Un regard chrétien sur la crise actuelle, fiche n° 144 du service national Famille et Société

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La crise n’en finit pas d’évoluer. Dans un premier temps, les États ont secouru les banques, puis ils ont essayé de soutenir l’emploi. Maintenant, ce sont les États eux-mêmes qui sont sur la sellette. La complexité des mécanismes financiers rend la situation actuelle incompréhensible pour la majorité des citoyens. Mais le bon sens le plus élémentaire permet d’affirmer qu’il n’est pas normal qu’un État, qui est en charge du bien commun de millions de personnes, puisse être mis en difficulté par l’appât du gain et la cupidité d’un petit nombre de personnes ou d’institutions.
Pour essayer de voir plus clair dans la crise, l’économiste Gaël Giraud s.j., qui partage son temps entre le CERAS, le CNRS et l’École d’Économie de Paris, a accepté de vous livrer son analyse personnelle1. Il décrypte certains mécanismes financiers, insiste sur l’intervention indispensable des pouvoirs politiques et préconise quelques mesures économiques et fiscales. Mais, au-delà des aspects techniques, Gaël Giraud montre, du début jusqu’à la fin, combien la crise est avant tout une crise de confiance qui affecte toute la société.

Monique Baujard, directrice du service Famille et Société
 

I. En un mot : restaurer la confiance

S’il fallait tenter de résumer la cause profonde de la crise actuelle, liée notamment aux dettes souveraines et à la fragilité de l’euro, il me semble qu’elle pourrait se caractériser comme une perte de confiance de la part d’un grand nombre d’acteurs économiques (banques, ménages, entreprises) à l’égard des institutions que sont les marchés, les États et la construction européenne. Or Caritas in veritate le mentionnait très explicitement : la confiance est un préalable à l’institution du marché (et non pas une conséquence des prétendues vertus autorégulatrices du marché) comme à toute vie sociale :

« Lorsqu’il est fondé sur une confiance réciproque et générale, le marché est l’institution économique qui permet aux personnes de se rencontrer, en tant qu’agents économiques, utilisant le contrat pour régler leurs relations et échangeant des biens et des services fongibles entre eux pour satisfaire leurs besoins et leurs désirs. Le marché est soumis aux principes de la justice dite commutative, qui règle justement les rapports du donner et du recevoir entre sujets égaux. Mais la doctrine sociale de l’Église n’a jamais cessé de mettre en évidence l’importance de la justice distributive et de la justice sociale pour l’économie de marché elle¬même, non seulement parce qu’elle est insérée dans les maillons d’un contexte social et politique plus vaste, mais aussi à cause de la trame des relations dans lesquelles elle se réalise. En effet, abandonné au seul principe de l’équivalence de valeur des biens échangés, le marché n’arrive pas à produire la cohésion sociale dont il a pourtant besoin pour bien fonctionner. Sans formes internes de solidarité et de confiance réciproque, le marché ne peut pleinement remplir sa fonction économique. Aujourd’hui, c’est cette confiance qui fait défaut, et la perte de confiance est une perte grave ». (Caritas in Veritate n° 35).

C’est cette confiance-là, fondamentale, première, qui est aujourd’hui fragilisée par :

  • des pratiques destructrices comme celles de la banque Goldman Sachs ;
  • la violence des paniques irrationnelles qui menacent de faire s’effondrer l’ensemble des marchés financiers (et nous risquons d’avoir d’autres krachs prochainement) ;
  • la lenteur et la difficulté avec laquelle les gouvernements européens élaborent ensemble une réponse coordonnée à la panique des marchés ;
  • l’unique « solution » envisagée à l’échelon européen (la rigueur budgétaire), laquelle risque fort de contribuer à ruiner la confiance des ménages et de faire sombrer l’ensemble des économies de la zone euro dans une spirale déflationniste, qui n’est autre qu’une spirale de défiance où personne ne veut plus prendre le risque d’investir ou de consommer.
Les moyens techniques pour restaurer la confiance existent. Ils passent par :
  • une réglementation stricte des marchés financiers1 ;
  • la mise en œuvre de politiques fiscales européennes qui favorisent le pouvoir d’achat des ménages ;
  • la libération des États à l’égard du diktat des marchés financiers irrationnels via la monétisation des dettes souveraines ;
  • la poursuite résolue de la construction politique européenne.
  • Les développements qui suivent détaillent ces différentes propositions


