« Je rêve d’une Europe qui avance, solidaire et sociale »
Mgr Jean-Claude Hollerich, archevêque de Luxembourg, est le nouveau Président de la COMECE. Dans cet entretien, il partage sa vision d’une Europe à l’écoute de ses citoyens. Il appelle à une intelligence collective et dynamique pour relever les défis qui attendent les européens.
- Quels sont les principes qui vous tiennent particulièrement à cœur ?
De mon séjour au Japon j’ai gardé comme principe important à respecter dans la vie, celui de l’Harmonie: chacun doit avoir une place et il n’est pas bon que quelqu’un occupe une place trop grande au détriment des autres. Cela vaut pour les personnes, cela vaut aussi pour les pays. Je pense que sans une telle harmonie l’UE aura des problèmes. Le principe de solidarité et le souci des pauvres sont également des valeurs centrales pour moi.
- C’est ce discours là qui pourrait convaincre les autres européens. Ne doit on pas parler davantage au coeur des européens?
En effet, je pense que l’on doit avoir une certaine humilité quand on représente l’Europe. Parfois on a l’impression que les citoyens et les responsables de la partie occidentale de l’UE veulent donner des leçons aux autres. Naturellement les citoyens d’un pays d’Europe centrale ou orientale ont la même citoyenneté européenne qu’un luxembourgeois, un allemand ou un français. L’attitude d’humilité est vraiment fondamentale.
J’étais récemment en Albanie, où une perspective d’adhésion à l’UE se dessine. J’ai senti chez les albanais une double attitude : ils se réjouissent d’entrer un jour dans l’UE, mais ils ont aussi peur que leurs valeurs et leur identité ne soient plus prises en compte. Je ne crois pas que ce soit vrai. Mais cette préoccupation doit demeurer au cœur de l’action des hommes et des femmes qui font la politique aujourd’hui en Europe.
- Vous estimez que les institutions européennes devraient donc davantage prendre en compte la richesse des pays qui adhèrent pour pouvoir entrer en dialogue avec eux et apprendre de leur histoire ?
Je le pense en effet. Nous avons la chance de pouvoir compter sur des fonctionnaires européens dotés d’une compétence énorme, et je les admire. Ils ont des règles à suivre. Mais quand on est engagé dans un discours, on risque de ne pas voir les autres discours, qui coexistent, ce qui peut créer des tensions. Il faut toujours s’ouvrir aux autres discours. Naturellement, les institutions européennes sont liées aux Traités. Il faut que les citoyens européens sentent aussi le souci et le cœur de ces institutions.
- Peut-être s’agit il ici d’une autre facette de l’appel de Jacques Delors à « donner une âme à l’Europe » ?
Pour convaincre les citoyens, il faut à nouveau oser un discours européen qui aille au-delà d’un discours juridique ou politique. Dans chacun de nos pays, l’Europe est très bien vue par une certaine élite, capable de comprendre ce discours. Mais nous vivons en démocratie et cela veut dire que chaque personne est importante. Il faut convaincre à tous les niveaux et pour cela il faut s’adresser non seulement à l’esprit mais aussi au cœur. C’est pourquoi Jacques Delors avait parlé de la nécessité de « donner une âme à l’Europe ».
- Est ce que c’est cela que les Eglises pourraient apporter dans leur dialogue avec l’UE ?
Oui je le pense. L’Eglise est présente à tous les niveaux de la société et dans toute l’Europe. Un évêque connaît les préoccupations de la population de base comme des élites : il doit se faire l’avocat de ceux qui n’ont pas accès aux institutions européennes. Nous pouvons aider les décideurs à ne pas perdre de vue la finalité du projet européen.
L’Eglise est clairement en faveur du projet européen : dans la doctrine sociale de l’Eglise, le bien commun est d’une importance capitale. Il est très difficile d’imaginer un bien commun de l’Europe sans des institutions communes.
- De quelle Europe rêvez vous ?
