Les enjeux du voyage du pape François en Turquie

Eclairage sur le contexte du voyage du Pape François en Turquie, du 28 au 30 novembre 2014. Par Dominique Chassard du Service National de la Mission Universelle de l’Eglise (SNMUE).

Pape en Turquie 2014

Il est désormais de tradition qu’un nouveau pape rende visite, peu après son élection, au patriarche de Constantinople, auquel les Eglises orthodoxes reconnaissent une primauté d’honneur et une autorité morale de « primus inter pares ». Jean Paul II et Benoît XVI l’avaient fait avant lui. Les relations entre Rome et l’Orthodoxie ont toujours été un sujet extrêmement sensible, même si les tensions se sont considérablement apaisées par rapport à ce qu’elles ont pu être dans le passé.

Une des priorités du Patriarche Bartholomée est de réunir, si possible en 2016, un concile panorthodoxe. Les jalons en ont été posés en mars 2014 lors d’un synode réunissant les patriarches de toutes les Eglises orthodoxes (réunion appelée dans l’orthodoxie « synaxe »). Ce projet pose nécessairement la question des modalités d’une éventuelle invitation de l’Eglise catholique et d’une possible association aux travaux préparatoires de ce concile. Le patriarche œcuménique réussira-t-il dans cette entreprise ?

Tensions au sein de l’orthodoxie

La crise ukrainienne est venue compliquer la situation car la Russie et le patriarcat de Moscou, qui soutient ostensiblement la politique du Président Poutine, reprochent vivement à certains éléments de l’Eglise nationale ukrainienne d’attiser l’agitation antirusse et d’encourager à la violence les manifestants de la place Maïdan. Une autre cible est l’Eglise gréco-catholique accusée de jouer un rôle destructeur (l’expression est de Mgr Hilarion, chargé des relations extérieures du patriarcat de Moscou) et de chercher à approfondir le schisme entre les Eglises orthodoxes d’Ukraine. Le Vatican est indirectement mis en cause puisque les « Uniates » reconnaissent l’autorité papale et, du coup, les relations avec Moscou se sont refroidies après l’embellie qui s’était manifestée sous le pontificat de Benoît XVI. Mais il faut dire aussi que les relations difficiles entre Rome et Moscou ne sont jamais parvenues à ce jour à altérer le bon climat qui règne entre Rome et Constantinople.

Ces évolutions ne sont pas faites pour faciliter les intentions conciliaires de Bartholomée car elles introduisent des clivages au sein des Eglises orthodoxes, lesquelles ont, du reste, d’autres sujets de division – l’un concernant notamment le conflit de juridiction sur le Qatar opposant le patriarche de Jérusalem à celui d’Antioche.

Le Pape François pouvait d’autant moins éviter, dans les circonstances actuelles, l’étape d’Ankara, d’autant plus que la Turquie est l’une des parties prenantes d’une guerre qui se déroule à ses frontières et un acteur incontournable de son éventuelle solution. Elle accueille bon gré mal gré un nombre considérable de réfugiés et voit passer sur son territoire ceux qui viennent combattre dans les rangs djihadistes. Le gouvernement du Président Erdogan est donc en première ligne et s’il vient de franchir un pas en se ralliant du bout des lèvres à la coalition occidentale contre l’Etat islamique et en autorisant des combattants kurdes de Turquie à franchir la frontière syrienne, il continue de faire preuve d’une grande circonspection et d’une frilosité très critiquée par ses partenaires de l’OTAN. Sa priorité est la chute du régime d’Assad et non le soutien à un Kurdistan dont il redoute les visées territoriales et les rêves d’indépendance. Le PKK, organisation kurde historique, dont le chef Ocalan, condamné à mort en 1999 puis emprisonné à vie, figure au nombre des groupes terroristes considérés comme tels par le régime et un long passé d’attentats et d’attaques meurtrières dans des zones à peuplement kurde et dans les grandes villes du pays, explique l’attitude d’Ankara. La crainte de conforter les Kurdes dans leurs aspirations à créer un état indépendant réunissant leur ethnie dispersée entre 4 pays (Turquie, Syrie, Irak et Iran) l’emporte sur d’autres considérations. Elle pèse plus lourd que les assurances données par les combattants de Kobane et les responsables de Mossoul de ne pas cautionner les agissements et les ambitions du PKK.

Enfin, le sort des chrétiens dans cette région est un sujet majeur de préoccupation pour le Saint-Père. La Turquie ne s’est jusqu’à présent pas montrée très ouverte, ne reconnaissant pas sur son territoire de statut juridique particulier à l’Eglise catholique, ce qui limite sa capacité à défendre ses intérêts et ceux de ses fidèles. Le pape évoquera-t-il la candidature d’Ankara à l’Union européenne ? Il y a maintenant 27 ans que la Turquie a présenté une demande d’adhésion, 15 ans que Bruxelles lui a conféré la qualité de candidate, 9 ans que des négociations se sont engagées sur les 35 chapitres correspondants. 9 d’entre eux ont été déclarés clos, 18 sont gelés et 14 ouverts sans que les discussions semblent réellement progresser. L’entrée dans l’Europe nécessiterait un accord unanime des 28. Il est inenvisageable à l’heure actuelle et certains veulent même douter de la volonté du Président Erdogan d’aller jusqu’au bout de ces laborieuses tractations et de mettre en œuvre les réformes qu’elles impliquent. Ce dernier, de même que Bruxelles, a manifestement d’autres préoccupations pour le moment et il serait surprenant que ce thème soit abordé, au-delà de propos convenus sur la vocation européenne de principe de la Turquie.

Dominique Chassard, Service National de la Mission Universelle de l’Eglise

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