Réflexions sur l’euthanasie

Le drame du jeune Vincent, à Berck, a conduit Mgr Thierry Jordan à s’exprimer le 26 septembre 2003 sur les ondes de RCF, et le 28 septembre 2003 dans une homélie à la cathédrale. Mgr Thierry Jordan a communiqué à la rédaction de SNOP, les notes personnelles à partir desquelles il a bâti ses interventions.

 

Un jeune homme, victime il y a trois ans d’un accident qui l’a rendu tétraplégique, quasiment aveugle et incapable de s’exprimer. Une longue plainte. Un drame familial programmé jusque dans les détails. Nous prions pour Vincent, pour sa mère, pour les grands malades face à leur vie abîmée et face à la mort.

Je m’étais exprimé sur l’euthanasie il y a un peu plus de deux dans la presse écrite où des groupes divers s’efforçaient de promouvoir en France une évolution du droit. Il est utile de le faire aujourd’hui encore devant vous qui attendez une parole claire de votre évêque, une parole humaine et chrétienne à la fois. Mais peut-on séparer les deux, ou les opposer, dans la mesure où nous avons à trouver dans notre foi ce qui éclaire notre chemin ?

Nous ne parlerons pas directement, si vous le voulez bien des personnes en cause. Vous pouvez imaginer par quelles angoisses, pas quels doutes, par quelle nuit, par quels déchirements elles sont passées. C’est en prenant du recul que je désire poser trois types de questions qui ne peuvent pas nous laisser indifférents.

1 – Dans l’ordre de la proximité et de l’engagement. Comment être proche d’un grand malade ? Comment l’écouter ? Comment oser dialoguer avec lui sur la vie et sur la mort, sur ce qui l’habite au plus profond ? La solitude, la détresse, sont atténuées par l’amitié d’une visite, mais pas totalement si le visiteur, lorsque les circonstances s’y prêtent, ne favorise pas les conditions pour que l’échange puisse aller au fond des choses. Comment, aussi, entourer une famille dans le désarroi ? Peut-être cette mère, son mari et son autre fils ont-ils été trop seuls depuis trois ans. Soutien aux membres des équipes d’aumônerie d’hôpital, du Service évangélique des malades, des Conférences Saint-Vincent de Paul, de JALMALV et autres associations.

2 – Qui a le pouvoir sur la vie et sur la mort ? J’ai déjà l’occasion de déclarer que la naissance comme la mort étaient choses trop graves pour être laissées entre les seules mains des hommes. À cet égard, la plus grande preuve d’amour est bien de donner la vie, mais peut-on dire, comme nous l’avons vu dans la presse, que dans certains cas extrêmes c’est aussi de procurer la mort ? Pensons à cette maman qui avait donné la vie à son fils, qui lui a tout donné ensuite, qui l’a accompagné chaque jour dans son calcaire, mais qui ne pourra pas oublier la décision finale.

3 – En matière médicale, l’Église est très claire sur l’acharnement thérapeutique. Celui-ci ne se justifie pas quand il engage des moyens sans rapport avec l’espérance d’un mieux. Mais le dénoncer ne justifie pas l’euthanasie pour autant. Il semble que ce soit en matière médicale que nous puissions le plus progresser, en affinant précisément la notion d’acharnement thérapeutique. Dans le cas des maladies évolutives, mettre l’accent sur les soins palliatifs, qui ne sont pas encore suffisamment développés chez nous, alors qu’ils donnent des résultats cliniques et humains remarquables là où ils sont pratiqués. Attention aussi à soutenir les médecins et les soignants, et à ne pas les laisser seuls face à leurs responsabilités.

Le débat sur l’euthanasie est donc relancé. C’était inévitable, mais c’est d’une extrême complexité. Qu’est-ce que le droit de mourir dans la dignité ? L’homme blessé, meurtri dans sa chair, souffrant autant moralement que physiquement, n’a-t-il plus de dignité quand il a perdu l’espérance ? Ou bien n’est-t-il digne que si les autres le reconnaissent comme tel ? Quel message Jésus, sur la croix, a-t-il perdu l’espérance ? Ou bien n’est-il digne que si les autres le reconnaissent comme tel ? Quel message Jésus, sur la croix, a-t-il voulu transmettre ?

Nous nous trouvons devant une pression médiatique formidable. Dans un sujet aussi grave,, peut-on s’appuyer simplement sur l’opinion (orienter l’opinion), se laisser guider par des sondages inspirés par des questions habiles, pour en tirer ensuite argument ? Peut-on chercher la vérité en privilégiant le registre émotionnel ? La société n’essaye-t-elle pas d’évacuer tout ce qui, dans la vie, est trop dur, tout ce qu’on sait de moins en moins assumer ? N’essaye-t-elle pas de présenter comme un bien ce qui objectivement, est un drame ?

Les législations de pays présentés comme évolués (Suisse, Pays-Bas ou Belgique par exemple) sont-elles vraiment plus avancées ? On dit qu’elles ont été établies pour «encadrer» l’euthanasie et éviter les débordements. Je ne crois pas du tout à la pertinence de ce raisonnement. On l’a vu à propos de l’avortement. Je ne vois pas du tout comment une législation de ce type, chez nous, n’aurait pas pour effet dans quelques années de banaliser l’euthanasie et de lui enlever toute connotation morale. Même sans loi, l’effet d’entraînement a déjà commencé.

Mgr Thierry Jordan
Archevêque de Reims
29 septembre 2003