Je rêve d’une Europe qui avance, solidaire et sociale. Je rêve d’une Europe qui n’aie pas peur de prendre des positions fortes dans les conflits du monde et de s’engager avec force pour la paix et la justice. Mais je ne voudrais pas d’une Europe qui dicte aux autres ce qu’ils doivent faire. L’Europe doit être engagée, à l’écoute et suffisamment forte pour sauvegarder le bien commun de tous les peuples.
Depuis ses débuts, l’idée de l’Europe est liée à la paix. Cela ne signifie pas se contenter de belles paroles, mais cela doit se traduire par une politique extérieure engagée pour la paix. Je ne voudrais pas d’une Europe qui construise des barrières pour que les pauvres et les réfugiés ne puissent plus entrer, mais je voudrais une Europe partenaire de l’Afrique de telle manière que les gens puissent rester chez eux. Il ne faut pas investir dans la « forteresse Europe » mais investir pour le développement de l’Afrique.
- Qu’en est il de la question des ventes d’armes. Dans de nombreux conflits en cour actuellement, en Syrie, au Yemen, ce sont des armes européennes qui tuent des civils. Qu’en pensez vous ?
Lorsque nous parlons de valeurs européennes et que, en même temps, par un biais ou par un autre, nos armes arrivent dans des pays en conflit armé, c’est inadmissible.
Il faudrait une plus grande cohérence. Nous ne pouvons pas parler des valeurs européennes et en même temps profiter des conflits pour que certains s’enrichissent, le tout clairement en opposition à ces mêmes valeurs. C’est immoral.
- Quelle peut être la contribution des chrétiens à cette Europe de la solidarité et de la paix?
Tout d’abord, il faut que les catholiques aillent voter, c’est un devoir civique. Si dans une démocratie, personne ne va voter, c’est la démocratie qui perd, quel que soit le résultat des élections.
Ensuite, les chrétiens devraient s’engager dans le monde social et politique. Nous ne sommes pas une société à part en tant que chrétiens, mais nous devons nous engager aux côtés de toutes les personnes de bonne volonté et travailler ensemble pour réaliser un peu plus de justice et de paix. Comme évêque j’ai une certaine facilité à énoncer des idéaux et c’est une bonne chose. Mais la politique relève toujours du domaine du possible.
- Vous avez une vision claire pour votre mandat à la présidence de la COMECE.
Oui, mais je ne suis pas seul. J’ai à mes côtés quatre vice-présidents. Il est très important que nous nous concertions et que nous intensifions les contacts avec les conférences épiscopales sur ces questions européennes. Il faut que nous puissions vraiment représenter l’avis des Eglises catholiques dans l’UE.
J’espère d’ailleurs que ce que je pense aujourd’hui de l’Europe sera toujours en évolution. Si on pense tout comprendre, en général on ne comprend rien. Il faut vraiment une intelligence qui puisse saisir les nouvelles données pour pouvoir s’ajuster toujours plus. Cette intelligence ne peut être le fait d’une seule personne. Voilà pourquoi nous avons une présidence de cinq personnes venant de différentes régions européennes, de petits comme de grands pays. Pour que nous puissions vraiment saisir la situation, donner une réponse et entrer dans un dialogue vrai.
- Vous voulez dire une intelligence dynamique, parce que l’Europe est confrontée à des changements constants…
Nous sommes dans une profonde transformation de civilisation. La mondialisation, le numérique sont en train de changer notre manière de penser. Nous tous, hommes et femmes d’Eglise, hommes et femmes politiques, nous devons réfléchir à la façon de sauvegarder la démocratie dans ce nouveau monde. Si l’Europe veut lutter contre les dérives populistes, elle ne pourra pas faire l’économie d’une réflexion de fond. Cela permettra de renforcer les démocraties en Europe dans un monde totalement différent de celui que nous avons connu.
Chaque homme et chaque femme a toujours tendance à interpréter le monde en fonction de sa propre histoire. Ce qui est normal. Cependant, il arrive un moment où ce passé, toujours pensé et repensé, prend tellement de place qu’on ne voit plus les nouveaux défis à nos portes. J’espère que beaucoup de gens prieront pour nous, les évêques, afin que nous puissions rester attentifs à ces nouveaux défis, ne pas seulement regarder en arrière mais aller de l’avant pour le bien commun.