1 La décision courageuse de l’Allemagne, dans ce sens, (i.e., l’interdiction des ventes à découvert « à nu » qui, pour une majorité écrasante d’entre elles, n’ont d’autre motif que spéculatif) témoigne que c’est possible, en dépit de la très forte résistance du Royaume -Uni à ce sujet.

 

2.Comment comprendre l’enchainnement des crise économiques ?

La faillite de Lehman Brother’s, le 15 septembre 2008, a créé une espèce de thrombose des marchés financiers. On s’est rendu compte à ce moment-là que la plupart des institutions financières possédaient dans leurs comptes des actifs toxiques construits sur les dettes des ménages pauvres américains. On a alors découvert que ces produits dérivés ne pourraient jamais être remboursés. Or toutes les banques en possédaient et pouvaient, en conséquence, à l’image de Lehman Brother’s, faire faillite. D’où la crise de confiance généralisée, l’assèchement de nombreux marchés financiers, en particulier le marché interbancaire et ceux de la titrisation. Et – heureusement ! – l’intervention massive des banques centrales de la planète qui ont inondé les marchés de liquidités, là où les circuits privés ne le faisaient plus.

Résultat, les États se sont énormément endettés pour venir au secours des banques. La crise actuelle est totalement liée à la crise de 2008. Excepté le cas de la Grèce qui constitue un problème à part, les autres pays, l’Espagne en tête, ont vu leurs dettes exploser depuis 2008. On peut discuter sur la pertinence des choix économiques qui ont été faits en Espagne, mais ce pays avait des finances publiques saines avant 2008. Certains analystes estiment que cette crise est le symptôme d’un mal profond qui serait l’endettement chronique des États… Je ne souscris pas à cette thèse. Eû-ton préféré que les États et les Banques Centrales n’intervinssent pas en 2008 ? Nous aurions alors assisté, comme dans les années 1930, à une série de faillites bancaires en cascade et nous serions aujourd’hui dans un véritable chaos économique et donc social et politique.

Le problème qui explique le cheminement de toute cette crise, c’est l’insuffisance de la demande des ménages qui a été observée au milieu des années 1990. De nombreux observateurs constatent que la demande des pays de l’OCDE est insuffisante pour tirer la croissance. Aux ÉtatsUnis, puis en GrandeBretagne et en Espagne, de nombreux établissements de crédit, incités par les Banques Centrales des pays concernés, incitent les ménages à recourir massivement aux crédits à la consommation, en particulier les ménages pauvres. On fait du keynésianisme à l’envers. Au lieu d’augmenter les salaires, on provoque un recours massif à l’endettement des ménages. Là-dessus se greffe une gigantesque bulle financière (grâce au phénomène de la titrisation) qui éclate en 2008. Les États sont appelés à la rescousse. Maintenant, les États eux-mêmes sont menacés.

