Quels défis pour un couple aujourd’hui ?

Conférence de Mme Monique Baujard, directrice du service national Famille et Société de la conférence des évêques de France les 11 et 12 décembre 2010 à Bordeaux, lors du colloque « La mission (impossible) du couple ? », premier grand rendez-vous en région de « Familles 2011 ».
Devant le nombre impressionnant de divorces – un mariage sur trois, voire un mariage sur deux dans les grandes villes -, il est possible de se demander si vivre en couple est plus difficile aujourd’hui qu’hier. La réponse est probablement oui et non. Non, car aimer en vérité a toujours été difficile : depuis toujours les couples connaissent des avis de tempêtes et des traversées du désert. Cela n’a pas changé. Mais en même temps la réponse est oui, car le monde a changé rapidement en l’espace de 50 ans et cela affecte nos modes de vie, y compris dans le domaine familial. Mon propos ce matin sera de pointer quelques-uns de ces changements dans la société qui affectent directement la vie du couple. Il ne s’agit pas de problèmes insurmontables, mais plutôt de difficultés dont il faut avoir conscience pour ne pas se laisser piéger dans sa vie de couple.Auparavant, je voudrais dire quelques mots de l’initiative « Familles 2011 », lancée par le Conseil Famille et Société de la Conférence des évêques de France, et dans laquelle s’inscrit le présent colloque.

Pourquoi se pencher sur la famille ? Le constat qui motive notre démarche est le suivant : d’un côté la famille apparaît, dans tous les sondages, comme la clé du bonheur ; de l’autre côté, elle n’a jamais paru aussi fragile. Comment alors aider toutes les personnes à construire la vie de famille harmonieuse à laquelle elles aspirent ? Il nous a semblé qu’il convenait d’abord analyser la situation actuelle. Les familles ont pris des visages multiples et le mariage n’est plus le seul lien juridique qui les soutient. En même temps, de très nombreux acteurs soulignent l’importance de la famille, à la fois pour la construction de la personne et pour la société. Comprendre les évolutions dans la société et mettre en valeur le rôle des familles sont alors les deux premiers objectifs. Ensuite, il nous a semblé important d’écouter les familles. Les colloques, comme celui-ci, sont un des moyens de faire remonter des questions et des préoccupations des familles. D’autres colloques auront lieu à Lille et à Strasbourg et plusieurs autres diocèses organisent des rencontres. Cette écoute passe aussi par le blog que nous avons ouvert www.blogfamilles2011.fr. A partir de tous les éléments que nous aurons recueillis, nous souhaitons penser, à frais nouveaux, comment l’Evangile peut rejoindre aussi toutes les familles sur leur chemin. Notre démarche s’inspire clairement de la pédagogie du Christ sur le chemin d’Emmaüs. Les pèlerins d’Emmaüs sont des personnes déçues, désorientées, qui décident de partir car elles ont perdu tout espoir. Le Christ ne les condamne pas, il ne les force pas non plus de revenir à Jérusalem. Il prend l’initiative de les rejoindre sur le chemin, il s’intéresse à eux et demande ce qui les préoccupe. Il écoute leur histoire et ce n’est qu’après les avoir écoutés qu’il propose l’éclairage des Ecritures. Il faut le temps du trajet jusqu’à Emmaüs, puis encore le temps et les gestes du repas pour que les pèlerins le reconnaissent. Il disparaît alors et c’est de leur propre gré que les pèlerins décident de repartir vers Jérusalem. Aujourd’hui beaucoup de personnes sont déçues et désorientées devant les difficultés inhérentes à la vie de famille. Elles ne voient plus comment le message de l’Evangile peut les aider dans leur vie quotidienne. Certaines personnes quittent l’Eglise dont elles n’espèrent plus rien ; d’autres « s’auto-excluent » de l’Eglise au motif que leur situation familiale n’est pas conforme au modèle classique ; d’autres encore n’ont jamais été initiées à la vie chrétienne et ne pensent pas qu’il y ait quoi que ce soit à attendre de l’Eglise catholique en matière de famille.Le défi pour l’Eglise est donc énorme. Il s’agit d’encourager toutes les personnes de prendre soin de leur famille. Il s’agit de donner confiance aux familles que, malgré les difficultés de la vie, elles ont un rôle important à jouer, un rôle d’humanisation à la fois pour les adultes et pour les enfants. Il s’agit de faire comprendre que le message de l’Evangile peut aider chacun, quelle que soit sa situation familiale, à faire quelque chose de beau de sa vie au quotidien, à mieux vivre ses relations de famille et, même, à les inscrire dans le temps. Car le Christ nous apprend qu’aimer c’est se donner pour se recevoir de l’autre. Et toute personne est invitée à entrer dans cette dynamique. Au bout de l’année 2011, nous espérons pouvoir proposer quelques éléments pour une politique familiale et une pastorale des familles.Revenons au sujet de ce matin : la mission (impossible) du couple. Si les familles ont pris des visages diversifiés, c’est parce que les couples n’arrivent plus à inscrire leur lien dans le temps. A cet égard, quatre points méritent, me semble-t-il, une attention particulière : assumer son choix ; gérer le temps ; réinventer l’équilibre entre homme et femme ; prendre de la distance par rapport à l’air du temps.

