Corps et âmes : « Les innocentes », d’Anne Fontaine (2016)
Fiche de l’Observatoire Foi et Culture (OFC 2016, n° 06) sur le film d’Anne Fontaine « Les innocentes » (2016), par Mgr Pascal Wintzer, archevêque de Poitiers et président de l’OFC.
C’est une histoire dramatique que raconte Anne Fontaine, une histoire qui se déroula en Pologne au sortir de la Deuxième guerre mondiale, mais une histoire dont de semblables surviennent encore de nos jours ici et là dans le monde : le viol, par des miliciens ou des militaires, de femmes, ici, de religieuses.
C’est par les notes laissées par un médecin de la Croix Rouge française que les producteurs et la réalisatrice ont connu ces faits et voulu les mettre en scène.
Même si cela est exacerbé par qui sont ces femmes, des religieuses catholiques dans la Pologne de 1945, ce qu’elles vivent et éprouvent est universel : la souffrance, la honte, la douleur morale infinie, et pour elles aussi une douleur religieuse à mettre au regard de leur voeu de chasteté et de continence.
C’est avec pudeur qu’Anne Fontaine montre cette histoire – plus le sujet est fort plus son traitement doit être sobre : jamais ne sera désigné par son nom ce qu’elles subissent, pas plus que nous ne verrons les actes endurés par les religieuses. Il y a en effet de l’indicible dans de telles choses, les femmes victimes de viol ont souvent tant de mal à dire ce qui leur a été infligé. J’aime aussi à voir en cela la raison pour laquelle est absent du film un personnage qui, normalement, devrait y être présent : le prêtre, l’aumônier. D’abord c’est toute figure masculine qui devient pour elles un danger, et, avec le prêtre, c’est la parole qui trouve place, or, celle-ci est si difficile.
La quasi absence de toute figure masculine du film fait de celui-ci une série de magnifiques portraits de femmes. Bien entendu, il y a la jeune médecin française justement interprétée par Lou de Laâge. Cependant, ce personnage et son traitement nous la rendent plus facilement accessible, l’empathie est plus naturelle, ne serait-ce que parce qu’elle est Française ; elle manifeste aussi une énergie vitale qui emporte l’adhésion.
Les personnages les plus remarquables sont assurément les religieuses, en particulier grâce aux actrices exceptionnelles qui les incarnent. Avant tout, c’est Soeur Maria qui retient l’attention et la lumière. Elle est interprétée par une actrice polonaise que je ne connaissais pas mais qui est en tous points remarquable, Agata Buzek ; la réalisatrice et la chef opérateur la servent au mieux. On mentionnera également Agata Kulesza, la mère supérieure, elle jouait la tante dans le magnifique Ida. A l’instar de ses précédents films, mais ici de manière encore plus manifeste, Anne Fontaine est un auteur qui sert les femmes dans leur beauté et leur complexité. Aucune facilité, aucune caricature, chacune est dessinée avec ses doutes et ses erreurs, sans s’y dérober.
Dans ce film, Anne Fontaine poursuit une thématique qu’elle déploie dans la grande majorité de ses oeuvres : la transgression, et ce, depuis son premier film « Nettoyage à sec » jusqu’à » Perfect mothers », deux films qui sont aussi de beaux portraits de femmes et qui confirment le talent de la réalisatrice à diriger les actrices.
Répondant à une question lors d’une avant-première au sujet de ce thème de la transgression, la réalisatrice reconnaît que ceci marque sa réflexion : la transgression comme cette capacité pour des personnages à dépasser les codes établis par une institution, les conformismes sociaux, les rôles attribués en fonction de l’âge ou du sexe.
Dans « Les innocentes », les religieuses subissent une transgression qui leur est imposée de la manière la plus violente qui soit, tout en elles, est blessé, leur corps, leur conscience, leur âme ; tout se trouve dès lors bouleversé des repères qui structurent leur vie. Cependant, les réactions des unes et des autres ne seront pas identiques : le déni, la suppression de ce qui est insupportable, de sa propre vie à l’enfant né du viol, jusqu’à la transgression des règles les plus sacrées du respect de la vie d’autrui.
Pour tous ces motifs je m’interroge sur le titre choisi pour le film, il a d’ailleurs changé plusieurs fois. Au titre retenu, qui appelle son contraire, « Les coupables » – mais ceci est peut-être délibéré – je proposerais : « Corps et âmes ». Mais c’est aussi à chaque spectateur d’exprimer sa vision du film en lui adjoignant tel ou tel sous-titre.
Dépassant sans doute ici le propos du film, j’aime aussi à y percevoir un appel adressé à chacun à assumer des situations de vie qui viennent bousculer les projets principiels qu’il s’était donnés, qu’il avait reçus. L’enfant non désiré, l’enfant engendré par la violence, l’enfant qui remet tout en cause, est là, il est vie, cette vie-là à qui un nom est donné, la vérité appelle dès lors à accepter, jusqu’à choisir, un nouveau chemin d’existence, quelle qu’en soit la forme, Dieu peut y être présent tout autant, à la mesure où l’on sait que ce qui importe est de le rechercher sans cesse.
Il faut enfin préciser que le Père Jean-Pierre Longeat, actuel président de la CORREF (Conférence des religieux et religieuses en France) fut le conseiller religieux du film. S’il a veillé à l’exactitude des éléments religieux et liturgiques, il a surtout permis que le film soit ancré dans l’année liturgique : se déroulant des mois qui vont de décembre à mai, il fait traverser l’Avent, la Nativité et le mystère pascal de mort et de résurrection du Christ. On soulignera aussi la justesse de maints dialogues qui veillent à exprimer la complexité d’un chemin de foi, certes dans des événements dramatiques, mais rejoignant aussi ce qui est l’ordinaire de la vie du croyant.
Mgr Pascal Wintzer,
Archevêque de Poitiers et président de l’OFC