peu à sa place. « Il existe en effet un critère sélectif à l’empathie humaine qui semble inscrit dans sa nature même : préférer en faire bénéficier ceux qui nous ressemblent plutôt que ceux que nous vivons comme étrangers à nos habitudes, à notre religion, à notre culture » (p. 74).
Nous avons tendance à réserver notre empathie à ceux qui nous ressemblent. Un enfant, dès sa naissance, préfère ceux qui lui ressemblent. Il se rapproche de ceux qui lui sont familiers, c’est-à-dire des personnes qui s’occupent de lui. Il existe des comportements semblables dans la vie des adultes.
Pour illustrer son propos au sujet de l’empathie liée à la ressemblance, Serge Tisseron, analyse le comportement de plusieurs héroïnes de Tchékhov : Anna Akimova, dans La Mouette ; la jeune Sacha dans Ivanov ; Vera Gravilovna dans La Princesse. Il en arrive alors à une distinction entre sympathie et empathie et surtout à une très riche réflexion sur ce que l’on appelle aujourd’hui le care, mot anglais intraduisible en français qui désigne un processus complexe dans lequel l’émotion, la compréhension et l’action ont chacune leur place.
Serge Tisseron décrit les quatre moments de ce care.
• Il y a tout d’abord le moment où l’aidant ou le soignant identifie les besoins d’autrui. Ce qui nécessite de les comprendre. Ce n’est pas toujours facile.
• Dans un second temps, l’aidant ou le soignant doit évaluer sa capacité à pouvoir répondre aux besoins identifiés chez l’autre. Il est impossible de répondre à tous les besoins. Dans ce second moment, il est important de prendre conscience que l’emprise et le désir de toute-puissance est le principal ennemi de l’empathie.
• Le troisième moment du care est celui où l’on se donne les moyens de réaliser ce que nous avons décidé de faire. Il faut parfois du courage et il vaut mieux se fixer des objectifs réalisables, sinon il y a le risque de
s’épuiser et finalement de renoncer.
• Enfin arrive le moment de l’observation et de l’évaluation des résultats. Il faut vérifier si celui auquel on est venu en aide a bien reçu les bénéfices escomptés. C’est aussi un moment de réciprocité. Celui qui a été
aidé remercie à sa façon. Sans réciprocité, il n’y a pas d’enrichissement mutuel.
Il est évident que le care demande un important travail sur soi-même. « Accueillir toutes les dimensions de soi-même, avec bienveillance, est une condition essentielle à la construction d’une saine empathie vis-à-vis de soi-même comme vis-à-vis des autres… » (p. 95).
Il serait intéressant d’utiliser cette description du care en observant dans les évangiles, comment Jésus apporte une aide aux malades (aux lépreux, aux paralysés ou aux aveugles).
De même dans la relation éducative auprès des enfants. Comment identifier leurs besoins ? Comment discerner l’aide apportée aux enfants ? Quels moyens se donner pour atteindre les objectifs ? Comment évaluer les bénéfices ou les fruits de l’action menée.
Le chapitre concernant l’empathie pour les objets n’est pas le moins intéressant. Il s’agit de découvrir ce que chacun dépose de lui-même dans chaque objet qu’il utilise. « D’autant plus que certains de nos objets bénéficient de l’empathie que nous avons portée à ceux qui les ont utilisés avant nous, parents et grands-parents notamment » (p. 100).
Cette empathie pour les objets peut aussi être détournée pour nous inciter à en acheter d’autres dont nous n’avons parfois aucun besoin. Le plus grave serait de « délaisser un jour la compagnie des humains pour celle des plus perfectionnés de nos objets, à savoir les robots, et à réserver à eux seuls les faveurs de notre empathie » (p. 100).
L’analyse de l’importance croissant des robots dans notre environnement est remarquable de justesse. Le risque de manipulation est grand. Il est bon d’en prendre conscience.