Mgr Pierre d’Ornellas : « Vincent Lambert nous oblige à la réflexion »
Une semaine après la publication de l’arrêt de la Cour européenne des Droits de l’Homme dans l’affaire Vincent Lambert, l’archevêque de Rennes, Mgr Pierre d’Ornellas, chargé des questions bioéthiques pour les évêques de France, revient pour La Croix sur cette décision de justice qui provoque un très vif débat. Il décrit la tension entre deux attitudes fondamentales : la protection de la vie et le respect de la liberté humaine.
Dans le cas précis de Vincent Lambert, beaucoup de chrétiens se demandent si la décision autorisant l’arrêt de l’alimentation et de l’hydratation est bonne, d’un point de vue éthique, ou non. A contrario d’autres se demandent s’il est « humain » de le maintenir en vie. Qu’en est-il?
Plutôt que de poser un tel dilemme, il est préférable de se demander sereinement ce qui est « humain » vis-à-vis de Vincent Lambert, d’autant plus qu’il est entièrement confié aux soignants et à ses proches. Le regard « humain », c’est considérer toute vie humaine comme un bien précieux, quelles que soient ses vulnérabilités.
Le fait même que cette vie existe s’impose comme un signe de transcendance: elle nous dépasse. Nous sommes face à une personne vivante! Et plus elle est vulnérable, plus nous avons à la soutenir, à la protéger. Il est donc normal de nourrir et d’hydrater notre frère, même si c’est de manière artificielle.
Être « humain » avec Vincent, c’est aussi accueillir sa volonté, la respecter, en étant attentif aux indices qui permettent de la reconnaître. Enfin, c’est être bienfaisant, c’est-à-dire lui faire du bien. J’irai même plus loin: avons-nous le coeur assez ouvert pour le considérer comme une personne capable, dans son état pauci-relationnel sans manifestations de conscience, de nous apporter quelque chose?
Ne nous appelle-t-il pas à un surcroît d’humanité? Cela est sans doute difficile, voire douloureux, d’entendre cet appel, mais il nous oblige à la réflexion, à bouger nos habitudes. De telles vies nous bousculent, mais elles ne sont pas inutiles, comme d’ailleurs aucune vie humaine.
L’arrêt de l’hydratation et la cessation de la nutrition sont deux décisions médicales distinctes. Ces interruptions peuvent être jugées « bienfaisantes » si ces soins de base causent en eux-mêmes une souffrance, ou bien s’ils aggravent l’état de santé de Vincent. Or, d’après ce que dit la Cour européenne des Droits de l’Homme (CEDH), à la suite du Conseil d’État, on est aujourd’hui incapable de savoir s’il souffre ou non.
Vous êtes chargé des questions bioéthiques à la Conférence des évêques de France. Pourquoi avoir attendu une semaine pour vous exprimer sur cet arrêt?
Il me fallait de toute façon prendre le temps de lire attentivement l’arrêt de la Cour européenne. Je voulais surtout respecter Vincent Lambert et sa famille en demeurant dans le silence et en priant pour eux. Ils souffrent.
Devant les polémiques, je voudrais apporter un peu de sérénité en exhortant à la retenue. Le respect appelle la discrétion. La foi en Dieu pacifie. Ne conviendrait-il pas que l’accompagnement médical de Vincent et le dialogue avec sa famille quittent la sphère médiatique et passionnelle?
L’une des questions vivement débattues est la volonté de Vincent Lambert. Quel regard poser sur la volonté d’un patient dans un tel cas?
Si Vincent Lambert, en prévision d’un éventuel état végétatif, avait clairement exprimé sa volonté de ne pas subir de traitements, en connaissant la distinction entre ceux qui luttent contre la maladie et ceux qui, comme l’hydratation et l’alimentation, correspondent à un besoin naturel, il aurait été juste de respecter cette liberté fondamentale.
En exprimant cela, il n’aurait pas choisi le suicide, mais aurait demandé de ne pas subir de traitements jugés par lui disproportionnés, pour choisir de laisser venir naturellement la mort suite au traumatisme subi.
En l’occurrence, il y a un vrai débat: douze juges de la CEDH estiment que l’on peut connaître sa volonté, d’après les propos de sa femme et d’autres proches. Mais cinq autres magistrats affirment que dans une telle situation, il est impossible de la conjecturer, et que devant l’enjeu de la décision à prendre il faut connaître cette volonté de façon certaine.
Quoi qu’il en soit, deux attitudes sont fondamentales: la protection de la vie de l’être humain, et le respect de la liberté humaine. Cela signifie que lorsqu’une personne choisit de ne pas subir des traitements qu’elle juge inutiles ou disproportionnés, il faut respecter sa liberté.
Qu’entendez-vous par « respecter sa liberté »?
Bien sûr, on doit vérifier que la personne peut prendre une décision, qu’elle n’est pas profondément dépressive, qu’elle est éclairée, qu’elle reconnaît les conséquences de son choix. Cela signifie aussi l’accompagner, entre le moment où elle exprime sa volonté et celui où elle va mourir, en lui prodiguant des soins adaptés de telle sorte qu’elle demeure la plus apaisée possible, en soulageant sa souffrance et en réconfortant sa famille.
Si Vincent Lambert n’a plus de conscience, comme l’affirment certains neurologues, n’est-il pas préférable de cesser l’alimentation et l’hydratation?