1. Assumer son choix

Assumer son choix dans le mariage n’a pas l’air nouveau. Il a toujours fallu choisir entre Pierre, Paul et Jean. Et le fait d’avoir choisi Pierre ne diminuait pas pour autant les charmes de Paul et de Jean, de sorte que les problèmes de fidélité dans un couple existent depuis la nuit des temps. Mais jusqu’à une époque récente le choix était le choix du partenaire ; la question de la fidélité était celle de la fidélité à son conjoint, à l’autre. Le mariage en tant que tel avait une forme prédéfinie, la répartition des rôles homme/femme était connue d’avance. Certes, tout le monde ne se mariait pas, mais c’était quand même le choix de la très grande majorité. A côté, il y avait le choix de la vie religieuse ou celui, peu valorisé, de rester célibataire. Enfin, en cas de crise dans un mariage, il y avait toujours la grand-mère pour expliquer que, certes, les hommes sont compliqués, mais qu’avec un peu de patience les choses s’arrangeraient.

Aujourd’hui, la question se pose différemment. Tout dans la vie est devenu objet de choix et la question de la fidélité est, avant tout, celle de la fidélité à soi-même. Cette évolution est complexe et due à de multiples facteurs.
La sécularisation a mis l’accent sur l’autonomie de l’homme. L’autonomie est une valeur importante pour l’homme moderne, ou postmoderne. Il estime désormais qu’il est seul à décider et qu’il ne doit de comptes qu’à lui-même. Il ne dépend pas d’un Dieu et le moins possible des autres hommes. La perte d’autonomie est de plus en plus perçue comme une atteinte à la dignité humaine
.
L’individualisme a mis l’accent sur la liberté de l’homme. Il est non seulement seul à décider, mais il est libre de choisir ce qui lui convient. Il est un être unique qui n’a plus besoin de se conformer à des traditions familiales, sociales ou religieuses. Il est libre de choisir un autre métier que celui de son père, un autre parti politique que celui de sa classe sociale et une autre Eglise que celle de son enfance.
La mondialisation et le développement extraordinaire des moyens de communication modernes ont fait découvrir d’autres cultures et styles de vie, ce qui a contribué à relativiser ce qui a cours chez nous. Le choix a donc augmenté de façon vertigineuse, les possibilités sont aujourd’hui illimitées. L’homme autonome passe son temps à faire des libres choix.

L’économie libérale, enfin, avec sa logique de marché, a tendance à régir non seulement les échanges de biens de consommation mais à déteindre sur tous les autres domaines de la vie. La loi de l’offre et de la demande semble la seule à pouvoir guider les personnes dans leurs choix multiples. Il y a ainsi le marché du travail, de l’art et, dans un certain sens, aussi celui des valeurs spirituelles. Tous les aspects de la vie semblent ainsi englobés dans une logique économique, une recherche continuelle du meilleur rapport qualité/prix.

