Choisir le dialogue social
Mgr Bernard Podvin
Porte-parole des évêques de France
Restructurations d’entreprises : choisir le dialogue social
L’Eglise par la voix du « Conseil Famille et Société » est déjà intervenue pour manifester son attention aux personnes que cette crise affecte directement, et pour appeler à des changements d’attitude. Ce fut le cas avec le document « Grandir dans la crise » [1]. Au-delà des nécessaires décisions politiques pour remédier aux causes de la crise et trouver des issues respectueuses des hommes, des modifications dans les modes de vie s’avèrent indispensables. C’est par ces changements que pourra s’ouvrir la voie à une action politique efficace sur le long terme. Dans le document précité, les évêques appelaient chaque croyant à un devoir de solidarité et de coopération, à la mesure de ses capacités. Ils invitaient aussi à considérer une perspective de long terme pour surmonter les incohérences entre consommation et emploi, entre développement de nos partenaires et lutte contre le chômage chez nous.
Aujourd’hui, il semble nécessaire à l’Église de reprendre la parole pour dire sa solidarité avec ceux et celles qui sont marqués par la crise, et ceux et celles qui, à des degrés divers, exercent des responsabilités pour la conjurer et en corriger les effets négatifs.
Pour aller plus loin, nous rappelons quelques éléments qui nous paraissent essentiels pour la recherche de solutions aux graves problèmes évoqués. Nous voulons particulièrement encourager le dialogue social comme une manière habituelle de vivre au sein de l’entreprise avec les changements d’attitude que cela implique.
I. L’entreprise, une communauté humaine de travail
Face aux restructurations dans les entreprises industrielles, agro-alimentaires ou de service et les menaces sur l’emploi, on ne peut oublier que l’entreprise est une communauté humaine.
Pour l’enseignement social de l’Église l’entreprise existe comme une communauté humaine de travail où salariés, dirigeants et actionnaires vivent dans une interdépendance. Au titre de cette solidarité, les trois composantes doivent pouvoir chercher ensemble les moyens de servir le bien commun de l’entreprise.
« On doit tendre à faire de l’entreprise une véritable communauté humaine, qui marque profondément de son esprit les relations, les fonctions et les devoirs de chacun de ses membres. » Jean XXIII, Mater et magistra 91
« L’entreprise ne peut être considérée seulement comme une ‘société de capital’ ; elle est en même temps une ‘société de personnes’, dans laquelle entrent de différentes manières et avec des responsabilités spécifiques ceux qui fournissent le capital nécessaire à son activité et ceux qui y collaborent par le travail. » Jean-Paul II, Centesimus annus 43.
« Les dynamiques économiques internationales actuelles, caractérisées par de graves déviances et des dysfonctionnements, appellent également de profonds changements dans la façon de concevoir l’entreprise. D’anciennes formes de la vie des entreprises disparaissent, tandis que d’autres, prometteuses, se dessinent à l’horizon. Un des risques les plus grands est sans aucun doute que l’entreprise soit presque exclusivement soumise à celui qui investit en elle et que sa valeur sociale finisse ainsi par être amoindrie. En raison de leur expansion et de leur besoin accru en capitaux, il est de plus en plus rare que les entreprises aient à leur tête un dirigeant stable qui se sente responsable, à long terme et pas seulement à court terme, de la vie et des résultats de l’entreprise. Elles sont aussi de moins en moins liées à un territoire unique. » Benoît XVI Caritas in veritate, 40
Une telle approche permet d’évoquer quelques aspects fondamentaux qu’il est nécessaire de prendre en compte dans la vie des entreprises.
I a. Le travail comporte un caractère subjectif humain qui oblige à l’aborder et à l’organiser comme un moyen d’expression de la capacité propre de chaque travailleur à contribuer au développement de la collectivité.
I b. La collectivité de travail elle-même revêt une valeur propre. On ne peut en disposer comme d’un simple objet de propriété.
I c. Les pouvoirs qu’exercent les actionnaires en raison de leur détention d’actifs au capital d’une entreprise ne sont pas sans limites. Ils ne peuvent, dans une position lointaine ou comme en surplomb, se soustraire au service du bien commun de l’entreprise. Celui-ci doit viser l’harmonie de la communauté humaine de travail qui inclut pérennité de l’emploi et continuité des relations de travail.
I d. Les représentants des salariés, désignés ou élus selon le droit en vigueur, ont une responsabilité essentielle, non seulement du point de vue de la défense des intérêts des salariés, mais plus globalement du point de vue de la viabilité durable de l’entreprise. La présente crise, si elle pointe d’abord les risques de suppression d’emplois, ne saurait faire oublier l’importance des procédures et des attitudes qui, en amont, ont pour objet le bien économique et social de l’entreprise.
I e. Les dirigeants d’entreprise sont responsables de la mise en œuvre harmonieuse du bien commun de l’entreprise dans sa dimension économique et sociale. Ils doivent l’assumer en veillant à ce que toutes les composantes de cette communauté de travail aient le droit et exercent le devoir de participer au bien de l’ensemble par le développement du capital humain [2] .
