En quoi le numérique est-il porteur d’une révolution anthropologique ?

Dans son intervention lors de la journée de partage et de réflexion du 10 décembre 2022, Thierry Magnin, physicien, théologien et recteur délégué de l’Université catholique de Lille, a rappelé que les grandes traditions religieuses et de sagesse ont des trésors de vie à mettre au « pot commun » de notre humanité en recherche de sens au cœur de la transition numérique. Les chrétiens, en appui sur leur théologie et leur vision de l’Homme, ont quelque chose à apporter, notamment pour aborder les nouvelles relations homme-machine.

« La révolution numérique ne se cantonne pas, loin s’en faut, à la révolution des Technologies de l’Information et de la Communication. Elle constitue une rupture beaucoup plus profonde qui embrasse globalement tout le champ des technologies numérisées, allant des biotechnologies, des nanotechnologies, des neurotechnologies, jusqu’à l’intelligence artificielle et aux machines dites intelligentes.

La « transformation numérique » en cours, tout en apportant de puissants services, touche à nos modes de vie, nos relations aux autres et à nous-mêmes. Que devient l’être humain dans les systèmes gérés par des algorithmes dont la transparence n’est pas toujours évidente ? Un « acteur » mais aussi un « objet », un jour peut-être moins important que les machines ! Certes, c’est l’être humain qui pense aujourd’hui ces systèmes numériques, mais demain ce seront peut-être les machines elles-mêmes qui inventeront de nouveaux langages dans le cadre d’un apprentissage non supervisé.  Le récent exemple d’un ingénieur de chez Google affirmant que son chatbot (agent conversationnel) avait une conscience est signifiante !

Des courants transhumanistes proposent un homme augmenté vu sous l’angle d’une machine numérique ultra perfectionnée (grâce aux technosciences numérisées), cherchant à échapper aux déterminismes biologiques (modèle du cyborg, fusion homme-machine). Même si ces mouvements sont « extrémistes », ils disent quelque chose d’une mentalité techno-numérique qui se fait jour et qui touche la vision de l’idéal humain. Vouloir réduire les déterminismes biologiques peut se comprendre ; vouloir y échapper, c’est refuser la finitude et la contingence de la condition humaine. Et cela peut aller jusqu’au fantasme de vaincre la mort grâce à des technologies revêtues de sotériologie !

Comment mettre l’humain au cœur du numérique, afin que la révolution numérique soit bien au service de l’homme et que celui-ci ne « perde pas la main » et une partie de sa liberté de penser et d’agir ? Tant que les machines « soutiennent » les efforts voulus par l’homme, le numérique apparaît comme un atout indéniable. Lorsque l’homme délègue plus ou moins volontairement les décisions à prendre aux machines, une forme de déshumanisation se fait jour. Le « système technicien » peut alors s’emballer au nom de la performance technique. Comme le souligne Jacques Ellul, « Le vrai problème actuel, le véritable défi de la technique se situe en l’homme même » (Théologie et Technique, p. 265).

Le vieux débat homme-machine est profondément renouvelé à l’heure du transhumanisme et de l’augmentation des fonctionnalités de l’humain par les technosciences, dans lesquels le numérique joue un rôle essentiel, qui peuvent modifier son génome et son cerveau par exemple. Au moment où se développent le numérique et l’IA, il semble essentiel de souligner ce qu’est le « propre de l’homme » par rapport aux machines dites intelligentes, afin d’éviter bien des fantasmes destructeurs….

La machine est bâtie sur de l’information codable, avec une très grande capacité de calcul et d’apprentissage. Elle n’a cependant pas de corps, pas d’histoire, pas de vécu conscient, à la différence de l’homme qui vit notamment des liens essentiels entre ses émotions corporelles et son mental, sa raison, tel que nous le montrent aujourd’hui les neuroscientifiques. Avec le modèle anthropologique de la machine intelligente, le corps humain n’est plus qu’information, il est en quelque sorte dématérialisé. On peut le réparer et l’augmenter comme une machine reprogrammable. Cela conduit à un déni du déterminisme biologique et du temps biologique.

La biologie pourtant nous enseigne que le vivant est à la fois robuste et vulnérable, il possède ainsi une plasticité. Sa vulnérabilité se définit ici comme sa capacité à se laisser affecter, modifier de l’intérieur par son environnement, tout en contribuant à construire ce dernier. (….)

Alors que les biotechnologies numérisées se focalisent sur les seules fonctionnalités du vivant, sur les fonctionnalités de la machine pourrait-on dire (prenant la machine comme modèle), la biologie dévoile que le vivant est bien plus complexe que la machinerie. La fusion homme-machine diminue le propre de l’homme en quelque sorte, même si elle permet d’augmenter certaines fonctionnalités.

On peut noter ici une étonnante et signifiante « résonnance » entre ce que nous dit la biologie d’une part, et une importante tradition anthropologique chrétienne d’un humain corps-âme-esprit » d’autre part, sans mélanger biologie et anthropologie chrétienne. (….)

Cette résonnance entre une branche de la science moderne et une tradition anthropologique chrétienne (et plus largement lorsqu’on lit le livre de François Cheng « De l’âme » (Albin Michel, 2016)) peut servir de base anthropologique commune. C’est pourtant cette base que les technosciences numérisées vont totalement négliger, à l’encontre de la biologie moderne. En effet, si tout est « information », un nivellement des trois dimensions de l’humain se fait jour. « La machine intelligente » n’a pas de corps, ni corps-âme-esprit, juste de l’information codable ! Tout est aplati !

L’homme est appelé à apprendre à vivre avec des machines dites intelligentes, dont les capacités le dépassent (et le dépasseront de plus en plus) dans bien des domaines. Mais notre capacité d’adaptation à ce monde en transition, fait justement appel au propre de l’homme : sa capacité de résilience, personnelle et collective, qui s’inscrit dans une interaction harmonieuse entre les dimensions corporelle, psycho-sociale et spirituelle. Elle traduit une capacité de transcendance qui irrigue la recherche du Bien commun. »