Journée mondiale de la Paix : entretien avec Mgr Bruno-Marie Duffé
Dans ce message intitulé : Les migrants et les réfugiés: des hommes et des femmes en quête de paix, le pape François propose quatre pierres angulaires pour l’action. Il insiste sur l’exigence d’étendre les possibilités d’entrée légale ; il demande que les réfugiés et les migrants ne soient pas repoussés vers des lieux où les attendent persécutions et violence ; il souhaite qu’on parvienne à équilibrer le souci de la sécurité nationale par la protection des droits humains fondamentaux ; il invite à empêcher l’exploitation de ceux qui fuient un danger réel. Le monde compte aujourd’hui quelque 250 millions de migrants dont plus de 22 millions de réfugiés. Ils fuient les discriminations, les persécutions, la pauvreté, la dégradation environnementale.
Pour le Saint-Père, ce phénomène doit être géré par les autorités politiques avec réalisme, prudence et discernement, mais toujours en portant sur les migrants un regard rempli de confiance, comme une occasion de construire un avenir de paix. Le pape François souhaite que cet esprit anime le processus qui, tout au long de l’année 2018, conduira à la définition et l’approbation par les Nations Unies de deux pactes mondiaux : l’un pour des migrations sûres, ordonnées et régulières, et l’autre concernant les réfugiés. Entretien avec Mgr Bruno-Marie Duffé, secrétaire du Dicastère pour le Service du développement humain intégral. Réalisé par Romilda Ferrauto.
Q/ Père Duffé, le message du pape François pour la Journée mondiale de la paix 2018 est consacré au drame des migrants et des réfugiés, un thème qui a été également très présent dans les interventions du Saint-Père à Noël. Est-ce que qu’on peut dire que cette question sensible est au cœur de son pontificat, ou en tous cas, l’un de ses thèmes fondamentaux ?
R/ C’est un thème absolument central, absolument essentiel, parce que c’est fondamentalement la question de l’accueil de l’autre, c’est la question de la rencontre…et c’est la question aussi à la fois de la diversité et de la considération de chaque personne, dans sa dignité, dans son histoire, dans sa fragilité aussi et c’est, du coup, une question névralgique pour penser aujourd’hui la solidarité entre tous les peuples et la solidarité universelle, considérée comme la valeur-clé, la fraternité…la solidarité pensée comme fraternité. Avec le caractère dramatique des situations des migrants, cette question, en effet, est au cœur de ce que l’on pourrait appeler la sensibilité pastorale du pape François.
Q/ Le pape François appelle à pratiquer l’hospitalité mais en même temps il invite les gouvernants à la vertu de la prudence, à tenir compte du bien commun. Les migrants ne peuvent pas être renvoyés chez eux, mais on ne peut pas tous les accueillir. N’y a-t-il pas une contradiction dans ce raisonnement ? Comment concilier le réalisme, le discernement et la confiance que le Souverain Pontife nous invite à avoir par rapport à ce phénomène ?
R/ La meilleure manière de répondre à cette question c’est de considérer les quatre termes, les quatre verbes qui sont au cœur de son message : accueillir, protéger, promouvoir et intégrer. Je serais pour ma part, et vraiment en très grande proximité avec le pape François, pour les décliner de manière à la fois active et réciproque ; c’est-à-dire accueillir les migrants mais aussi s’accueillir mutuellement, c’est-à-dire développer vraiment une hospitalité dans la mutualité, une hospitalité mutuelle…se découvrir les uns les autres, avec nos histoires ; peut-être se rappeler nous-mêmes que nous avons dans notre histoire européenne d’autres migrations qui ont été déterminantes, qui ont permis à des personnes qui appartenaient à des communautés particulièrement maltraitées d’être reconnues dans leur dignité et dans leurs droits. Et puis il y a protéger : protéger c’est aussi se protéger les uns les autres. J’ai toujours en tête cette phrase qui m’avait été proposée par des militants pour la paix au Proche-Orient. Ils me disaient : le jour où nous comprendrons qu’en protégeant l’autre, nous nous protégeons nous-mêmes, eh bien nous serons sur le chemin de la paix. Alors je crois que la protection doit être entendue comme une manière d’être ensemble et de prendre soin les uns des autres. Après il y a promouvoir : promouvoir c’est encourager et non pas simplement être toujours dans des mesures de sécurité immédiate, de frontière immédiate, d’administration et de contrôle. Je crois que promouvoir c’est aussi se dire que nous pouvons ensemble travailler à des plans de développement, à des constructions d’une économie dans laquelle nous avons aussi besoin les uns des autres, nous avons aussi besoin des talents des migrants, nous avons aussi besoin de leurs capacités comme nous avons besoin des capacités de nos frères et sœurs de sang ou de famille. Et puis enfin intégrer : c’est au sujet de ce quatrième verbe qu’on peut se dire qu’il y a un débat. D’ailleurs, il y a un débat sur les quatre verbes qui sont les quatre conditions d’une véritable philosophie politique de la paix aujourd’hui. Et quand on se souvient du titre de ce message pour la Journée de la Paix : Migrants, des hommes et des femmes chercheurs de paix,… mais au fond nous sommes tous des chercheurs de paix et donc l’intégration qui n’est pas l’assimilation, c’est la découverte de nos différences et c’est certainement du côté des pouvoirs politiques un appel très fort à penser une nouvelle forme de coopération entre les États. Car on sait très bien d’où viennent les migrations, d’où vient le fait que des hommes et des femmes sont contraints de quitter leur terre. Eh bien, ça vient effectivement toujours de trois facteurs majeurs : la violence, la guerre, l’impossibilité d’assumer ses responsabilités de pères et de mères de famille, c’est-à-dire la recherche d’un emploi pour pouvoir subvenir aux besoins immédiats de sa famille et puis cette question terrible des migrants climatiques qui augmentent en nombre par le fait que notre manière de développer met très à mal et rend malade notre planète.