Comme cela a été dit au cours du débat parlementaire sur la fin de vie, ce n’est pas parce que nous ne pouvons pas saisir des expressions de la conscience, qu’il n’y a pas de conscience. La conscience ne se réduit pas à ses manifestations par les sens où par la neuroimagerie. Dans le cas de Vincent Lambert, il est précisé qu’il n’y a pas d’encéphalogramme plat, même si certaines parties du cerveau sont très abîmées.
Ne connaissant pas le dossier médical, je fais confiance au chef de service et aux trois médecins qui, après un minutieux examen de Vincent Lambert, ont remis leur rapport au Conseil d’État. En tout cas, l’argument de l’utilité ou de l’inutilité d’une vie est irrecevable, comme celui d’une vie qui, à un moment donné, perdrait sa qualité de vie humaine.
Quel rôle la famille doit-elle jouer dans de tels cas?
La famille est normalement l’espace de l’amour, où les convictions les plus intimes peuvent s’exprimer, se partager et mûrir. Pour cette raison, il me semble juste que le médecin écoute la famille.
Mais lorsqu’il se trouve devant une famille divisée, ou pas du tout préparée à affronter ce genre de questions, la situation est plus difficile. Peut-être serait-il bon que chacun puisse indiquer, dans ses directives anticipées, le nom des personnes de sa famille avec lesquelles il a parlé de ses souhaits en cas de fin de vie ou de dépendance chronique grave.
L’équipe médicale pourrait y recourir lorsque ces directives laissent un doute sur la volonté du patient ou lorsqu’elles sont manifestement inappropriées.
Craignez-vous que cet arrêt fasse jurisprudence?
La décision juridique du Conseil d’État, confirmée par la CEDH, ne concerne que Vincent Lambert. Il faut redire que chaque cas est unique.
En revanche, je m’inquiète du fait que la CEDH n’ait pas mis plus en avant le devoir de protection du plus vulnérable. Ce devoir fondamental est valable pour tous les cas. Peut-être les juges ne l’ont-ils pas suffisamment explicité. Ce devoir éthique devrait inspirer toutes les décisions de justice en la matière, quelle que soit leur issue.
Est-il difficile pour l’Église d’avoir une parole de principe sur un cas individuel?
L’Église rappelle un principe simple, qui s’applique à chaque cas: aimer la personne vulnérable. Au nom de cet amour-là, il est nécessaire d’acquérir la compétence pour trouver l’acte médical bienfaisant. Cet acte doit être adapté au bien de la personne vulnérable dans sa situation.
Aimer conduit à prendre soin de la personne fragilisée. Cela signifie un accompagnement dans toutes les dimensions de son existence: son droit à la vie, à la relation, à la liberté, à l’accompagnement y compris dans les questions métaphysiques et religieuses qui l’habitent.
Et donc, aussi, le devoir de l’accompagner, en respectant sa conscience, dans son passage vers la destinée éternelle, sans provoquer délibérément sa mort. C’est en prenant en compte tous ces éléments qu’il est possible d’exercer un discernement éthique, au cas par cas.
Si les personnes chargées de prendre une décision interrogent l’Église, cette dernière peut essayer de réfléchir avec
elles, afin de les aider dans le discernement de leur conscience. Mais l’Église ne se substituera jamais à ceux qui prennent une décision.
Elle ne peut qu’encourager à mettre en oeuvre au sein d’une équipe soignante, dans l’interdisciplinarité et la collégialité, avec l’aide de bénévoles, l’amour de la personne vulnérable. Cela peut s’appeler empathie. Dans tous les cas, le médecin agit en conscience. Et l’Église ne peut que respecter une conscience. Elle n’est pas une « superconscience » qui s’imposerait à tout le monde, mais, à sa place, elle participe au discernement, en étant lucide sur les difficultés et en croyant qu’il est possible d’aimer.
Quel message l’Église adresse-t-elle aux soignants qui sont confrontés à de telles situations?
D’abord, je salue la méticulosité mise en oeuvre par l’équipe médicale autour de Vincent Lambert. Avant de prendre une décision, il y a eu le temps, la consultation des proches, de confrères médecins, au-delà de ce que la loi imposait.
À travers cela, je vois la volonté d’un médecin qui, essayant d’écouter le plus possible les parties en présence, ne cherche pas à se défausser de sa responsabilité.
La collégialité ne consiste pas à réunir des gens dans une pièce. Il faut savoir créer les conditions du dialogue, faire en sorte que tout le monde s’exprime, laisser mûrir une décision. J’encourage les médecins à vivre cette collégialité, et aussi l’accompagnement du patient et de sa famille. Ce n’est jamais du temps perdu.
La médecine s’exerce dans une alliance thérapeutique, dans un pacte de confiance mutuelle entre les soignants et le
patient. Le médecin possède des compétences médicales. Le patient, lui, a l’expérience de sa maladie ou de son traumatisme. Il peut nous enseigner.
Médecin et patient sont tous les deux vulnérables, chacun à son niveau. L’un parce qu’il est cloué dans un lit d’hôpital, l’autre parce qu’il n’est pas tout puissant et qu’il a ses fragilités. Oui, beaucoup vivent un échange vrai entre soignants et patients, pour le bien de chacun!
Un médecin n’est jamais totalement sûr d’avoir pris la bonne décision. Mais il faut bien qu’il en prenne une, et il doit le faire du mieux qu’il peut, en ayant toujours en tête un « doute éthique » mais aussi la belle responsabilité d’assumer sa décision. Et la volonté d’être toujours au service de la personne.
Recueilli par Loup Besmond de Senneville
Reproduit avec l'aimable autorisation de La Croix