À Lille, le Point de Repère pour les jeunes à la rue
Cent à Cent-cinquante jeunes* de moins de 25 ans, sans abri, en grande précarité, fréquentent chaque jour le Point de Repère de l’abej-Solidarité à Lille. Accueil inconditionnel, services de première nécessité et accompagnement personnalisé sont proposés dans la bienveillance par une équipe de travailleurs sociaux et de bénévoles. Par Florence de Maistre.
“Nous avons à cœur d’accueillir et d’accompagner un public jeune précarisé. Nous ne portons pas de jugement sur leurs façons de vivre. Nous nous efforçons de leur offrir un lieu convivial et des conditions d’accueil dignes. Nous travaillons à la reconnaissance de tous ces invisibles”, indique Jonas Campagne, responsable de la structure d’accueil de jour Point de Repère, de l’abej-Solidarité à Lille. 1500* personnes (chiffres 2019) sont reçues chaque année sur ce site ouvert quatre jours par semaine : jeunes de 18 à 25 ans sans domicile fixe et personnes consommatrices de produits stupéfiants, sans limite d’âge, la structure étant agréée CAARUD (Centre d’accueil et d’accompagnement et de réduction des risques pour les usagers de drogues). Sur place, les jeunes trouvent un bar sans alcool avec une petite restauration, des douches, un point téléphone. Ils ont la possibilité de recevoir des soins médicaux, d’être domiciliés, et suivis sur le plan administratif s’ils le souhaitent.
D’inspiration chrétienne, l’abej-Solidarité est née à la fin des années 70. Aujourd’hui, elle défend toujours les valeurs d’un accueil inconditionnel et la volonté d’aller vers les personnes les plus éloignées. “L’association a la profonde conviction que chacun a la potentialité, quelle que soit son histoire et quand bien même il soit très abîmé, d’être acteur de son propre parcours”, partage Vincent De Coninck, directeur général, dans la présentation de la structure. Outre le Point de Repère, l’abej-Solidarité développe son action au service de toutes les personnes marginalisées, en proposant des lieux d’accueil de jour et de nuit, des services de soins, des logements adaptés, et enfin des ateliers chantiers d’insertion. Son leitmotiv ? “Pour que la rue ne soit plus une fatalité”.
Quatre profils de jeunes et une équipe
“Le seul vrai point commun entre les jeunes qui fréquentent le Point de Repère tient dans le fait qu’ils n’ont pas de logement”, insiste Jonas Campagne. La réalité des rencontres interpersonnelles empêche toute classification. Quatre profils récurrents de jeunes se distinguent néanmoins. Le Point de Repère reçoit un public de migrants, de déplacés, d’exilés. S’ils ont moins de 18 ans, ils sont orientés pour que leur minorité soit reconnue. S’ils sont majeurs, ils sont accompagnés vers l’obtention d’un titre de séjour. De nombreux jeunes issus de l’aide sociale à l’enfance fréquentent également ce lieu d’accueil. “À 18 ans, certains se retrouvent à la rue quasiment du jour au lendemain, même si c’est plus complexe que cela”, précise le chef de service. Des personnes toxicomanes, citadines, aux histoires de vie chaotiques rejoignent aussi le site. Ainsi que de plus en plus de personnes qui souffrent de troubles du comportement et de maladies psychiatriques. “Ces quatre profils peuvent se mêler les uns aux autres. Des migrants, par exemple, peuvent devenir consommateurs de drogues du fait des drames vécus sur leur terre d’origine ou parce que leur situation actuelle, vivre à la rue, est insoutenable”, poursuit Jonas Campagne.
Quatre agents d’accueil, deux éducateurs, une psychologue détachée de l’EPSM (établissement public de santé mentale – Lille métropole) présente deux matinées par semaine, une infirmière à mi-temps et trois médecins bénévoles forment l’équipe qui œuvre au service du Point de Repère. Un à deux bénévoles, différents chaque jour, participent à l’animation de la salle. “Ils peuvent aussi être force de projets. L’un d’eux a lancé l’idée de monter un atelier de menuiserie. Une autre est coiffeuse professionnelle. Elle vient gratuitement. Tout d’un coup nos jeunes redeviennent des individus ordinaires. Cela permet de créer un moment autre qu’administratif et de gestion de la misère. Ce sont des petites bulles d’air, des temps de détente. Nos bénévoles proposent leur disponibilité et leur bonne humeur. Les liens se créent différemment », assure le responsable du Point de Repère.
