« Fragilité et bonheur, un bonheur fragile ? »
Réflexion de Mgr Maurice Gardès, Archevêque d’Auch, sur le thème du Dimanche de la Santé, le 8 février 2015 : « Vivants…et fragiles ».
Avouons-le, il peut paraître scandaleux d’associer ces deux mots fragilité et bonheur ; comment l’un et l’autre peuvent-ils s’épouser, sachant que notre aspiration sera souvent celle que chantait Petula CLARK… tout le monde veut aller au ciel, oui, mais personne ne veut mourir, personne ne veut mourir… Nous sommes créés avec une intelligence, une capacité de penser, de prendre un peu de recul par rapport à une perception du monde, trop souvent marquée par la sensibilité et par l’émotionnel. Il est difficile d’entrer d’emblée dans le champ de l’objectivité, marqué par cette capacité de recul, de regard, de constat, d’analyse et d’essai de compréhension de ce qui nous arrive.
Nous connaissons l’histoire de Job. Sa voix se fait entendre : J’ai en partage des mois de déception, à mon compte des nuits de souffrance… (Jb 7, 3). Et pourtant Job est un juste, Dieu serait-il alors injuste en le marquant de tant d’épreuves ? Le pourquoi de sa fragilité, de sa maladie, de ses épreuves devient un leitmotiv dans sa pensée et dans son cœur. Si Dieu est bon et tout-puissant, pourquoi cela ? Ah… ce leitmotiv des pourquoi habite notre humanité depuis son existence ! Pourquoi la mort, pourquoi la fragilité… la vie n’est pas un long fleuve tranquille ! La vie de l’homme sur terre est une corvée, Job nous le rappelle. Aujourd’hui cette phrase prend tout son poids. Les corvées ne manquent pas, les épreuves non plus : métro-boulot-dodo, la vie apparait comme une corvée, une longue monotonie qui nous laisse trop peu de temps pour répondre à nos rêves et à nos désirs ; maladies et souffrances à peine soulagées malgré les antalgiques ; femmes battues, divorces, chômage, violence, deuil… épreuves que nous rencontrons un jour ou l’autre sur notre route ! Et alors ? Que devient le bonheur ? Il devient tout à fait impossible ?…
À nous de réfléchir sur ce que nous mettons sous le mot bonheur et même si nous ne sommes pas habités par la foi… beauté, argent, sexe, réussite professionnelle, familiale, amitié… Quels termes associons-nous spontanément au mot bonheur ? Y-a-t-il une place pour notre fragilité, notre faiblesse, voire nos péchés, pour ne pas nous laisser écraser… ?
Alexandre JOLLIEN, un jeune philosophe, meurtri par la vie, déclare que la fragilité ne lui fait plus peur. Il a essayé de combattre contre la fragilité, mais, lors d’un entretien, il avoue que c’est l’acceptation de cette fragilité, l’abandon à cette fragilité, qui lui permet de gagner en sérénité. Écoutons ce qu’il dit lors de cet entretien !
L’abandon ne doit pas être une souffrance, mais un repos, une confiance. Vivre plus librement, ce n’est pas forcément moins souffrir. Mais accepter la souffrance peut aider à la limiter. Plus jeune, je voulais zigouiller la douleur, je ne comprenais pas que c’était justement cet acharnement épuisant à la combattre qui la nourrissait. Aujourd’hui j’ai compris. Pour moi, le saut décisif réside dans cette acceptation, dans l’abandon. Avant, même dans mon approche philosophique, je portais un masque. Je jouais un rôle. Un rôle devant les autres, mais je me mentais également à moi-même. J’étais sûr qu’il fallait accepter la blessure et aller de l’avant. Je pensais y être arrivé. Mais en fait, cette blessure, je la combattais, je luttais contre. (Entretien avec Violaine GELLY).
Une main sur la beauté du monde, une main sur la souffrance des hommes
Cet entretien nous paraît très révélateur d’une conversion de comportement qui, dans l’abandon, amène paix et sérénité, confiance et bonheur. Il n’y a pas de bonheur hors nos fragilités, le bonheur est possible au cœur même de ma fragilité, tout dépend de sa réception et de son vécu. Mesurons bien que le témoignage de ce philosophe n’a rien à voir avec une attitude passéiste, mais au contraire, elle est le fruit d’un combat de la pensée et d’un comportement pratique.
Que disent l’Évangile et l’Église à ce sujet ? N’oublions pas que Jésus, lorsqu’il s’adresse aux disciples sur la montagne, il leur promet le bonheur. Nous connaissons bien la litanie heureuse et douloureuse des béatitudes qui ne va pas du tout de soi ! Elle est plutôt l’anti-béatitude de la société, d’un bonheur qui se réduirait au plaisir ! Dans cette série des heureux ceux qui… prononcée par Jésus, le Seigneur nous indique un chemin incontournable, celui de la relation aux autres, de la relation à Dieu et à ses frères : ne pas dépouiller l’autre… heureux les pauvres… ne pas oublier l’autre, victime de la faim, la soif, la maladie, la torture, la violence, l’exclusion… oui, heureux les artisans de justice et de paix…chacun peut reprendre à son compte et en Église ces béatitudes… toutes nos révèlent un rapport à Dieu et à nos frères. Dans notre fragilité, la présence d’un frère, d’un ami, près de nous, devient une huile qui radoucit la plaie, comme un sacramentaire du sacrement des malades accompagné de l’onction d’huile qui radoucit et pénètre… le bonheur devient intérieur et ne reste pas superficiel ! À cette condition la fragilité peut même devenir chemin de la beauté de l’amour humain. Nous connaissons la devise du Père François VARILLON : Une main sur la beauté du monde, une main sur la souffrance des hommes, et les deux pieds dans le devoir du moment présent.
Cela est admirablement exprimé dans les actes posés par Jésus lorsqu’il guérit les malades (1), ou encore dans l’Exhortation Apostolique Evangelii Gaudium, la Joie de l’Évangile, donnée par le pape François ce 24 novembre 2013, § 209 :
Jésus, l’évangélisateur par excellence et l’Évangile en personne, s’identifie spécialement aux plus petits (Mt 25, 40). Ceci nous rappelle que nous tous, chrétiens, sommes appelés à avoir soin des plus fragiles de la terre. Mais dans le modèle actuel de succès et de droit privé, il ne semble pas que cela ait un sens de s’investir, afin que ceux qui restent en arrière, les faibles ou les moins pourvus, puissent se faire un chemin dans la vie.
Ainsi donc le pape nous rappelle qu’il n’y a pas d’Évangile possible, qu’il n’y a pas de vie chrétienne possible sans acceptation de cette fragilité, sans esprit de service des plus petits, des plus pauvres, des plus faibles. Que le Seigneur nous donne la force et la douceur de son Esprit pour être des témoins vivants de cette conviction : Fragilité et bonheur ne sont possibles que si, ENSEMBLE, nous avançons sur le chemin du bonheur donné par Jésus ! Bonne route à tous !
Mgr Maurice Gardès
Archevêque d’Auch
(1) : comme dans l’Évangile du jour (Mc 1, 29-39).