I f. Les détenteurs de moyens de financement (banques, établissements de crédit ou détenteurs de patrimoines financiers) sont appelés en ce temps de crise à accorder une attention particulière aux solutions qui leur sont présentées par les responsables d’entreprise ou les organisations des salariés, visant autant que possible à préserver l’emploi. En affichant ce souci de l’emploi et leur volonté de préserver des communautés de travail, ils encourageraient les responsables et dirigeants à fournir plus précocement, et donc plus utilement des propositions pour faire face à la crise. Il faut, hélas, constater que par crainte d’avoir à faire face aux attitudes restrictives des prêteurs, les dirigeants de P.M.E. et T.P.M.E. alertent ceux-ci trop tardivement, voire après les délais fixés par le code du commerce en matière d’insolvabilité.
II. Lorsque survient l’inéluctable
La situation de l’entreprise contrainte à la mise en œuvre de plans sociaux comportant du chômage partiel, des réductions d’effectifs ou des licenciements économiques, est toujours un choc, une souffrance pour les hommes et les femmes concernés directement ou indirectement. Ils peuvent y lire une menace pour l’avenir et un désaveu quant à l’utilité de leur travail.
Le « Conseil Famille et Société » invite les responsables des entreprises concernées à reconnaître cette souffrance qui ne peut être effacée par de justes compensations financières et à accorder une priorité stratégique à leur engagement personnel dans les négociations.
II a. Lorsqu’il s’avère inéluctable de réduire les effectifs dans un secteur de l’entreprise, ou lorsqu’une petite entreprise envisage de déposer son bilan, le critère de l’emploi est prioritaire dans les règlements applicables par les tribunaux de commerce. Il faut souligner l’importance du rôle des juges et des administrateurs judiciaires auxquels il incombe de préserver la communauté de travail. Leur expérience conjointe à celle des établissements de crédits spécialisés dans le financement de développement des P.M.E. devrait conduire à améliorer les dispositifs de veille et de prévention. En développant de « bonnes pratiques », on protégerait mieux l’outil de travail que constitue une communauté humaine douée d’une compétence acquise par l’expérience.
Malgré tout, l’essentiel pour la pérennisation et le développement de l’emploi se situe, bien en amont, dans la communauté de travail dans l’entreprise, et s’agissant de sous-traitants, dans celle de son environnement économique élargi.
II b. Même si toute négociation comporte une part inévitable d’affrontement et de conflit, le Conseil demande cependant aux responsables et aux actionnaires de prendre la mesure des difficultés et de les assumer au nom d’un intérêt de survie à long terme qu’il leur revient de communiquer, non seulement aux salariés ou à leurs représentants, mais aussi aux collectivités territoriales qui ont la charge des communautés locales où vivent les travailleurs et leur famille.
II c. Tenant compte de la richesse que représente pour l’entreprise l’expérience acquise au sein d’une communauté de travail, des besoins et des capacités de mobilité de ses salariés, les reclassements internes au sein d’une même entreprise sont à privilégier.
Si la tâche de mettre en œuvre des réductions d’effectifs ou des licenciements au moyen de reclassement est confiée à des responsables intermédiaires, lorsque les entreprises n’ont pas en interne cette compétence, il importe que ces procédures fassent préalablement l’objet d’une négociation avec les représentants syndicaux ou, le cas échéant, les représentants du personnel et que ceux-ci soient autant que possible associés à leur mise en œuvre.
II d. Il convient de souligner le rôle essentiel qui revient au préfet pour mobiliser les énergies et ressources disponibles dans un département donné pour prévenir ou atténuer les conséquences de la fermeture d’un établissement.
III. Gérer les situations en vérité et par le dialogue social
« L’Église reconnaît le rôle pertinent du profit comme indicateur du bon fonctionnement de l’entreprise. Cependant, le profit n’est pas le seul indicateur de l’état de l’entreprise. Il peut arriver que les comptes économiques soient satisfaisants et qu’en même temps les hommes qui constituent le patrimoine le plus précieux de l’entreprise soient humiliés et offensés dans leur dignité. Non seulement cela est moralement inadmissible, mais cela ne peut pas ne pas entraîner par la suite des conséquences négatives même pour l’efficacité économique de l’entreprise… Le profit est un régulateur dans la vie de l’établissement mais il n’en est pas le seul ; il faut y ajouter la prise en compte d’autres facteurs humains et moraux qui, à long terme, sont au moins aussi essentiels pour la vie de l’entreprise. » Jean-Paul II, Centesimus annus 35.
III a. Les négociations au moment d’une réduction inévitable des effectifs seront d’autant plus pertinentes et conformes au bien commun recherché pour l’entreprise que l’habitude aura été prise dans la vie courante de celle-ci, d’une information et si possible d’une consultation sur les orientations qui concernent son avenir.
Cela touche à la qualité des relations humaines au sein de l’entreprise sous l’angle de l’aptitude à alimenter un dialogue régulier, particulièrement en vue d’évaluer la viabilité de ses activités, les changements d’ordre professionnel que peut induire la pérennité de son développement. Instaurer une culture de la formation continue ouvrant au dialogue est une responsabilité stratégique des dirigeants d’entreprise et des organisations syndicales.