 

3. Le jeu de certaines banques : le cas Goldman Sachs

Le 16 avril, la SEC (le gendarme des marchés financiers américains) entamait une procédure contre Goldman Sachs (GS), la banque la plus puissante de la planète. Sur le plan juridique, la partie s’annonce serrée dans la mesure où, à première vue, la majeure partie des opérations incriminées pour « fraudes » étaient (et sont toujours aujourd’hui) parfaitement légales. La mésaventure de CIT l’illustre de manière exemplaire : CIT était une banque de prêts aux PME qui, prise par la tourmente financière de 2008, s’est considérablement endettée, notamment auprès de Goldman, afin de survivre. Été 2009, dans l’incapacité de rembourser ses dettes, en particulier celles de GS, la banque envoie ses juristes négocier avec ceux du géant newyorkais, convaincue qu’une solution pourra être trouvée. Surprise : les avocats de GS se montrent intraitables, et CIT est placée sous le régime du chapitre XI (ce qui équivaut à la faillite) en novembre 2009. Une enquête révélera que, pendant qu’elle prêtait de l’argent à CIT, Goldman avait acheté des CDS (Crédit Default Swaps) en pariant sur la faillite de CIT. De telle sorte que GS gagnait 1 milliard de dollars de remboursement si CIT n’honorait pas sa dette ! Il s’agit de la cinquième faillite la plus importante de l’histoire des ÉtatsUnis. L’État, lui, a bel et bien perdu les 2,3 milliards qu’il avait accordés au groupe CIT dans le cadre du plan de sauvetage bancaire.

Un jeu légal,
Ce petit jeu pourrait s’appeler : « pile je gagne, face tu perds ». Est-il illégal ? Non. Peut-on le repérer au moment où il a lieu ? Non, car les CDS sont échangés sur des marchés de gré à gré largement opaques, sur lesquels aucune institution publique n’a la moindre visibilité. Les réglementations du système bancaire envisagées jusqu’à présent permettraientelles de mettre un terme à ce genre de comportement ? Non plus. Le GlassSteagall Act (1933) instituant la séparation stricte entre banques d’affaires et de dépôt, s’il était rétabli (malgré l’opposition des banques européennes), ne toucherait pas Goldman, qui ne possède pas de dépôts. Le projet de loi de la Maison Blanche visant à séparer les opérations pour compte propre d’une banque de ses opérations pour clients n’interdirait pas non plus ce type d’agissement : GS ne fait que vendre différents produits à différents clients. Il se trouve que le second produit peut nuire au premier client mais bien malin celui qui pourra prouver que l’un des deux produits a été vendu pour le compte propre de la banque.

mais immoral,
Pourquoi, dès lors, la SEC, le Sénat américain et la Maison Blanche s’en prennent-ils à ce type de comportement ? Parce qu’ils sont destructeurs. Comment faire confiance à une institution bancaire si, au moment même où elle entre dans une relation contractuelle avec vous, elle peut être en train de parier sur votre incapacité à honorer le contrat que vous signez avec elle ? Imaginez un chirurgien dont les actes s’apparenteraient à un jeu de pile ou face et qui soit en mesure de devenir, à votre insu, bénéficiaire de votre assurance-vie… C »est la confiance élémentaire, indispensable à tout contrat, que les petits jeux de Goldman remettent en cause. Les banques ne s’y trompent pas : la thrombose des marchés financiers à l’automne 2008 que seule l’intervention massive des Banques Centrales est parvenue à stopper, traduisait une crise de confiance brutale tous les investisseurs ont compris qu’ils possédaient tous dans leurs comptes des actifs toxiques sans valeur. Ce type de pandémie a-t-il profité à quelqu’un ? Oui, aux institutions qui, comme GS, ont abondamment conseillé à leurs clients d’acheter des actifs toxiques tout en pariant sur leur faillite. La panique actuelle qui saisit les marchés financiers autour de la dette grecque n’a pas d’autre origine : tout le monde se rend compte qu’une grande partie des acteurs bancaires de la zone euro possède des titres souverains grecs, qu’ils ont achetés en faisant confiance à des comptes publics truqués avec « l’expertise » de GS. Et ce type de panique profite à ceux qui, comme Goldman, ont, dans le même temps, conseillé à leurs clients de parier contre la Grèce (moyennant une commission substantielle si le pari s’avère gagnant). Il n’en va pas autrement pour l’euro : d’après les autorités américaines, GS fait partie des banques qui ont massivement spéculé contre notre monnaie…

