Pas de vagues, film de Teddy Lussi-Modeste et Borgo, film de Stéphane Demoustier
Fiche de l’Observatoire Foi et Culture du 24 avril 2024, OFC 2024, n°17 sur Pas de vagues, film de Teddy Lussi-Modeste et Borgo, film de Stéphane Demoustier
Être à sa place
Deux films français sortis sur les écrans des derniers jours offrent de belles représentations de certains des troubles que connaît notre société. Il s’agit de Pas de vagues de Teddy Lussi-Modeste et de Borgo de Stéphane Demoustier. Les deux milieux qui y sont dépeints sont l’école et la prison. Au risque d’opérer des rapprochements trop rapides, ces deux films mettent au centre de leurs intrigues deux figures d’autorité : un professeur de collège et une surveillante de prison. Les films racontent comment la violence va se développer jusqu’à devenir incontrôlable. Mais, ce qui a retenu mon attention, ce sont les erreurs commises par l’enseignant et la surveillante dans leur manière d’exercer leur autorité. L’un comme l’autre ne savent pas garder la distance qui serait nécessaire, avec les élèves d’une part, avec les détenus de l’autre.
Dans Pas de vagues, expression que l’on entendra dans la bouche du censeur du collège lorsque les premiers troubles se manifesteront, un jeune professeur de français, interprété par François Civil, cherche, et c’est naturel, à intéresser ses élèves, mais aussi à nouer avec eux des relations presque amicales. Au bistrot du coin, il leur paye des consommations et des hamburgers. Commentant les métaphores du poème de Ronsard Mignonne allons voir si la rose, il s’adresse à une élève en parlant, sans volonté de propos déplacé cependant, de son physique. On mesure la gêne de l’élève, les réactions des autres élèves et ainsi de suite. La jeune-fille ira jusqu’à dénoncer son professeur pour harcèlement. Le grand frère, guère diplomate, s’en mêle, et la violence ne va faire qu’empirer.
Dans Borgo, Mélissa, jouée par Hafsia Herzi, s’installe en Corse avec ses deux enfants et son nouveau compagnon. Elle est affectée dans la prison de Borgo après avoir été à Fleury-Mérogis. Dans le service ouvert où elle est envoyée, les détenus sont corses et appartiennent à divers clans de l’île. Elle gagne leur confiance – elle reçoit le surnom d’Ibiza, les amateurs de Julien Clerc comprendront –, noue des relations de respect avec eux, jusqu’à rendre de petits services, comme fournir des cigarettes, et jusqu’à un plus grand service qui la conduira à se faire complice d’un règlement de comptes entre clans maffieux (le film est inspiré d’une histoire vraie ; la surveillante sera traduite dans les prochains mois devant les tribunaux).
Ces films ont en commun de montrer comment la distance qui aurait dû exister entre le professeur et les élèves, la matonne et les détenus n’a pas pu s’installer. Certes, on peut en saisir les intentions, généreuses, naïves, instaurer un climat de confiance, voire d’amitié. Surtout, ce qui est sous-entendu c’est la difficulté de ces deux personnages à supporter de ne pas « être aimés », de n’exister qu’en fonction du rôle social qui aurait dû être le leur, pour préférer des relations de personne à personne. Le souligner peut être paradoxal pour un chrétien… pourtant, sous prétexte de meilleures relations, elles ne pourront que se détériorer. Sans capacité à accepter les distances, d’âge, de sexe, de fonction, de profession, c’est la justesse des relations qui est en jeu et se pervertit.
Des psychologues ont montré combien ceci s’exprime avant tout dans la sphère familiale, les parents craignant de ne pas être « aimés » de leurs enfants perdant toute capacité à leur dire « non ». Ceci peut aussi se manifester dans l’Eglise. Un évêque doit assumer de ne pas être l’ami des personnes auxquelles il est envoyé. S’il vient d’ailleurs, d’un autre diocèse, ce n’est pas sans raison. Au cœur de tout cela, il y a l’insécurité affective qui marque notre époque et conduit tant et tant à quémander des signes d’affection, de reconnaissance, bien entendu toujours insuffisants. La rançon de telles attitudes est de développer ce à quoi on prétend, de mauvaise manière, remédier : insatisfaction, quête sans fin de signes d’attention, et surtout expressions plus ou moins marquées de violence.
Le philosophe Gilles Lipovetsky a consacré un libre à ce sujet, Plaire et toucher. Essai sur la société de séduction. Gallimard, 2017. Ce court extrait éclaire notre propos. « Avec la seconde modernité, les stratégies de séduction, désormais omniprésentes, fonctionnent comme des logiques structurantes de la société économique et politique, ainsi que de l’ordre éducatif et médiatique » p. 16. Dans l’éducation, « un nouveau paradigme s’impose, qui substitue à l’autoritarisme à l’ancienne un modèle à base de compréhension, de plaisir, d’écoute relationnelle. La visée centrale n’est plus de discipliner les comportements de l’enfant, mais de réaliser son épanouissement, son autonomie, son bonheur. La vie politique est également reconfigurée par l’éthos et les dispositifs séductifs. Marketing politique, info divertissement, médiatisation de la vie privée, vedettarisation des leaders : autant de stratégies qui s’attachent à capter l’attention des citoyens, à s’attirer la sympathie d’une large partie du corps électoral » p. 17. Tout ceci a changé le monde : « s’est mis en place un nouveau mode de structuration de la société marqué par la suprématie de l’économie de consommation et de l’individu autocentré » p. 17.
Lorsque la séduction domine les relations, lorsque les justes distances peinent à s’établir, la frustration se développe ainsi que les violences, combien ceci résonne avec l’actualité. Le risque serait de n’y trouver réponse que dans des appels à la sanction. On agit, et ceci est sans doute nécessaire, sur les phénomènes, mais en négligeant les causes. A leur sujet, on revient toujours à l’insécurité intime, affective, existentielle, que l’on exerce l’autorité ou qu’on y soit soumis ; mais il y a aussi l’incapacité à supporter toute limite, toute frustration aussi, et ceci est loin de ne concerner que les jeunes ou les milieux les moins cultivés. L’emprise du numérique et des réseaux sociaux ne pourra que développer de tels travers, flattant le regard sur soi. J’en suis persuadé, avec les réseaux, on ne pactise pas, parce qu’on ne les maîtrise pas… le seul choix est de n’y mettre jamais ni la main ni l’œil. Comme pour le tabac, n’y jamais goûter c’est se préserver d’un combat de sevrage qui sera extrêmement difficile.
Ces réflexions ne sauraient faire oublier deux films français pourvus de belles qualités, d’interprétation bien entendu, j’ai mentionné les acteurs principaux, d’écriture aussi, de mise en scène pareillement. On préférera ici Borgo qui sait proposer une assez juste image de la vie en détention. Pour qui n’a jamais franchi les barreaux, le film peut aider à dépasser les visions souvent caricaturales qui sont véhiculées sur la zonzon.
+ Pascal Wintzer, OFC