Ces trois questions, quand on y réfléchit, rejoignent les trois droits humains fondamentaux : droit du citoyen à s’exprimer sans violence et en échappant à la spirale de la violence ; droits économiques, sociaux et culturels – c’est ce qu’on va fêter en 2018 avec le 70° anniversaire de la Déclaration universelle des droits de l’homme – et puis les droits des générations futures qui concernent très directement la protection de la planète et la transmission de ce que nous allons donner à nos enfants et nos petits-enfants. Ces questions-là quand on les pose à partir de ces quatre verbes et en particulier promouvoir et intégrer, ce sont des questions éminemment politiques. Et moi, je ne suis pas du tout surpris qu’on dise que les propos du pape François à Noël sont des propos politiques. Au sens noble du terme, la polis (ou la politeia) c’est la capacité de construire une Cité qui soit habitable. Et donc notre rôle d’Église c’est de rappeler que nous avons une mission qui est de participer à cette construction d’une communauté humaine. Donc, en effet, il y a un discernement à faire. Je le dis très simplement : J’ai pu dire à certains demandeurs d’asile ou migrants économiques : Attendez ! Et chez vous, qu’est-ce que vous pouvez faire ? Ou bien Et chez vous, qu’est-ce que nous pouvons faire ensemble ? Ces questions de discernement, de jugement politique, en effet, en appellent à la responsabilité des dirigeants politiques.
Q/ Vous l’avez dit : le pape n’a pas peur de tenir des propos politiques. D’ailleurs, il ne se prive pas de fustiger les discours qui amplifient les risques pour la sécurité nationale, qui fomentent la peur, parfois à des fins politiques, qui sèment la violence et la xénophobie. Est-ce à dire que le contexte actuel l’inquiète au plus haut point ?
R/ Tout à fait. Vous savez que cette intuition qui l’anime beaucoup est de dire que tout est connecté, tout est lié. C’est une des intuitions qui est dans le texte de l’encyclique Laudato si : quand vous entrez dans la question des droits fondamentaux comme je viens de le faire, vous allez trouver la question du pouvoir, de l’autorité, de l’état de droit…la question de la protection des plus faibles, la question des plus pauvres….Je viens de lire un article sur l’état des cinq-cents premières fortunes dans le monde, et on sent très bien qu’il y a quelque chose qui ne tourne pas rond dans le monde quand on voit le fossé entre ceux qui ont et ceux qui n’ont pas, entre ceux qui accumulent les bénéfices, de l’avoir, et ceux qui n’ont pas de quoi survivre. Ce sont des questions à la fois humanitaires, d’urgence – il s’agit de prendre soin de cette communauté humaine – ce sont des questions aussi qui engagent l’avenir, qui engagent nos institutions et qui engagent la paix. Et donc le terme de paix doit être décliné à travers la question des migrants, à travers la question de l’écologie, mais aussi à travers la question de la dissuasion nucléaire, et de ces situations où l’on entretient la peur plutôt que de faire l’option du développement. Ces questions sont toujours articulées avec un versant proprement humanitaire et humain et un versant politique c’est-à-dire collectif et communautaire. Nous ne sortons pas de ces va-et-vient entre des choses qu’il faut faire en première urgence pour sauver des vies et des choses qu’il nous faut développer pour sauver les générations qui viennent, c’est-à-dire pour sauver la vie et l’avenir de la vie. C’est cela qui est au cœur de cette manière d’aborder la solidarité et la paix.
