Homélie du Saint-Père pour l’Epiphanie 2020
Dans l’Évangile (Mt 2, 1-12), les Mages commencent par manifester leurs intentions: « Nous avons vu son étoile à l’orient et nous sommes venus nous prosterner devant lui » (v. 2). Adorer est l’objectif de leur parcours, le but de leur cheminement. En effet, arrivés à Bethléem, « ils virent l’enfant avec Marie sa mère ; et, ils se prosternèrent devant lui » (v. 11). Si nous perdons le sens de l’adoration, nous perdons le sens de la marche de la vie chrétienne, qui est un cheminement vers le Seigneur, non pas vers nous. C’est le risque contre lequel l’Évangile nous met en garde, en présentant, à côté des Mages, des personnages qui n’arrivent pas à adorer.
Il y a surtout le roi Hérode, qui utilise le verbe adorer, mais avec une intention fallacieuse. Il demande, en effet, aux Mages de l’informer sur le lieu où se trouve l’Enfant « pour que – dit-il – j’aille, moi aussi, me prosterner devant lui » (v. 8). En réalité, Hérode n’adorait que lui-même, et c’est pourquoi il voulait se libérer de l’Enfant par le mensonge. Qu’est-ce que cela nous enseigne ? Que l’homme, quand il n’adore pas Dieu, est amené à adorer son moi. Et même la vie chrétienne, sans adorer le Seigneur, peut devenir un moyen raffiné pour s’affirmer soi-même et son talent. C’est un risque sérieux : nous servir de Dieu plutôt que de servir Dieu. Combien de fois n’avons-nous pas échangé les intérêts de l’Évangile avec les nôtres, combien de fois n’avons-nous pas couvert de religiosité ce qui nous arrangeait, combien de fois n’avons-nous pas confondu le pouvoir selon Dieu, qui est de servir les autres, avec le pouvoir selon le monde, qui est de se servir soi-même !
En plus d’Hérode, il y a d’autres personnes dans l’Évangile qui n’arrivent pas à adorer : ce sont les chefs des prêtres et les scribes du peuple. Ils indiquent à Hérode, avec une précision extrême, où serait né le Messie : à Bethléem de Judée (cf. v. 5). Ils connaissent les prophéties et les citent avec exactitude. Ils savent où aller, mais n’y vont pas. De cela aussi, nous pouvons tirer un enseignement. Dans la vie chrétienne, il ne suffit pas de savoir : sans sortir de soi-même, sans rencontrer, sans adorer, on ne connaît pas Dieu. La théologie et l’efficacité pastorale servent à peu de choses ou même à rien si on ne plie pas les genoux ; si on ne fait pas comme les Mages, qui ne furent pas seulement des savants organisateurs d’un voyage, mais qui marchèrent et adorèrent. Quand on adore, on se rend compte que la foi ne se réduit pas à un ensemble de belles doctrines, mais qu’elle est la relation avec une Personne vivante à aimer. C’est en étant face à face avec Jésus que nous en connaissons le visage. En adorant, nous découvrons que la vie chrétienne est une histoire d’amour avec Dieu, où les bonnes idées ne suffisent pas, mais qu’il faut lui accorder la priorité, comme le fait un amoureux avec la personne qu’il aime. C’est ainsi que l’Église doit être, une adoratrice amoureuse de Jésus son époux.
Au début de l’année, redécouvrons l’adoration comme une exigence de la foi. Si nous savons nous agenouiller devant Jésus, nous vaincrons la tentation de continuer à marcher chacun de son côté. Adorer, en effet, c’est accomplir un exode depuis l’esclavage le plus grand, celui de soi-même. Adorer, c’est mettre le Seigneur au centre pour ne pas être centrés sur nous-mêmes. C’est remettre les choses à leur place, en laissant à Dieu la première place. Adorer, c’est mettre les plans de Dieu avant mon temps, mes droits, mes espaces. C’est accueillir l’enseignement de l’Écriture : « C’est le Seigneur ton Dieu que tu adoreras » (Mt 4, 10). Ton Dieu : adorer c’est se sentir de appartenir mutuellement avec Dieu. C’est lui dire “tu” dans l’intimité, c’est lui apporter notre vie en lui permettant d’entrer dans nos vies. C’est faire descendre sa consolation sur le monde. Adorer, c’est découvrir que, pour prier, il suffit de dire : « Mon Seigneur et mon Dieu ! » (Jn 20, 28), et se laisser envahir par sa tendresse.
Adorer, c’est rencontrer Jésus sans une liste des demandes, mais avec l’unique demande de demeurer avec lui. C’est découvrir que la joie et la paix grandissent avec la louange et l’action de grâce. Quand nous adorons, nous permettons à Jésus de nous guérir et de nous changer. En adorant, nous donnons au Seigneur la possibilité de nous transformer avec son amour, d’illuminer nos obscurités, de nous donner la force dans la faiblesse et le courage dans les épreuves. Adorer, c’est aller à l’essentiel : c’est la voie pour nous désintoxiquer de nombreuses choses inutiles, des dépendances qui anesthésient le coeur et engourdissent l’esprit. En adorant, en effet, on apprend à refuser ce qu’il ne faut pas adorer : le dieu argent, le dieu consommation, le dieu plaisir, le dieu succès, notre moi érigé en dieu. Adorer, c’est se faire petit en présence du Très Haut, pour découvrir devant Lui que la grandeur de la vie ne consiste pas dans l’avoir, mais dans le fait d’aimer. Adorer, c’est nous redécouvrir frères et sœurs devant le mystère de l’amour qui surmonte toute distance : c’est puiser le bien à la source, c’est trouver dans le Dieu proche le courage d’approcher les autres. Adorer, c’est se taire devant le Verbe divin, pour apprendre à dire des paroles qui ne blessent pas, mais qui consolent.
Adorer, c’est un geste d’amour qui change la vie. C’est faire comme les Mages : c’est apporter au Seigneur l’or, pour lui dire que rien n’est plus précieux que lui ; c’est lui offrir l’encens, pour lui dire que c’est seulement avec lui que notre vie s’élève vers le haut ; c’est lui présenter la myrrhe, avec laquelle on oignait les corps blessés et mutilés, pour promettre à Jésus de secourir notre prochain marginalisé et souffrant, parce que là il est présent.
Chers frères et sœurs, aujourd’hui chacun de nous peut se demander : “Suis-je un chrétien adorateur ?”. De nombreux chrétiens qui prient ne savent pas adorer. Faisons-nous cette demande. Trouvons du temps pour l’adoration dans nos journées et créons des espaces pour l’adoration dans nos communautés. C’est à nous, comme Église, de mettre en pratique les paroles que nous avons priées aujourd’hui dans le Psaume : “Toutes les nations, Seigneur, se prosterneront devant toi”. En adorant, nous aussi, nous découvrirons, comme les Mages, le sens de notre cheminement. Et, comme les Mages, nous expérimenterons « une très grande joie » (Mt 2, 10).