joué par des personnes sans scrupules
Il est impératif que de tels jeux prennent fin. Ces jeux, d’ailleurs, n’exigent pas une ingéniosité hors du commun, contrairement aux légendes qui courent sur les salariés de la banque newy-orkaise. S’ils sont exceptionnels, c’est par leur absence de scrupules, leur irresponsabilité, leur dangerosité. Mais comment interdire des jeux qu’aucune règle ne rend illégaux ? C’est la difficulté à laquelle se heurte la Maison Blanche. Il s’agit de réintroduire du droit sur les marchés financiers, par exemple, en réglementant les marchés de gré à gré par des chambres de compensation sous tutelle publique, vers lesquelles pourrait se retourner tout client victime d’un « jeu de Goldman »2. Une banque ou un hedge fund dont on pourrait démontrer qu’ils ont adopté une position capable de nuire à l’un de leurs clients pourraient être cités en justice. La manœuvre actuelle de la SEC à l’égard de GS n’a pas d’autre but : sensibiliser l’opinion publique de manière à faciliter l’adoption de réglementations contraignantes des marchés, en dépit du lobbying inouï des banques américaines. Inculper Goldman ouvrirait une jurisprudence. Souhaitons, pour la santé de nos économies, que la manœuvre réussisse.


2 Cf. Vingt Propositions pour réformer le capitalisme, (G. Giraud & C. Renouard, dir.), Flammarion, 2009, chap.13.

4. La Grèce et les taches solaires

Revenons à l’Europe et plus particulièrement au cas de la Grèce, qui est une tout autre affaire. Les marchés financiers ont fait semblant de découvrir, il y a six mois, que les comptes grecs étaient falsifiés et que la Grèce était très endettée. En réalité, les responsables européens se doutaient bien, depuis 2001 (date d’entrée de la Grèce dans la zone euro) qu’Athènes avait « triché » pour satisfaire aux critères de l’euro. Tout le monde a laissé faire parce que le PIB de la Grèce ne représentait pas une masse très importante au sein de l’Union européenne (moins de 3 % du PIB européen). Le problème s’est posé au moment où une panique s’est emparée des marchés financiers. Une panique qui s’apparente pour moi à une « prophétie auto réalisatrice ».

La part de l’irrationnel
Supposez que le présentateur du journal télévisé annonce que, demain, le cours de la dette grecque s’effondrera parce que des taches ont été observées sur le soleil, liées aux différentiels de température à la surface de l’astre. Qu’adviendra-t-il ? Beaucoup d’opérateurs financiers qui échangent des obligations d’État tiendront sans doute le raisonnement suivant : certes, l’existence de tache solaire n’a aucun rapport avec le cours de la dette grecque mais nombreux sont ceux qui croient tout ce qui se dit au JT… Tout en sachant leur comportement irrationnel, ces opérateurs iront rejoindre la cohorte de ceux qui, pris de panique, vendront la dette grecque dès l’ouverture des marchés ! Sur les marchés, mieux vaut avoir tort avec tout le monde que raison tout seul… Conséquence : le cours des bons du Trésor grec s’effondrera bel et bien, confirmant la prédiction fantaisiste du JT, et provoquant le défaut de la Grèce. Loin d’être une anomalie passagère, ce type de « prophéties auto réalisatrices » est la règle sur les marchés dérégulés : le mécanisme même des bulles spéculatives repose sur la puissance dévastatrice des taches solaires.

