Quelle place pour le non-marchand ?
Au § 30 de l’Encyclique Laudato Si’, le Pape François, parlant de l’eau, regrette la « tendance croissante, à certains endroits, à privatiser cette ressource limitée », et à la « transformer en marchandise sujette aux lois du marché ». Mais il n’y a pas que l’eau qui se trouve « marchandisée » au XXIème siècle.
En effet, il faut se rappeler qu’au siècle dernier, jusqu’aux grands mouvements de dérégulation des années 80, la plupart des facteurs de production, ce qu’on appelle aujourd’hui le capital financier, le capital humain, le capital client, le capital industriel, le capital naturel et le capital intellectuel, n’étaient pas intégralement soumis aux lois du marché. Sur le plan financier, la monnaie était gérée par le pouvoir politique et donc à l’abri des mouvements marchands. Les grandes banques étaient en grande partie nationalisées, et le financement de l’économie était administré par des institutions étatiques (le Crédit national, le Crédit foncier, le Crédit Agricole, le Crédit d’Equipement des PME, le Crédit Hôtelier…). Sur le plan social, les salariés, victimes de l’illusion monétaire, pensaient que leurs salaires augmentaient, alors même que l’inflation était forte. En contrepartie, soutenus par des syndicats puissants et un Etat fort, ils obtenaient de nombreux droits collectifs. Sur le plan commercial, les pouvoirs publics se préoccupaient peu des pratiques anticoncurrentielles. Sur le plan industriel, le contrôle des investissements directs freinait les délocalisations, et l’Etat menait une action forte d’aménagement du territoire qui permettait aux entreprises de bénéficier de nombreuses infrastructures. Sur le plan environnemental, en n’émettant quasiment aucune loi de régulation ou de diminution des pollutions, et en développant les colonies, les pouvoirs publics contribuaient à la réduction du coût de production des biens et services. Enfin, l’idéologie dominante était favorable aux entreprises (on parlait plus volontiers de « capitaines d’industrie », que de « capitalistes »).
Avec la suspension de la convertibilité or-dollar, et l’avènement du flottement généralisé s’est instauré une évaluation permanente des monnaies en fonction des performances générales des systèmes économiques sous-jacents, et en particulier de la rentabilité du capital accumulé par ces économies. Simultanément le choc pétrolier a marqué la fin de l’esprit colonial et de la rente environnementale, et les exigences de rentabilité des fonds de pension ont signé la montée en puissance des retraités. Enfin, l’économie en général, et la finance en particulier, ont été fortement dérégulées (fin du contrôle du crédit et des taux d’intérêts, privatisations, libéralisation des produits financiers…), le droit de la concurrence renforcé, et l’inflation maîtrisée. Simultanément tous les facteurs de production ont donc été entièrement « marchandisés», et l’entreprise s’est retrouvée sous pression sur tous les plans (financier, social, commercial, industriel, naturel et … intellectuel). Comment desserrer aujourd’hui toutes ces contraintes, accentuées par la mondialisation, qui aboutissent à l’individualisation du social? Par un retour à un Etat fort, seul susceptible de faire reculer les forces du marché ? Par une plus grande flexibilité ? Par une réflexion sur la place du non-marchand ?
Tout est lié, « l’intime relation entre les pauvres et la fragilité de la planète ; la critique du nouveau paradigme et des formes de pouvoir qui dérivent de la technologie ; l’invitation à chercher d’autres façons de comprendre l’économie et le progrès ; la valeur propre de chaque créature ; le sens humain de l’écologie ; la nécessité de débats sincères et honnêtes ; la grave responsabilité de la politique internationale et locale ; la culture du déchet et la proposition d’un nouveau style de vie » (§ 16). Tout est lié, les tensions qui s’exercent sur le capital naturel sont les mêmes que celles qui pèsent sur les autres capitaux, à commencer par le capital humain. Néanmoins, sur le plan environnemental, l’avènement des énergies renouvelables et de l’économie circulaire montrent que l’on peut sortir du dilemme entre le « tout Etat » / collectivisation, et l’individuation / flexibilisation. Plus globalement, le mouvement en faveur de la Responsabilité Sociétale de l’Entreprise (RSE), qui permet notamment de redéfinir la place du non-marchand dans l’économie, est une forme de résistance à la rationalité instrumentale, celle « qui fait seulement une analyse statique de la réalité en fonction des nécessités du moment » (§ 195), et contraint les acteurs sociaux à abandonner leur sens de l’éthique.
Jérôme Courcier, Responsable RSE dans une banque