Les psychologues soulignent que la tâche d’avoir à choisir sa vie, d’avoir à « l’autovalider », ou d’avoir à la faire reconnaître par autrui, se paie souvent en angoisse et en fatigue psychique, surtout chez les jeunes. Ils insistent aussi sur la difficulté qui en résulte pour certains à s’approprier leur histoire, à prendre conscience du poids de leurs actes et de leur impact sur l’autre.

Cette évolution n’est, bien sûr, pas sans incidence sur la vie des couples. Là aussi, les choix se multiplient : vivre seul(e) ou avec quelqu’un ? Avec quelqu’un de l’autre sexe ou du même sexe ? De façon provisoire ou durable ? En concubinage ou en optant pour une formule juridique ? Formule Pacs ou mariage ? Mariage civil ou aussi religieux ? Tous ces choix existent et les choix que chacun fait seront constitutifs de son identité. Cela augmente considérablement la fragilité des couples. La question n’est plus de savoir si je délaisse Pierre pour Paul ou Jean, mais si je pense qu’en poursuivant ma vie de couple, j’arrive à préserver mon identité et à continuer à me construire dans le sens qui me paraît le mieux. En d’autres mots, il y a une individualisation des trajectoires, qui pousse chacun à sauvegarder d’abord sa propre identité avant de se préoccuper de l’autre. Cela ne veut pas dire que les gens sont devenus plus égoïstes qu’avant. Cela veut simplement dire que les identités sont plus fragiles qu’avant et qu’il convient de prendre en considération cette fragilité de soi et de l’autre si on veut essayer d’inscrire une relation de couple dans le temps. Car la relation d’amour dans laquelle le Christ nous invite à entrer est une relation de don de soi et de réception de l’autre. Cela implique un minimum de confiance en soi et en l’autre, car l’on donne sans savoir ce que l’on va recevoir. Aimer c’est prendre des risques, se montrer vulnérable. Une trop grande fragilité peut empêcher des personnes à prendre de tels risques.

2. Gérer le temps

A cette fragilité des identités, s’ajoute la pression du temps. Pour le sociologue allemand Hartmut Rosa, ce qui caractérise vraiment notre époque c’est l’accélération (1). Une accélération qui aurait débuté vers les années 1970, mais qui se serait imposé à grande échelle à partir de 1989 par l’effet conjugué de trois révolutions : la révolution politique avec l’effondrement du système soviétique ; la révolution numérique avec le développement d’internet ; la révolution économique avec les productions « just in time ». Il s’agit bien d’un effet conjugué car la disparition de l’empire soviétique a rendu possible des interconnexions dans le domaine de l’économie et des technologies de communication qui, à leur tour, ont transformé les modes de production. Il en résulte un bouleversement dans notre appréhension du temps et de l’espace. Nous avons souvent cette impression que tout va plus vite. Certes le développement de la technologie nous permet de gagner beaucoup de temps et l’électroménager a considérablement réduit le temps nécessaire pour les tâches domestiques. Mais il reste cette impression que nous n’avons pas le temps, nous sommes toujours pressés. Bien sûr, un cadre qui travaille dans une grande multinationale et qui reçoit à longueur de journée des mails en provenance du monde entier sur son blackberry, ressentira davantage la pression du temps qu’un couple de retraités qui vit à la campagne. Mais tous nous pouvons constater la perte des rythmes des événements sociaux et la disparition des séquences chronologiques fixes et stables. Par exemple, les fruits et légumes sont disponibles toute l’année et ne sont plus liés à des saisons. Ou encore, il est possible de faire ses courses tous les jours de la semaine et même de nuit par internet. L’ordinateur et les téléphones portables font que la vie professionnelle envahit la vie privée et inversement. L’apprentissage d’un métier se faisait lorsqu’on était jeune, aujourd’hui la formation professionnelle se fait tout au long de la vie. Les séquences temporelles pour telle ou telle activité ne sont donc plus fixes.