Entretenir la méfiance

La crise de confiance qui a saisi les marchés à propos de la dette grecque estelle une « tache solaire » ? À l’évidence, oui, même si la dette publique grecque est réelle (115 % du PIB). D’autres pays, dont le PIB pèse beaucoup plus lourd que celui de la péninsule, se trouvent dans une situation d’endettement public très grave, sans connaître les mêmes déboires – le Japon (200 %), l’Italie (115 %), la Belgique (96 %), les ÉtatsUnis (85 % du PIB, même si l’on peut discuter longuement de l’aptitude supposée ou réelle de ces États à rembourser leurs dettes… Il en va de même a fortiori pour l’Espagne (54 % seulement en 2009), dont les finances publiques étaient saines avant le krach de 2008, et dont la dégradation actuelle (toute relative) est essentiellement due à un transfert de dettes privées rachetées sous forme de dettes publiques.
Beaucoup d’acteurs jouent aujourd’hui le rôle du présentateur télévisé :
les agences de notation, qui continuent à dégrader la note de la Grèce, du Portugal, de l’Espagne ; elles ont déjà montré, pourtant, lors de la crise des subprimes, à quel point leur « expertise » est fiable…
l’opérateur Bloomberg qui, depuis des semaines, diffuse les informations concernant la Grèce sur les écrans d’ordinateur des traders avec un signalement rouge clignotant : pourquoi cette mise en scène anxiogène ?
les investisseurs qui ont acheté des Crédit Default Swaps en pariant sur la faillite de la Grèce ou de l’Espagne ou du Portugal, et qui ont aujourd’hui intérêt à ce que leur pari s’exauce…

Les contraintes du Traité de Lisbonne

Estil légitime qu’une panique induite par une tache solaire en grande partie irrationnelle puisse provoquer la faillite d’un État ? Que sa souveraineté politique soit remise en cause par le grégarisme d’une poignée d’opérateurs de marchés ? C’est ce qui a failli survenir pour la Grèce, l’Espagne et le Portugal, voire à l’ensemble de la zone euro. Pourquoi ? Parce que le Traité de Lisbonne (art. 123) fait interdiction aux États membres de la zone euro d’avoir d’autre source de financement que les marchés financiers ou la fiscalité. Un financement par l’émission monétaire de la part de la Banque Centrale Européenne, en particulier, est exclu. Or, lorsqu’enfin la France et l’Allemagne consentent à accorder un prêt exceptionnel à Athènes, comment le financerontelles, sinon en empruntant à leur tour (à un taux provisoirement plus avantageux, certes) sur les mêmes marchés financiers ? Qui ne voit qu’à ce petit jeu, nous ne pourrons pas venir au secours de la Grèce, l’Espagne, le Portugal, l’Italie, l’Irlande… sans qu’in fine la France et même l’Allemagne ne soient inquiétées ? C’est bien pourquoi le plan initial de 110 milliards accordé (trop tard) à Athènes n’a pas suffi à rasséréner les marchés.

Sortir de l’impasse

Le plan consenti à Athènes puis à l’ensemble de la zone euro (750 milliards, une somme faible comparée à l’excédent des dettes publiques européennes, qui avoisine les 1 500 milliards d’euros3 ) ne peut qu’être un expédient provisoire. Il n’y a guère d’autre sortie durable à cette impasse que :