Une évolution préoccupante
Présence, ouverture à l’autre, dialogue sont les maîtres mots de l’équipe qui ne ménage pas ses efforts. Mais l’évolution est notable. Les jeunes sont de plus en plus nombreux et les solutions de sortie de plus en plus difficiles. Dans son étude réalisée de janvier à juin 2020, l’agence de développement et d’urbanisme de Lille métropole confirme une hausse de 3 % par rapport au printemps 2019 du nombre de personnes vulnérables vis-à-vis du logement, c’est à dire du nombre de personnes à la rue, dont une part préoccupante de jeunes de 18-24 ans. “Nous proposons un accompagnement pour la diminution des conduites à risques. Mais en premier, c’est un lieu de vie décent dont ces personnes ont besoin. On manque cruellement de solutions d’hébergement. Les offres du 115 sont telles que les jeunes doivent d’abord s’inscrire sur une liste d’attente. Sans compter que souvent, ils perdent l’hébergement obtenu, car il n’est pas adapté à leur style de vie”, explique Jonas Campagne. L’abej-Solidarité de préciser dans son rapport d’activité 2019 : “Les jeunes primo-arrivants à la rue ne peuvent espérer une place d’hébergement auprès du SIAO [Service intégré d’accueil et d’orientation] qu’après une période de 4 à 6 mois d’errance. Période trop longue qui pousse trop souvent ces jeunes à adopter des modes de vies qui complexifient encore plus leur future réinsertion (délinquance, toxicomanie, alcoolisme, agression, décompensation psychique…)”.
L’effet confinement
Lors du premier confinement toute l’équipe du Point de Repère s’est mobilisée et a choisi de garder ouvertes les portes du lieu d’accueil, sans filtre. La somme de travail a été très élevée, toutes les autres associations étant fermées. “La manche est souvent le seul moyen de ressources des personnes que nous recevons. Avec le confinement et la ville devenue fantôme, tout s’est effondré pour elles, toutes leurs stratégies de survie leur ont été enlevées brutalement. Impossible de se réchauffer dans les centres commerciaux, impossible de trouver de l’argent pour consommer leurs produits, qu’elles utilisent comme une sorte d’auto-médication. Les gens avaient faim. La situation a été très critique”, rappelle Jonas Campagne. Pour autant, la peur de l’hécatombe ne s’est heureusement pas avérée. Sans doute, parce que les pouvoirs publics ont aussi pris conscience de l’urgence. Près de trois cents personnes ont pu être relogées temporairement, et ainsi protégées, grâce à la réquisition d’hôtels et d’auberges de jeunesse.
En mai dernier le Point de Repère a déménagé près de la Halte de nuit de l’abej-Solidarité. Les nouveaux locaux sont plus spacieux et s’adaptent encore davantage aux besoins du public jeune sans-abri. Une chance au regard du deuxième confinement : il y a plus de douches disponibles et plus de machines à laver ! “L’Agence régionale de santé nous demande de n’accueillir que dix jeunes à la fois pour éviter les clusters. C’est une gymnastique particulière. Mais les gens sont plutôt calme, ils font attention et ont intégré l’organisation de ce deuxième confinement. C’est ahurissant cette façon dont ils l’appréhendent, alors qu’ils subissent une situation véritablement injuste ! Ça nous permet d’être plus serein dans le travail”, relève le responsable du lieu d’accueil.
Se préparer à répondre aux nouveaux besoins
L’heure est à la gestion de la crise, à l’accueil et à l’accompagnement. Bien entendu, les travailleurs sociaux s’inquiètent de l’apparition d’une nouvelle pauvreté. Des précaires, des saisonniers, des extras, qui dans les circonstances actuelles, risquent de perdre l’emploi qui les maintenait hors de l’eau, et avec lui l’argent du loyer. “Il y a énormément de jeunes à la rue qui travaillent ! À vélo toute la journée, dans leur uniforme de livreur, tout semble aller bien. Pourtant le soir, ils squattent, dorment dans un parking ou un hall d’immeuble, sous la tente dans un terrain vague, appellent le 115. Ils ne sont pas reconnaissables, ne sont pas couchés par terre sur un carton, ni mal habillés ou mal coiffés. Pour éviter le froid, ils marchent toute la nuit ou tout le jour. Ils tombent de fatigue quand ils arrivent chez nous. Ils passent sous tous les radars, on ne les reconnaît pas dans la foule des passants, mais ils ne sont pas moins précaires. Les SDF qui dorment à la rue ne sont que la pointe visible d’un immense iceberg”, relate le chef de service.
Mission d’utilité publique et service du frère, présence attentionnée et conviviale, Jonas Campagne préfère encore évoquer sa démarche en ces termes : “Notre boulot est de créer des passerelles vers des mieux et de mettre en place des filets de sécurité pour qu’en cas de dérapage la personne puisse remettre le pied à l’étrier. On essaie d’entourer chacun et de trouver des solutions ensemble. Je crois qu’on se fait grandir mutuellement, humainement.”