Ce bouleversement du temps bouleverse aussi nos vies, y compris nos vies de famille. Le fait que les événements ne se suivent pas dans le temps mais sont présents de façon simultanée serait à l’origine d’un certain nombre de phénomènes sociaux comme (2):
• Le caractère de plus en plus éphémère et transitoire des modes, des biens, des carrières, des méthodes de travail, des idées, des images, de la nature, des valeurs et des relations.
• L’augmentation des contrats de travail à durée déterminée.
• Le taux élevé de divorces et d’autres formes de dissolution des ménages.
• La perte de la confiance et de la solidarité intergénérationnelle.
• La volatilisation croissante des comportements électoraux en politique.
• Le sentiment d’un rythme de vie trop élevé qui rentre en contradiction avec l’expérience humaine fondamentale.

La vie humaine était en effet organisée en séquences chronologiques. C’était vrai pour la vie professionnelle : formation, activité professionnelle, retraite. C’était vrai aussi pour la vie familiale : enfance au foyer familial, nouveau foyer avec enfants, phase du troisième âge après le départ des enfants. Aujourd’hui avec la démultiplication des choix, toutes les combinaisons sont possibles. Le métier, la famille, la religion, l’appartenance politique, le lieu de résidence, voire la nationalité ou l’identité sexuelle sont l’objet d’un choix possible. Sous l’influence de la sécularisation et de l’individualisation, ces choix se faisaient déjà librement, mais jusqu’à il y a peu de temps, ils étaient faits pour la vie entière. Le changement de profession, le divorce, la conversion religieuse ou le changement de bord politique existaient, mais étaient l’exception et ils étaient alors intégrés comme une révision ou une progression dans un projet de vie. Ce qui change aujourd’hui c’est que la famille, le travail, les appartenances religieuses ou politiques, ou encore les réseaux d’amis font bien objet d’un choix, mais d’un choix non définitif. Tout choix est provisoire, révisable à tout moment par la personne elle-même ou par d’autres. On assiste ainsi, selon l’expression des sociologues, à une « temporalisation de l’identité personnelle », qui fait que toutes les positions et décisions fondatrices de l’identité cessent de se rapporter à l’être pour se rapporter au temps. Concrètement, cela donne quelqu’un qui dit : aujourd’hui, je suis catholique, demain je serai peut-être bouddhiste. Ou encore : aujourd’hui je vis avec quelqu’un, demain on verra. L’identité de la personne ne s’établit donc plus à partir d’un projet de vie orienté vers la stabilité. Pire, ce choix de vie serait intenable dans la modernité avancée. Seuls pourraient survivre dans l’accélération les personnes qui optent pour une identité flexible, disposé au changement permanent.

Les conséquences pour les familles sont énormes. Avant la modernité, les structures familiales et professionnelles restaient stables à l’échelle intergénérationnelle. Dans la modernité dite « classique », les structures familiales et les métiers changeaient au rythme des générations : fonder une famille et choisir un métier étaient des choix individuels et fondateurs de l’identité. Chaque génération était ainsi un vecteur d’innovation. Dans la modernité avancée ou tardive, les structures familiales et professionnelles changent à un rythme plus rapide que l’alternance des générations : une succession d’activités (jobs) remplace le métier ; une série de compagnons pour des périodes plus ou moins longues remplace le conjoint pour la vie entière (3) .

Cette temporalisation de l’identité personnelle a donc pour conséquence de relativiser, voire de dévaloriser, l’inscription de nos relations dans le temps. Et cela n’est donc pas seulement le fait d’une instabilité sentimentale personnelle mais d’un mouvement d’accélération de la vie sociale qui déstabilise les identités personnelles.