  • d’augmenter les recettes publiques par une hausse des prélèvements sur les hauts revenus de la zone euro- ceux qui, à Athènes, ont profité de l’incurie des gouvernements grecs pour accumuler d’immenses capitaux sans grande pression fiscale ; ceux dont l’épargne, investie notamment en obligations d’État, alimente aujourd’hui la tache solaire capable de provoquer un défaut grec ou, désormais, celui de l’Espagne ou du Portugal et des autres pays qui suivront ;
  •  de contourner l’interdit de Lisbonne en autorisant, au moins à titre exceptionnel, la BCE à financer une partie des dettes souveraines de la zone euro par émission monétaire. En réalité, elle le fait déjà : toutes les fois que la Banque Centrale refinance le secteur bancaire privé en lui rachetant des titres de dette publique- ce qui revient à monétiser indirectement les dettes d’État… Il convient simplement de mettre fin à la médiation du secteur bancaire privé en autorisant un financement direct (ce ne serait pas la première entorse au Traité de Lisbonne !).
  • de faire cesser le jeu des marchés sur les différentes dettes nationales en autorisant l’émission d’obligations d’État européennes sous le contrôle d’un gouvernement économique européen.
  • de réglementer les marchés de gré à gré où s’échangent des paris sur la dette des États dans la plus grande opacité. Londres s’y est opposé il y a quelques semaines : avons nous les moyens de mettre la zone euro en danger pour plaire à l’Angleterre ?
Fort heureusement, la Banque Centrale Européenne a annoncé, lundi 10 mai, qu’elle s’apprêtait à acheter des titres de dette publique (et privée) sur le marché secondaire – ce que le Traité de Lisbonne n’interdit pas de manière explicite. C’est une manière de reconnaître publiquement une pratique courante qui, jusqu’à présent, ne disait pas son nom. C’est une bonne chose dans la mesure où cette affirmation, saluée comme une décision « historique » par certains observateurs, constitue un pas décisif vers une remise en cause du Traité de Lisbonne et fournit une garantie de poids, dans l’immédiat, aux États pris dans la tourmente des taches solaires financières.

 3 Pour mémoire, le PIB français est d’environ 2 000 milliards d’euros.

5. Monétiser les dettes et revaloriser le pouvoir d’achat des Européens

Le Traité de Lisbonne interdit de monétiser directement les dettes publiques des États (i.e., sans passer par les marchés) par crainte d’une poussée inflationniste. Mais pourquoi avons-nous été si réticents à courir ce risque pour sauver un État, alors que nous l’avons fait pour les dettes bancaires, largement monétisées en 2008 ? Un État vaudrait-il moins qu’une banque ? Ensuite, pourquoi l’inflation est-elle tenue pour le plus odieux des crimes ? Nos amis allemands sont traumatisés par l’hyperinflation de la République de Weimar : ne voient-ils pas, cependant, que laisser mettre en péril la crédibilité de la zone euro, à l’heure où le nationalisme d’extrême droite redresse la tête dans toute l’Europe, c’est précisément lui ouvrir un boulevard ? L’autre motif de l’interdit antiinflationniste, c’est que nous sommes enlisés, depuis trois décennies, dans une déflation salariale qui rendrait toute flambée des prix intolérable. Aujourd’hui les salaires réels des ménages français et allemands sont inférieurs à leur productivité parce que nous avons fait le pari de la compétitivité à l’égard des pays du Sud. Or ce pari, qui coûte si cher aux salariés allemands et qui explique leur réticence à « payer pour la Grèce », est d’ores et déjà perdu : les pays émergents substituent déjà leurs produits domestiques aux importations européennes 4.

Augmenter le pouvoir d’achat
Compte tenu de l’explosion du prix du pétrole dans moins de quinze ans (qui devrait enchérir considérablement le coût des transports)5 et des contraintes climatiques (qui devrait nous contraindre à renoncer au « toutpétrole »), il est illusoire de croire que nous pourrons concurrencer le dumping salarial du Sud en inondant le marché chinois avec nos produits afin d’ouvrir un nouveau sentier de croissance européenne. Celleci ne peut dépendre que de notre demande interne, donc de la hausse du pouvoir d’achat des classes moyennes européennes – tout le contraire du plan d’austérité exorbitant que Bruxelles et le FMI imposent aujourd’hui à Athènes, avant, que la France et l’Allemagne ne l’exigent de l’ensemble de la zone euro, dans l’espoir de « rassurer » des marchés pris de panique. De tels plans aggravent la déflation salariale dont l’impact déprimant sur le pouvoir d’achat avait motivé un recours massif au crédit à la consommation dont nous savons, désormais, la toxicité. Revaloriser le pouvoir d’achat des classes moyennes provoquera de l’inflation : Olivier Blanchard, l’économiste en chef du FMI, ne vient-il pas d’inviter l’Europe à consentir à une inflation annuelle de 4 % ? Elle permettrait justement d’alléger la charge des dettes publiques.
En outre, tous les analystes s’accordent aujourd’hui pour reconnaître que le risque de poussée inflationniste est nul sur les trois ou quatre prochaines années à venir dans la zone euro (du fait de la « déprime » des ménages et des entreprises). Ce qui veut dire que l’épouvantail de l’inflation est agité, aujourd’hui, à tort par ceux qui sont opposés à une monétisation des dettes souveraines. En effet, la BCE et la Federal Reserve ont imprimé l’équivalent de 2 000 milliards d’euros supplémentaires entre 2008 et 2009, soit 10 % du PIB cumulé Etats-Unis Europe : cela n’a pas provoqué d’inflation. Il en va de même au Japon où, depuis vingt ans, en dépit des sommes inouïes injectées par la Banque Centrale, en dépit des plans de relance inédits mis en œuvre par l’État, les prix continuent de baisser, la demande reste faible, le chômage massif (pour le Japon).