Q/ Le pape s’adresse donc aux gouvernants. Mais son enseignement s’adresse en premier lieu aux catholiques. Or sur cette question sensible et inconfortable, il n’est pas certain que le devoir de charité et d’hospitalité soit entendu par tous les catholiques. On sait qu’il y a des catholiques qui ne sont pas pro-migrants. Certains votent pour l’extrême-droite. Est-ce qu’on peut dire que le Saint-Père leur demande une conversion en profondeur ?
R/ Le terme conversion est au cœur de l’encyclique Laudato si que j’ai déjà citée où le Saint-Père souligne l’importance d’une conversion à l’écologie intégrale. Il faut simplement qu’on se mette d’accord sur le terme d’intégral. Ça veut dire : quand on dit la recherche d’un équilibre, c’est l’équilibre d’une vie, d’une vie personnelle, c’est le rapport qu’on a avec soi-même, c’est le rapport qu’on a avec les autres, et c’est le rapport qu’on a avec la création et avec le Créateur. Cette manière de penser les choses peut rejoindre des sensibilités et j’ose le dire des spiritualités au sein même de la grande famille catholique du monde. A partir du Dicastère dans lequel je me trouve, ce nouveau Dicastère dans lequel se croisent à la fois les questions de migrations, de santé, d’aide humanitaire d’urgence, et les questions de justice et de droit, nous sentons bien que nous sommes dans une très grande richesse d’approches. Le pape François ne veut exclure personne, ni une spiritualité contre une autre. Il s’agit de faire dialoguer – c’est un mot fondamental – de faire se déployer l’exercice de la parole entre les sensibilités des catholiques. Moi je comprends que certains catholiques puissent être inquiets parce qu’ils sont eux-mêmes devant de grandes questions pour leur propre avenir, ou celui de leurs proches ou de leur famille. Donc on peut très bien imaginer que certains soient tentés par des idéologies d’exclusion. Eh bien, nous proposons quant à nous – et je crois que sur ce point le Saint-Père est très clair – non pas l’exclusion mais l’inclusion, non pas de fermer la porte mais d’ouvrir de nouvelles portes, de nouvelles capacités, de nouvelles possibilités de coopération internationale, d’enrichissement mutuel. Bien sûr, on sent bien qu’il y a des sensibilités…ce n’est pas tout à fait nouveau dans l’Église – lorsque Basile de Césarée inventait les Basiliens au IV° siècle, il y avait des critiques. On disait : il s’occupe des pauvres, très bien, mais quand même, il y a aussi les autres. Bien sûr qu’il y a aussi les autres et nous avons tous nos pauvretés. Mais il y a, à un certain moment, à rappeler que le plus pauvre doit être le premier servi. Le plus pauvre est celui que nous pouvons accueillir comme le Christ lui-même. Nous avons à nous rappeler les uns aux autres à l’intérieur même de la communauté chrétienne les exigences mêmes de l’Évangile et la radicalité de cet Évangile qui nous appelle à la conversion au sens propre du mot c’est-à-dire à un nouveau regard – convertir ça veut dire : tourner son regard – La question qui est posée à tous les catholiques c’est : sur quoi ou sur qui tournez-vous votre regard ?
Q/ La réalité que le pape nous oblige à regarder en face nous dérange, elle nous met mal à l’aise. Certains l’accusent d’angélisme, ou trouvent qu’il est irresponsable. Qu’ajouteriez-vous en guise de conclusion ?
R/ Je ne voudrais pas qu’on se fatigue avec la question des migrants. Ça m’inquièterait ! C’est comme si on se fatiguait avec le commandement de l’amour que le Christ laisse à ses disciples. Je crois d’abord que si la question des migrants est centrale aujourd’hui c’est parce que ce qui est au cœur c’est l’avenir de la communauté humaine. Et donc ce qui est très important c’est qu’on ne se focalise pas simplement en disant : ah y en a plus que pour les migrants ! Il faut commencer par eux parce que ce sont les plus souffrants. Quand on est au bord de la Méditerranée on perçoit tout cela. Mais je crois en même temps que ce qui important c’est de se dire : comment pouvons-nous inventer un avenir dans lequel chacun puisse développer son propre talent ? ça c’est vraiment évangélique, chez Matthieu chapitre 25, il y a J’étais un étranger et tu m’as accueilli mais juste avant il y a la parabole des talents. Et chaque personne dans cette parabole reçoit au moins un talent. Toute la question pour nous – la question que je porte comme secrétaire d’un dicastère – c’est : quel est le talent que nous allons pouvoir développer, encourager, mettre en œuvre, dans chacune des personnes avec qui nous travaillons pour que nous puissions construire ensemble un projet de vie commune, un projet de vie humaine. Ça c’est vraiment le cœur de ce qui nous inspire à la fois dans nos discours et dans nos projets.