Pour quelqu’un qui vit entre New York, Shanghai et Abu Dhabi, qui passe ses vacances au Brésil ou à l’Ile Maurice et qui est de temps en temps de passage dans son pied-à-terre parisien, être marié et avoir des enfants oblige à une immobilité géographique et un investissement en temps qui peuvent lui paraître comme des sacrifices hors de proportion avec les bénéfices qu’il pourrait en retirer. Certes, peu de personnes vivent dans ce rythme hyper accéléré. Mais ce rythme s’impose néanmoins à la vie économique et sociale et nous en subissons les conséquences.

Comment maintenir alors un couple si l’inscription de la relation dans le temps n’a plus de valeur ? Est-il encore possible de faire l’expérience de l’amour chrétien qui justement ne peut se déployer que dans la durée ? A vrai dire, malgré l’accélération de la vie, beaucoup de personnes et notamment les jeunes plébiscitent l’idée d’un grand amour qui dure toute la vie. Celui-ci aussi est devenu l’objet d’un choix. Un choix de défier le temps et même de faire du temps son allié dans la vie de couple. Il faut alors, pour reprendre le vocabulaire du sociologue allemand, créer des « îlots de décélération (4)». La famille peut être un tel îlot de décélération, un espace où l’on veille à ne pas se laisser bousculer par le temps mais où l’on prend le temps les uns pour les autres, du temps gratuit, donné, n’ayant d’autre « utilité » que de le passer en compagnie de ceux qu’on aime. Entrer dans une relation de don de soi et de réception de l’autre ne se fait pas de façon instantanée. Bien au contraire, cela prend beaucoup de temps, une vie humaine n’y suffit peut-être pas ! Apprivoiser le temps pour en faire un allié de la vie de famille devient certainement un des grands défis pour les couples aujourd’hui.


3. Réinventer l’équilibre homme/femme

La combinaison de la maîtrise de la fécondité et du travail rémunéré des femmes a définitivement changé l’équilibre dans les rapports homme/femme. Certains le regrettent peut-être, mais dans leur très grande majorité, ni les femmes ni même les hommes ne souhaitent revenir en arrière. A cette indépendance que les femmes ont acquise, il faut ajouter l’effacement des rôles traditionnels. Le poids de la tradition a disparu dans de nombreux domaines sous l’influence, citée précédemment, de la sécularisation et de l’individualisation. Lorsque tout est devenu objet de choix, les rôles dans la famille aussi sont devenus objet de choix. Et enfin, certains mouvements féministes ont très clairement milité pour que la femme sorte de son rôle traditionnel et que les tâches ménagères soient plus équitablement partagées. Cette évolution n’est pas sans influence sur les couples qui ont, aujourd’hui, à gérer au moins trois questions qui ne se posaient pas auparavant.

D’abord, il y a la gestion du quotidien. Avant c’était le domaine réservé de la femme. Aujourd’hui chacun décide librement de la répartition des tâches. C’est bien, mais les psychologues récoltent les difficultés des jeunes couples qui passent leur temps à tout négocier : qui amène les enfants à l’école, qui fait les courses, qui fait la cuisine, qui fait les conduites aux activités sportives, qui fait le jardin, etc. Il arrive désormais que des couples s’épuisent dans cette négociation du quotidien.

Ensuite, lorsqu’il y plusieurs enfants, il y a le maintien d’une activité professionnelle pour chacun des époux. Souvent, pour préserver du temps pour la famille et l’éducation des enfants, un des deux conjoints sera amené à réduire son temps de travail ou à arrêter toute activité professionnelle. Un « sacrifice » pour lequel la société n’exprimera aucune reconnaissance. Le temps consacré à la famille n’est pas rentable économiquement : vous ne gagnez pas d’argent et vous ne faites pas carrière. Et sacrifier sa carrière à sa famille parait aller à l’encontre du paradigme de l’épanouissement personnel. En fait, le temps consacré à la famille est « rentable » humainement et notre épanouissement personnel ne peut se faire indépendamment des autres et encore moins au détriment des autres. Il faut donc espérer qu’avec le développement de nouveaux indicateurs du bonheur et du développement humain  (5), la société arrivera à mieux prendre en considération les éléments non économiques de la vie des familles et à valoriser le temps qui y est investi. En attendant, les couples ont besoin de prendre conscience de cette difficulté et à assumer à deux les choix qu’ils feront pour éviter une source de conflit supplémentaire.

