L’orpheline de Delacroix : du malheur à l’espérance

Fiche de l’Observatoire Foi et Culture du mercredi 4 juillet 2018 sur la rétrospective consacrée à Delacroix.

Eugène_Delacroix-Jeune_orpheline_au_cimetièreLe musée du Louvre consacre à Delacroix une rétrospective exceptionnelle de 180 tableaux, couvrant l’ensemble de sa carrière. Les différentes étapes et plusieurs thématiques offrent au visiteur une vue d’ensemble riche en couleurs et en émotions. Le fameux tableau de l’allégorie de La liberté guidant le peuple, qui illustre tous les manuels scolaires depuis plus d’un siècle, s’offre dès l’entrée comme une invitation. Ce tableau célèbre de 1830, qui a inspiré Victor Hugo pour le personnage de Gavroche, est devenu un mythe et un symbole. Ce qui n’a pas empêché Facebook de le censurer, au grand dam de millions d’internautes, imposant au grossier géant américain du réseau social de faire marche arrière.

Moins connue peut-être mais tout aussi expressive, l’allégorie de la Grèce sur les ruines de Missolonghi de 1826 ouvre une série de tableaux sur la résistance de la Grèce contre l’oppresseur turc. Sans répéter la grandiose fresque napoléonienne de Gros ou de Géricault, Delacroix leur emprunte le lyrisme et la fougue colorée. Nous sommes alors en pleine guerre d’indépendance, et Delacroix épouse l’idéal de Lord Byron et de tous les intellectuels occidentaux qui prennent fait et cause pour la chrétienté grecque persécutée par l’Ottoman musulman.

Le malheur prend place et s’installe dans l’œuvre romantique de Delacroix au milieu de ruines, de victimes, de batailles, de combats. On le retrouve dans la très belle série de gravures illustrant le Faust de Goethe : l’ignoble Mephistophélès plonge l’âme de Faust dans le malheur et finalement l’enfer. Autre volet de l’oeuvre, la violence de la nature célèbre à sa manière ce malheur avec de superbes tableaux de fauves, dévorant souvent leur proie. On le retrouve à nouveau avec les nombreuses crucifixions, descentes de croix, pietà, où le masque de souffrance des protagonistes révèle le malheur des hommes, même lorsque le Sauveur vient les visiter. Delacroix puise son inspiration dans la peinture flamande du XVIe siècle, et les spécialistes soulignent l’influence de Rubens dans l’enchevêtrement des corps. Le Christ chez Delacroix semble condamné à périr, une vision doloriste qui reproduit le christianisme romantique de son époque. Et sa peinture sacrée paraît s’arrêter au Vendredi saint.

Le bonheur humain semble limité dans son œuvre à l’éphémère beauté de la femme, célébrée dans plusieurs nus frisant avec l’érotisme, sans atteindre la grâce suggestive de l’odalisque de Ingres. Comme si
l’ombre de Marguerite, la malheureuse héroïne de Faust, interdisait toute échappée charnelle. On le retrouve dans des scènes de la vie quotidienne, et dans la série haute en couleurs de tableaux orientalistes,
fruit d’un des rares voyages de l’artiste à l’étranger. Il avait en effet accompagné une mission diplomatique au Maroc. Les femmes d’Alger, le mariage juif, sont un régal de couleurs et de suavité. La langueur des
scènes rend palpable par le jeu des lumières et des intérieurs la chaleur du soleil. Le même souci de maîtriser et dompter couleurs et formes se retrouve dans les nombreuses peintures murales présentées, qui ne sont malheureusement pas rendues dans leur contexte d’origine. A la fin de sa vie, le peintre assagi semble avoir trouvé la paix dans la contemplation des paysages qui occupent la fin de l’exposition, dans un style paisible et maîtrisé qu’il partage alors avec le grand Corot.

Parmi toutes les œuvres présentées, l’une d’entre elles propose une autre perspective sur le malheur humain : la jeune orpheline au cimetière. Ce petit tableau de 1824 était au départ une simple esquisse préparatoire à l’imposante composition intitulé Scène des Massacres de Scio, dans la série consacrée à la guerre d’indépendance de la Grèce. Mais ce portrait va vite gagner sa propre autonomie. On y retrouve la main de l’artiste, ses couleurs, son talent. Mais aussi une interrogation, et même une élévation spirituelle assez inhabituelle chez lui, surtout à cette époque. Cette belle jeune fille, orpheline dans un cimetière, est de fait marquée par le deuil. Est-elle assise sur un tombeau ou une ruine ? Elle porte d’évidence le poids du malheur humain. On discerne derrière elle des croix, autant de tombeaux qui font mémoire de l’aveuglement de la mort. Un ciel banal sans soleil, nuageux, plus baroque que romantique, surplombe la scène. Mais sur quoi se porte donc son regard, à cette orpheline ? Elle est tournée vers le haut, la bouche entrouverte, dans une expression qui ne reflète pas la douleur ou les pleurs comme on pourrait s’y attendre vu le contexte. Est-ce un dialogue silencieux avec Celui qu’on ne peint pas, et qui est au-delà du ciel visible ? On peut lire sur ses lèvres la prière sans mot de l’orpheline, qui garde l’espérance, et perçoit un au-delà de la mort. C’est tout le mystère de la transcendance dans l’épreuve du malheur qui se trouve résumé dans ce regard qui garde espoir. Le Dieu de Delacroix n’est pas mort sur la croix, il est vivant. S’il demeure au-delà du visible et de la représentation, il est pourtant présent, dans nos vies.

Vincent Aucante