Le risque social
En revanche, si l’argent que la BCE créera pour racheter les dettes publiques sur les marchés ne sert pas à renforcer la demande « verte » des ménages européens, elle viendra gonfler le bilan des banques. La rigueur budgétaire imposée à toute la zone euro, si elle s’accompagne d’une stagnation ou d’une baisse des salaires, est la promesse de « décennies blanches » semblables à celles que connaît le Japon depuis le début des années 1990. Pire, elle pourrait provoquer un ajustement social extrêmement violent comme celui que les plans du FMI ont fait subir à l’Amérique Latine dans les années 1980. Cela reviendra à faire payer aux ménages le sauvetage des États, de l’euro et… des banques (détentrices de dettes publiques) qui vient d’être opéré. Les marchés, pour une fois, ne s’y sont pas trompés en saluant si chaleureusement cette décision le 11 mai ! De ce point de vue, la décision qui vient d’être prise, par exemple, par le gouvernement espagnol (réduction de 5 % des salaires des fonctionnaires) me paraît une très mauvaise idée. C’est exactement le type de mesure qui peut nous entraîner dans une spirale déflationniste où certes, les prix baisseront, ce qui est à première vue une bonne chose, mais où la zone euro tout entière a toutes les chances de stagner avec une croissance nulle et un chômage massif – 20 % en Espagne !
La position que je défends ici, à savoir que le plus important serait aujourd’hui de revaloriser les salaires, est peu répandue dans les médias mais adoptée par un certain nombre d’économistes qui ont « du poids » dans la communauté, tels que Patrick Artus, JeanLuc Gréau, Alain Grandjean…

Gaël Giraud, jésuite, économiste, CERAS, CNRS, École d’Économie de Paris.
 


4 Cf. P. Artus, Flash Natixis 502, nov. 2009 et 133, mars 2010.

5 En 2025, au plus tard, la demande quotidienne de pétrole devrait vraisemblablement excéder le maximum technique que nous serons en
mesure de produire environ 100 millions de barils/jour. Aujourd’hui, la production est de 90 millions de barils/jour, cf. G. Giraud « Le plein, combien de temps encore ? » La Croix, 15 décembre 2009.

Brève bibliographie :

  • Vingt Propositions pour réformer le capitalisme, G. Giraud & C. Renouard, dir, Flammarion, (2e ed. mai 2009).
  • « Le plein, combien de temps encore ? » G. Giraud, La Croix, 15 décembre 2009.
  • « Monétiser les dettes, c’est bien, augmenter le pouvoir d’achat, c’est mieux », G. Giraud, Les Échos, 14 mai 2010.
  • « Le cas Goldman Sachs », G. Giraud, La Croix, 18 mai 2010.
  • « La dette grecque interroge la zone euro », G. Giraud, Projet, mars 2010.
  • « Comment réformer le capitalisme ? » (G. Giraud & C. Renouard), Études, janvier 2010.  

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