III b. Il faut souligner l’importance de la « Gestion prévisionnelle de l’emploi et des compétences » prévue par le Code du travail. Il est indispensable de faire une évaluation de ces dispositions et des enseignements tirés de leur application. En effet, définir les moyens d’accès effectif à une formation continue est un enjeu prioritaire dans le dialogue social, notamment pour les salariés que leur compétence protège faiblement des changements à prévoir.
Le Conseil « Famille et Société » encourage les responsables d’entreprise et les représentants du personnel à se prêter à des analyses prospectives « à froid » pour faire face à des restructurations que les évolutions technologiques et les tendances du marché rendent vraisemblables. Même s’il s’agit d’exercices difficiles, mettant à l’épreuve la responsabilité des uns et des autres devant leurs mandants, actionnaires et salariés, cette pratique doit être privilégiée pour maintenir le souci à long terme du bien de la communauté de travail. Elle permettrait aussi d’ouvrir davantage la voie aux innovations issues de la recherche et du développement.
III c. Les dirigeants d’entreprise doivent avoir, pour mettre en œuvre une telle pratique de dialogue et de recherche prospective, un vrai souci de la formation des représentants des salariés et lui consacrer les moyens et ressources nécessaires.
III d. En janvier dernier, un accord social a mis en relief la possibilité d’enrichir le dialogue social par une meilleure prise en compte des réalités vécues par les salariés et par les décideurs lorsqu’il faut faire face à des ruptures ou à des adaptations comportant une mobilité professionnelle.
Le Conseil « Famille et Société » espère que la mise en œuvre pratique de cet accord permettra de renforcer le dialogue social en vue d’une meilleure prise en compte du bien commun et des dispositions préventives qu’il appelle, dans un esprit de justice où les efforts sont proportionnés aux capacités de les assumer.
IV. La place de l’État et des collectivités locales dans le dialogue social
« L’activité économique ne peut résoudre tous les problèmes sociaux par la simple extension de la logique marchande. Celle-là doit viser la recherche du bien commun, que la communauté politique d’abord doit aussi prendre en charge. C’est pourquoi il faut avoir présent à l’esprit que séparer l’agir économique, auquel il reviendrait seulement de produire de la richesse, de l’agir politique, à qui il reviendrait de rechercher la justice au moyen de la redistribution, est une cause de graves déséquilibres. » Benoît XVI, Caritas in veritate, 36
IV a. Au sein des bassins d’emploi de faible dimension, la perte d’une part significative des emplois d’un établissement industriel laisse bien souvent les collectivités territoriales désemparées. Les grandes sociétés sont tentées d’arbitrer à l’échelle mondiale entre différents territoires en fonction de critères qui prennent en compte uniquement le souci de leurs propres intérêts plutôt que ceux des territoires où elles sont implantées. Il serait utile d’évaluer l’efficacité des pratiques correspondantes aux dispositions du Code du travail (art. 2241-2 et 2242-15) qui font obligation aux très grandes entreprises d’informer les responsables des collectivités territoriales concernées par d’importantes modifications de l’emploi.
De plus en plus soucieuses de l’attractivité de leurs territoires, les collectivités locales doivent être considérées comme un partenaire dans l’accomplissement du bien commun. Dans cette perspective, les modalités d’un dialogue régulier où des attentes s’expriment de part et d’autre, sont sans doute à revoir. C’était déjà l’ambition des « Comités de bassins d’emploi » lancés dans les années 70. Elle est toujours d’actualité.
IV b. Cette période de crise met en relief des capacités d’initiative et d’orientation stratégique des grandes métropoles économiques. Cependant, il faut aussi valoriser le rôle des Conseils de développement qui peuvent être mis en place à l’échelle de bassins d’emploi plus modestes où la situation est souvent difficile pour les habitants. Dans ces bassins peut aussi être développé la pratique de « revitalisation » prévue par le Code de travail (art. 1233-84). Dans ces espaces aussi, le dialogue est nécessaire et utile entre entreprises, partenaires sociaux et représentants des collectivités territoriales qui pourraient échanger leurs attentes mutuelles. Les services de l’État doivent pouvoir susciter un tel dialogue là où il peine à s’installer afin d’anticiper les risques sociaux.
Cette réflexion du Conseil « Famille et Société » s’inscrit dans la perspective d’une « écologie sociale du travail » (Centesimus annus, 38), où le dialogue social qui recherche le bien commun de l’entreprise, contribue aussi à celui de la société toute entière.
Nous souhaitons pouvoir éclairer les chrétiens confrontés, au titre de leur situation et de leurs diverses responsabilités, aux questions et à la gestion des restructurations économiques. Notre réflexion s’adresse aussi aux hommes et aux femmes de bonne volonté qui, par leurs responsabilités, sont engagés dans le dialogue social.
Mgr Jean-Luc Brunin, Président et le Conseil Famille et Société de la Conférence des Evêques de France
[2] « Entreprise, les fragiles équilibres du bien commun », Baudouin Roger, Document Épiscopat 12/2012
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