Enfin, il y a la question de l’indépendance. Aujourd’hui dans un couple, chacun tient à son indépendance et son autonomie. Mais en même temps, il n’y a pas de relation d’amour sans dépendance. A nouveau, la relation dans laquelle le Christ nous invite à entrer est une relation dynamique de don de soi et de réception de l’autre. Elle demande une grande confiance réciproque. On donne, on reçoit, on redonne… Petit à petit, cette dynamique crée un rapprochement de ceux qui s’aiment et une vraie dépendance. On devient dépendant du regard, des paroles, de la présence de l’autre. Dans une relation d’amour saine, cette dépendance n’est pas problématique. Mais un trop grand souci d’indépendance peut aujourd’hui freiner cet élan et, là encore, empêcher les personnes à entrer dans la profondeur d’un amour véritable.

4. Prendre de la distance par rapport à l’air du temps

C’est peut-être le point le moins nouveau. Il est probable que de tout temps il a fallu prendre une certaine distance par rapport aux choses de ce monde si on voulait vivre un amour chrétien. Ce qui change d’une époque à l’autre, c’est ce dont il faut prendre distance. Le leitmotiv de la société actuelle a été résumé récemment par un universitaire italien (6) en trois points : consommer, se divertir, rester jeunes. Cela ressemble étrangement au « panem et circenses » de la Rome antique, auquel on aurait rajouté l’impératif de rester jeunes.
Consommer, se divertir et rester jeunes : il est possible de remplir sa vie avec cela, mais le risque est alors de se préoccuper beaucoup de soi et peu des autres. Pour la vie de couple, cela ne peut être bénéfique.
Pour prendre cette distance salutaire par rapport à la société de consommation, je me réfère à la réflexion d’un évêque néerlandais, Mgr van Luyn, qui a proposé il y a une dizaine d’années déjà aux catholiques de son diocèse de Rotterdam, de se laisser guider par trois « S ». Le premier « S » est celui de Spiritualité, qui vise notre rapport à Dieu. Le deuxième « S » est celui de Solidarité qui concerne notre rapport aux autres. Les deux ensemble correspondent au double commandement du Christ d’aimer Dieu et d’aimer son prochain. Mais, pour pouvoir trouver dans nos vies aujourd’hui le temps et l’espace pour Dieu et pour les autres, Mgr van Luyn estime que nous avons besoin d’un troisième « S » qui est celui de Sobriété. Trouver un style de vie plus sobre ne veut pas dire un style de vie triste. Ce n’est pas non plus un refus de la consommation. Il s’agit seulement de trouver une juste distance par rapport aux impératifs de consommation et de divertissement, pour que les dimensions relationnelles et spirituelles puissent aussi trouver leur place dans nos vies. A l’évidence ces dimensions sont nécessaires pour réussir sa vie de couple.En conclusion, entre les identités plus fragiles qui peuvent handicaper les engagements à long terme, l’obligation d’apprivoiser le temps pour en faire un allié plutôt qu’un ennemi, le réaménagement des rôles entre époux et la pression de la société de consommation, les couples aujourd’hui doivent avoir conscience que leur mission n’est pas impossible mais qu’il ne va pas non plus de soi. Faire durer son couple relève désormais d’un choix délibéré pour lequel il faut se donner les moyens, tout en sachant que ce choix n’est plus du tout porté par la société.

(1) Accélération, Hartmut Rosa, Editions La Découverte, Paris, 2010

(2) idem

(3) idem p. 352

(4) idem p. 108 et s.

(5) Voir sur ce sujet, par exemple, Oser un nouveau développement, Justice et Paix-France, Bayard, Paris, 2010

(6) Le monstre doux, Raffaele Simone, Gallimard, Paris, 2010.

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